Le 6 octobre 1941, son superbe char Tigre est immobilisé par un ennui mécanique. La bataille fait rage et cette immobilité forcée le transforme en cible idéale. Douze chars d’assaut T-34 lourds soviétiques, suivis de l’infanterie sibérienne d’accompagnement, s’approchent pour lui porter le coup de grâce. Et c’est là, dans la grande plaine d’Ukraine, que pour la première fois, l’Aigle va donner toute la mesure de son art. Otto Carius va monter sur la scène, accompagné de son quatuor. C’est le Herbert von Karajan de l’arme blindée. Non, pas de violon, pas d’alto ni de violoncelle mais le conducteur, le pointeur, le radio et le chargeur. Sa baguette de chef d’orchestre fait six mètres cinquante. C’est son canon de 88 KwK36, muni d’un frein de bouche à double déflecteur pour limiter le recul de la pièce.
Avez-vous déjà vu une aussi majestueuse baguette ? Le Kapellmeister ne s’incline pas devant son public, non, il n’en a pas le temps. « Ce qu’on refuse à la minute, aucune éternité ne le rend ». Herbert von Karajan joue sa peau. Si le public n’est pas satisfait de sa prestation, il sera immédiatement abattu et saigné. La mort en effet se tient derrière lui et, en permanence, il sent son souffle glacé sur la nuque. Mais a-t-il seulement peur ? Au combat, un homme peureux est un homme mort. Le courage en impose plus qu’il n’expose. La mort, elle aussi, se laisse intimider mais il faut la regarder bien en face. Alors, ça peut paraître invraisemblable mais, d’instinct, je dirais qu’il éprouve non pas de la peur, sans doute plutôt un peu de trac, comme tous les grands artistes, lorsqu’ils montent sur la scène après les trois coups du brigadier et le lever de rideau.
Que dire encore ? Le lieutenant Carius a tout juste vingt-et-un ans. Il est « The right man in the right place » comme il ne le sera jamais plus, tout au long de sa si longue existence. Le combat rapproché va durer à peine plus de trente-cinq minutes.
Avec une prodigieuse détermination et un sang-froid hors du commun, le «tueur de chars», sur sa machine immobilisée, sait qu’il n’a plus rien à perdre mais, perdu pour perdu, il va vendre sa peau le plus chèrement possible.
Alors il approvisionne, il charge, il vise posément et il tire. Entre deux impacts, qui ébranlent son propre tank sans en entamer le blindage de manière significative, toujours la qualité légendaire des véhicules allemands, son calme et sa précision se révèlent littéralement diaboliques. Sans perdre une seule minute, économisant le moindre geste superflu. « Objectif en acquisition à 45 degrés sur la droite ! »
Un peu comme on effleure les touches avant de lancer les premières notes, Carius fait pivoter la tourelle, joue un bref instant de ses longues mains blanches et interminables de pianiste. Sur son clavier, pas de touches mais quatre caisses de quatre-vingt-douze obus Panzergranate 39APBC Panzergranate 40 L Panzergranate Heat perçant 90 mm de blindage. Il en sélectionne un, au tungstène, approvisionne, ajuste, tire posément son projectile et il fait mouche, devant son équipage impressionné. Trente-cinq minutes, pas une de plus, viennent de s’écouler comme l’éclair autour du fauve d’acier blessé et immobilisé, mais qui n’a pas subi de dommages majeurs.
Dix blindés soviétiques T-34, qu’il vient de pulvériser, crépitent et flambent autour de lui avec leurs équipages. Les deux derniers ont pris la fuite. Le buste hors de la tourelle du char, Heinz Kramer, le meilleur pointeur connu de l’arme blindée, ajuste et décime les assauts désespérés et furieux de l’infanterie sibérienne d’accompagnement, à la mitrailleuse lourde M.G.34 Maschinengewehr.
La flotte de blindés du Reich arrive enfin à la rescousse. L’impétuosité des Sibériens qui suivaient les chars T-34, s’achève en carnage. Qui n’a pas vécu ces heures sur le front de Léningrad ne sait pas comment l’infanterie soviétique peut attaquer et mourir.
Assis sur son char d’assaut, son éternel demi-sourire aux lèvres, pendant que les mécaniciens s’affairent sur son blindé et réparent la chenille défectueuse, Otto Carius se roule une petite cigarette. Il a entendu dire que c’était bon pour l’asthme !
Le 17 mars à l’ouest de Narva, alors que les Russes cherchent à reprendre l’Estonie, il va rééditer son exploit et anéantir au canon de 88 douze T-34 et deux super-chars Klim-Vorochilov, visant toujours avec précision le tendon d’Achille du blindé, la plage arrière et la base de la tourelle.
Le 2 décembre, il est blessé à la tempe, juste au moment où, d’un seul obus, Heinz Kramer vient d’abattre un avion soviétique de reconnaissance. Le 21 avril, lors d’une accalmie sur le champ de bataille, il veut fumer une cigarette dans la tourelle de son blindé, son pointeur est en caisse, il va se pencher vers lui pour lui demander du feu. C’est à ce moment- là qu’une bombe frappe le char en explosant la tourelle. S’il ne s’était pas penché, deux secondes avant, vers la caisse, Otto Carius aurait été sectionné en deux. Il s’en tire avec quelques égratignures. Qui a dit que la cigarette ne pouvait pas sauver un homme ?
Le 4 mai, c’est quand même à l’hôpital qu’il reçoit la Croix de Fer avec les feuilles de chêne. Il souffre encore d’une crise d’asthme ! Dès le début juin c’est le départ pour le golfe de Finlande et l’Estonie.
Narva marquait la frontière de l’ancienne Europe et de l’Asie slave. Des deux côtés de la petite rivière qui coupait la ville se dressaient les deux mondes : sur la rive occidentale était planté le vieux château crénelé des Chevaliers teutoniques tandis que, juste en face, au-delà de l’eau, la ville russe étageait les oignons verts de ses églises orientales. Le Troisième Corps Germanique, dans lequel les Allemands n’étaient qu’une minorité, assurait la garde de ce verrou, qui avait bien failli sauter au mois de juillet 1944. Plus de mille chars russes avaient été détruits au cours de combats forcenés. Les Légions de Volontaires Européens avaient été saignées à blanc. Un des deux régiments hollandais avait sauvé en tout une vingtaine d’hommes sur trois mille. Les autres, encerclés pendant plusieurs jours, s’étaient fait massacrer sur place. L’offensive des Soviets avait échoué : le troisième corps avait seulement cédé une quinzaine de kilomètres en tout.