J’avais jadis deux prestigieuses montures que je m’efforçais d’équilibrer en affection. Satan, bien sûr, mon destrier noir de Taïohaè que, sur ma selle mexicaine, je lançais dans des galops de folie sur la grande plage marquisienne de Pahatéa, mais aussi une autre, qu’il m’arrivait régulièrement de monter à Papéari.
D’un comportement plus ombrageux, dès que je tentais de caresser sa nuque, elle rentrait la tête dans les épaules, en émettant un soufflement furibard. Moins d’une demi-heure plus tard, rassasiée de concombres, de laitues, et même parfois d’une mangue découpée en quartiers, elle finissait enfin par tolérer sur son dos mes 80 kilos.
Ainsi, à une vitesse moyenne de 3 km/h, nous commencions l’exploration du sous-bois entre d’énormes racines de mapé. Nous avions devant nous les bois Tabou de la vallée. Sous l’ombre épaisse des arbres à pain sacrés, il régnait un crépuscule solennel, un demi-jour de cathédrale. L’effrayant génie de la religion païenne semblait y méditer en silence et projeter son maléfice sur tout ce qui l’entourait.
Ce matin, 12 janvier 2018, je viens d’apprendre sa disparition ? Peut-on vraiment dire prématurée ?
Té Ara Tapu (Le veilleur des temps) était arrivée à Tahiti en 1929 à bord du shooner Marie Pinchaud. Elle mesurait un mètre cinquante et pesait deux cents kilos.
On a dit d’elle qu’elle était la troisième créature vivante de la planète
Quand je partis, elle émit le violent désir de me ramener elle-même à l’aéroport de Faa! Peut-être sa marraine, Mareva Nordhoff, avait-elle inventé ça pour me consoler. Imaginez, venir de Papeari à Faaa à la vitesse de pointe de 3 km/h.
Te Ara Tapu était l’une des plus vieilles créatures vivantes de la planète.
Adieu à toi, mon veilleur des temps.