J’avais autrefois un vieil ami qui vivait à Moscou et qui, grâce à ses occupations souterraines, fréquentait beaucoup la « Nomenklatura ». Je l’avais totalement perdu de vue mais voici qu’un jour, on demande à ma sœur, employée par Air-France où elle faisait fonction d’hôtesse de l’air, de s’occuper tout particulièrement d’un V.I.P. au cours d’un vol Paris-Moscou.
L’homme affable et sympathique, généreusement nourri au sein de Dom Pérignon, apprend au cours de la conversation que ma sœur Catherine est bretonne. Et de lui raconter tout de go :
- J’ai un ami en Bretagne, figurez-vous. S’il est rentré du Pacifique, il doit habiter un tout petit village de Cornouaille mais vous ne devez pas connaître, ça s’appelle Pont-Croix.
- Si je m’en souviens bien. Je l’ai quitté il y a fort longtemps, dans la baie de Taïohaé aux îles Marquises, alors que je rentrais en France à bord du bâtiment-base : « Le Médoc et, depuis, je ne l’ai jamais revu.
- Je dois en effet le connaître, lui répondit l’hôtesse de l’air, car je pense qu’il s’agit là de mon frère !
Et c’est ainsi que nous reprîmes notre navigation de conserve.
Venu à Audierne il y a environ quinze ans, à la suite de cette rencontre insolite, nous avions, au cours d’une nuit épique, échangé nos souvenirs jusqu’à cinq heures du matin, avant de renouer avec la coutume coloniale de la soupe à l’oignon, ce qui avait plongé ma chère épouse dans la perplexité et l’énervement !
Nous nous étions quittés aux aurores sur une dernière rengaine d’étudiants, qui avait bercé notre vie militaire : « Les marsouins, c’est comme les homards, plus c’est cuit c’est rou-ou-ge, respectez ceux d’la coloniale … » ou « C’est Sanchez… Sanchez qui Bandalez ! ».
Il s’était à nouveau évanoui dans l’infini des steppes glacées et de la taïga sibérienne.
Ce matin, inquiet de mon sort de finistérien cinglé par les interminables tempêtes de suroît, le voilà qui me téléphone comme si on s’était quittés la veille.
Suit une longue conversation, à bâtons rompus, où il évoque, entre autres, les relations sulfureuses de Mikhail Nicolaïevitch Toukhatchevski et de Charles de Gaulle, prisonniers en 1917 au camp d’Ingolstadt. Soucieux de prendre soudain connaissance d’un fabuleux scoop, j’interprète avec nettement trop d’audace.
J’avais cru enregistrer, en effet, que l’infortuné Maréchal, plus tard exécuté par Staline, avait sodomisé notre fortuné général, à titre temporaire…
… Bon ! Bon ! Dans un camp de prisonniers, on peut certes comprendre et fermer les yeux. Faute de grives, on mange des merles, comme on dit. Et puis un accident pouvait vite arriver… Par exemple, de Gaulle un matin, prenant sa douche et se penchant pour ramasser la savonnette. Et Toukhatchevski utilisant à son profit le temps que l’autre perche devait mettre à se déplier. Toukhatchevski saisi d’une pulsion subite… Bref… Non ? Vraiment ? Nitchevo ! Non ! Hélas, emporté par mon enthousiasme, j’avais mal interprété les paroles de mon ami, et imaginé que De Gaulle s’était, l’espace d’une folle nuit, transformé en « grive » de stalag !
Donc, au cours de cette conversation, Pierre-Marie, c’est son nom, me narre cette anecdote savoureuse qu’il me tarde de vous raconter, et qu’il tenait de son vieil ami Youri Vladimirovitch Andropov, prématurément rappelé au Panthéon des Travailleurs et autres Prolétaires.
Andropov, maître de la Loubianka, de Lefortovo et d’autres lieux bucoliques et charmants, puis, si brièvement du Kremlin, Andropov, élève attentionné du grand Félix Dzerjinski qui aimait à dire :« Si vous êtes toujours en liberté, cela ne veut absolument pas dire que vous soyez innocent, mais que nous n’avons pas bien fait notre travail .»
Andropov lui avait donc autrefois raconté ceci, en russe d’abord, ce qui donne encore beaucoup plus de sel à l’anecdote, puis traduit pour ma convenance en français…
Staline, dans l’immédiat après-guerre, réunit au Kremlin, la fine fleur des généraux de l’Armée Rouge. Il y a là, tous les grands chefs sortis de l’académie militaire Frounzé, qui se sont illustrés sur le front contre la Wehrmacht, et face à eux … Josef Vissarionovitch Djougachvili et sa garde prétorienne de la N.K.V.D.
La N.K.V.D. : « Narodnii Komissariat Vnoutrennikh Diel », l’effrayant commissariat du Peuple aux affaires intérieures, la N.K.V.D. créée par un épouvantable Monstre auprès duquel le dragon médiéval de Saint Georges prendrait figure de souris blanche : Guenrikh Iagoda. D’où venait-il celui-là ? Je pose juste la question.
Dix représentants de cette honorable société se tiennent à six pas derrière le dictateur. Tunique de cuir noir, casquette assortie, fusil d’assaut, regard bleu pâle et vide de ces humanoïdes passés experts dans l’Art de tuer. De Tuer ! et encore de TUER. En dignes descendants du Vieux de la Montagne et de ses chers Assassins.
Et d’interroger aussi. On disait à l’époque qu’aucun «suspect» n’avait tenu entre leurs mains plus de six heures sans cracher avec enthousiasme toute sa biographie et celle de ses ancêtres jusqu’à la quatrième génération !
Voici donc Staline, face à ses généraux, qui se lance dans un de ses interminables discours dont il a le secret. Tout à coup, un des assistants lâche un pet sonore et tonitruant, d’autant plus ravageur qu’il avait longtemps été retenu.
Staline s’interrompt et, dans un silence glacé et d’emblée terrifiant, il interroge en foudroyant les officiers de son regard immatériel : « Qui a fait ça ? », demande-t-il d’une voix douce.
Silence de mort qui se prolonge… Le Dictateur se retourne vers ses gardes et ordonne : « Saisissez-vous de l’un de ces malotrus, n’importe lequel, et fusillez-le ! » La Garde Rouge se précipite, agrippe au hasard l’un des officiers et, sans ménagements, sortent le malheureux.
Alors, Staline, l’œil toujours aussi glacial : « Qui a fait ça ? » demande-t-il à nouveau. Et toujours pas de réponse ! « Prenez-en un autre et collez-le directement au poteau ! », ordonne le maître du Kremlin.
Nouvelle cavalcade des gardes, qui empoignent cette fois un colonel rubicond.
Ils le jettent hors de la salle en le traînant devant l’assistance terrorisée ;
Les généraux s’agitent… « Mais il va nous faire abattre l’un après l’autre… Surtout maintenant que la guerre est finie et qu’il n’a plus besoin de nous ! », pensent-ils .
Et Staline de reprendre : « Qui a fait ça ? »
Finalement un général se lève en faisant vibrer ses médailles, métamorphosées pour la circonstance en sonnailles et grelots d’alpages : « C’est moi ! Camarade Secrétaire Général ! »
« Dobre ! Dobre ! Vsio poriadok … C’est bien, c’est bien ! Gueorgui Konstantinovitch », rétorque Staline, « mais désormais, prends bien soin de ta santé et surveille ton alimentation ! »
Et de reprendre imperturbable son discours-fleuve.
A la fin de la réunion, un général se penche vers son voisin et murmure : « Tu vois, il est parfois sévère, mais finalement, il sait aussi être juste ! »