4. Le coup du bâton

J’aurais tellement de conseils à vous donner. De la traversée du Golden Gate, à pied, jusqu’au point de vue sur San Francisco, inoubliable, de la colline qui surplombe Sausalito, la Tioga pass, Furnace-Creek, Zabrisky-point, dans la vallée de la Mort.

Nous en reparlerons car vous ne pourrez pas descendre au Colorado en juillet, la température dépasse les 40 degrés au fond du Canyon, sauf si papa a encore quelques petits sous pour vous acheminer en hélico dans la vallée d’Havasupaï, sous une cascade grondante et tiède, dans les grandes vasques bleu turquoise, identiques à celles de Pammukale. Vous prendrez le bain de votre vie et vous apprendrez à connaître la caresse incomparable des antiques Dieux indiens, ces Dieux d’un autre monde qu insensibles à l’écoulement des siècles, continuent imperturbables de rêver sous les frondaisons des trembles d’Amérique. C’est ainsi, et je vous le dis parce que je les ai vus.

Et maintenant il est temps d’envisager la conclusion.

Il faut toujours une conclusion, n’est-ce pas ? Trois semaines plus, tard on roulait vers l’aéroport de San Francisco. Un peu énervés, il faut d’abord nous séparer de la superbe Pontiac de location, rouge sang de bœuf. La seule voiture dont je sois carrément tombé amoureux. Arrivés au comptoir « Hertz rent a car », infiniment troublés, nous nous quittons, la voiture et nous.

Vite, nous chargeons les bagages dans une navette qui, en cinq minutes, nous dépose aux douanes de l’aéroport. Formalités vite expédiées, nous voici en salle d’attente avant le décollage dans environ trois quarts d’heure …

J’arpente, fort décontracté, la salle d’attente quand soudain…

Nom de Dieu de Nom de Dieu !

Martine : « Que se passe-t-il ? »

Moi :  » Mon bâton ! »

Martine : » Tu l’as oublié à l’hôtel ! »

Moi : « Non, non, non, je l’avais à la main. Je l’ai laissé dans la navette ! »

En dépit des vociférations de ma femme (« On va rater l’avion, tu es fou »), je me rue hors de l’aéroport vers le terminal des navettes. Ouf ! En voici une ! Quelques passagers en débarquent. Je saute à bord, coup d’oeil circulaire. Rien, absolument rien ! Le temps passe. Ah enfin, voici une seconde navette. Toujours rien. Et Martine qui doit s’énerver en salle d’attente ! Bon sang de bon sang !

Une troisième navette, une quatrième, pas la moindre trace d’un bâton !

C’est foutu, encore dix précieuses minutes d’écoulées. Vais-je me décider à repasser la douane ? Le chauffeur de la quatrième navette, perplexe, regarde sans comprendre mon désarroi ! « Pardon Monsieur, l’aéroport est desservi par combien de navettes ? Exactement cinq, Monsieur, elles se succèdent toutes les dix minutes. »Cinq navettes, j’en ai vu quatre, tant pis je vais jouer le tout pour le tout et attendre la dernière.

La dernière navette !

Enfin la voici qui arrive. Je monte à bord, comme dans un rêve. C’était il y a trente ans ! Tant d’années après, je vois encore mon bâton abandonné dans un coin, à l’arrière du dernier véhicule.

Achille retrouvant Patrocle ! C’est vrai qu’entre eux, il devait y avoir aussi une histoire de bâton ! Et moi, je ne vois que LUI, et je l’empoigne en écrasant, au passage, les orteils d’un Américain. Oui ! Je sais, c’est ridicule mais j’avoue que, fétichiste en diable, j’ai intensément vécu cette minute de joie !

Je galope maintenant vers le bureau des douanes, soudain affligé d’une claudication impressionnante, passage de la Bérézina. Avec les Américains il faut naviguer dans l’outrance. En effet, je me méfie. Quand ils vont apercevoir un furieux brandissant un « Penn-Baz », sorte de gourdin ferré, manifestant l’intention de grimper dans un de leurs Boeing… Boeing ! Boeing ! Je les connais, ils vont sûrement trouver que ça fait désordre.

Et ça ne loupe pas : « Où sont vos bagages, quel est cet instrument ? »

J’explique que j’ai une vilaine séquelle de fracture de cheville, que je ne peux pas me déplacer sans l’assistance de cette béquille, que je souffre en permanence, que je prends de la morphine, plein de morphine, que je vais dans la minute me casser sûrement la gueule, privé de ce bâton ! Sous le coup de l’émotion, je me sens prêt à leur avouer que c’est bien moi qui ai jadis cassé le vase de Soisson, que je suis le descendant du Masque de fer. Debout sur une jambe comme un marabout du Zambèze, je les regarde palper mon bâton, qu’ils vont inspecter longuement, triturer comme des maniaques, pour enfin le radiographier.

Avant, fort civilement mais comme à regret, e me laisser repartir, boitant d’anthologie, le visage crispé par la douleur, style Jésus montant au Golgotha-Echelle de coupée.

Il était temps : J’allais prendre la décision de finir mes jours à San Francisco. Avec mon bâton ! Martine m’attendait, stoïque, la dernière dans le salon d’attente où l’appel avait eu lieu depuis quinze minutes ! Adieu le Grand Canyon, que je quitte bâton à la main. Le granit de Zoroastre sera mis de côté pour votre retour, mes enfants.

J’en avais aussi rapporté quelques échantillons, very forbidden! my dear !

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