« Mais que donc hantiez-vous si loin, qu’il faille encore qu’on en rêve à en perdre le vivre?» (Saint-John Perse)
Reçu à mon examen d’officier avec le rang très honorable de 229e sur 229, j’étais donc le seul à n’avoir guère le choix de mon affectation. Les premières places, très convoitées : médecin affecté à la caserne de la porte Clignancourt, médecin de la caserne de la place Balard, les premiers reçus se les étaient arrachées et je vois encore ces grands aventuriers annoncer à leurs proches : – Tu te rends compte, je n’ai même pas à changer de métro pour rentrer chez moi !
Pour les vingt derniers infortunés, il ne restait guère que Reggane ou In-Ecker au Sahara… et la Polynésie. Je revois un candidat, vultueux et hagard : – Ma chérie, il ne reste plus que le Sahara et Tahiti, que dois-je prendre ? -Tu prends le Sahara, c’est quand même plus près.
Il faut préciser qu’après sept années ou plus de faculté, la plupart d’entre nous avait déjà convolé en justes noces, certains étaient même pourvus d’enfants dont la marmaille animait chaque soir le restaurant universitaire, et la perspective d’imaginer les géniteurs prendre le large pour un an, livrés aux cohortes de consolatrices parfumées et bénévoles, baignant leurs divins appas sous de tièdes cascades, constituait pour les épouses une image réellement préoccupante.
C’est donc dans ces affligeantes circonstances que l’infortunée lanterne rouge de la promotion 1966 de l’école d’officiers-médecins de Libourne se vit offrir par la République une année de séjour émerveillé, aux frais du contribuable, au pays des beaux Maoris et des vahinées harmonieuses.
Et voilà, la partie était donc gagnée, me direz-vous. Eh bien non, nous n’en étions qu’aux prémices, le chemin des merveilles restait semé d’embûches, ad augusta per angusta.
– Cher confrère, bienvenue au Paradis! Le colonel Martin, chef du service de santé du Pacifique, affichait un vaste sourire enflammé, enthousiaste et chaleureux, tout en me gratifiant d’une poignée de mains, mais de celles qu’on réserve aux vieux amis, perdus de vue depuis vingt ans dans une rizière de Luang-Prabang.
La dose de whisky matinale, peut-être exagérément dosée, la lui faisait jouer quelques octaves au-dessus de la norme et je sentais venir le traquenard. J’étais en Polynésie, certes, mais si j’étais venu si loin pour y gîter au sein d’un hôpital militaire, claustré pour un an dans des relents de teinture d’iode, avec ses gardes de nuit, le jeu n’en valait pas la chandelle. Je pressentis en conséquence, que la grande séance des aveux était venue.
L’oeil penaud et contrit du pénitent vêtu de bure qui, certes le cœur lourd, se résout enfin à avouer toute l’étendue de sa faute, je lui déclarai donc que, bien entendu, j’avais étudié la médecine pendant six ans mais, après avoir constaté douloureusement que ce métier n’était pas du tout situé à mon faible niveau, ce que confirmait mon rang à l’examen, je m’étais depuis deux ans orienté vers l’océanographie que j’étudiais à la faculté de Brest.
Bien sûr, ma présence au sein d’une structure hospitalière pouvait, a priori, ne pas nuire gravement aux malades qui s’y trouvaient alités mais, cependant, le risque ne pouvait pas être complètement exclu et nécessitait d’être pris en compte.
La tête du colonel déjà rubicond, m’entendant débiter toutes ces balivernes d’un ton lugubre, était à payer sa place. Il me fit remarquer qu’il avait demandé treize médecins à la métropole et qu’il ne lui en restait plus que douze, que le prix du voyage, trop élevé, excluait mon retour immédiat à Paris-Villacoublay mais qu’il allait voir le parti qu’il allait pouvoir éventuellement tirer de moi.
Nous nous quittâmes sur une ultime poignée de main tiède et molle, presque inconsistante et flasque, avant de tourner les talons. C’était Wellington et Blücher à la ferme du mont Saint-Jean.
C’est ainsi que, trois jours plus tard, je prenais le poste de chef de mission du Service Mixte de Contrôle Biologique à Mahina, dans le service du médecin-colonel Nabholtz, où m’était dévolu un champ d’action grand comme l’Europe, qui s’étendait de l’archipel des Marquises aux îles Touamotous, en passant par les Australes et les Sous-le-Vent.
Avec Mara, mon chauffeur, Tekurio, Tehina, Pupure et toute mon équipe de plongeurs polynésiens, nous n’avions pas l’intention de nous ennuyer, car cette fois nous tenions le Paradis bien en main et nous étions sur le Rocher, mordus par la merveille et saisis par l’émerveillement.