Tout avait commencé par une certaine raideur au niveau des épaules, alors que j’émergeais de ce qui me sembla être une profonde torpeur. Sans doute une ankylose provoquée par l’humidité et le froid. Pendant combien de temps avais-je perdu conscience ? Encore aujourd’hui, je ne saurais le dire. Ma montre-bracelet indiquait deux heures du matin. J’étais étendu sur le dos, allongé sur un sol herbeux et passablement mouillé. Au prix d’un vigoureux effort, je me redressais sur le coude droit et tentais vainement d’identifier mon environnement immédiat
Mais je ne distinguais rien de précis au sein de cette obscurité si dense
Je bougeais bras et jambes, je ne souffrais pas, mais, surtout, je n’y voyais vraiment goutte dans cette nuit profonde où régnait une insistante odeur de terre grasse fraîchement remuée, de métal chaud, de cuir, de graisse d’armes.
En dépit de l’heure tardive, la température restait étrangement douce. Un silence de cathédrale pesait sur ce monde nocturne, silence irréel, matérialisé en arrière-plan par un bruissement léger, indéfinissable, de branches et de feuilles froissées, qui paradoxalement le rendait encore plus oppressant.
Mais où avais-je bien pu tomber ? Mon accoutumance progressive à l’obscurité ambiante me rendit subitement distincte une ombre blanche, fantomatique qui s’avançait vers moi. C’était la blouse du pharmacien, dont le pas devenu soudain alerte me troubla. Et là me revint en mémoire cette fameuse nuit du 16 au 17 mai, nuit fascinante. Dieu ! Cette nuit !
La nuit du 16 au 17 mai, donc, glissa goutte à goutte dans cet extraordinaire silence. A deux heures et demie du matin, les tout premiers frémissements de l’aube s’insinuèrent. Des milliers d’hommes prêts pour l’attaque retenaient leur souffle.
Pas une détonation ne cassait la paix accompagnant la naissance du jour. De lentes lueurs vertes et argentées s’élevèrent à la cime des côtes. Puis un chant inattendu jaillit, par élans brefs, joyeux et passionnés ! Coucou ! Coucou ! Un coucou chantait ! Pour lui tout seul ! Par-dessus cette verte vallée où, dans un instant, le tonnerre allait éclater et où la mort allait surgir, coucou, coucou.
Puis le cri se tut. Le roulement des chaînes des chars d’assaut venait de gronder jusqu’au bout du ciel. 17 mai 1942, trois heures moins cinq. La grande offensive Donetz-Charkow était déclenchée.
Otto n’avait finalement que très peu changé mais, bien sûr, soixante années effacées d’un coup accentuaient encore, s’il en était besoin, son sourire maintenant juvénile mais toujours ironique et affable. Posément, avec application, il sortit de la poche de sa blouse blanche, avant de la dégrafer lentement et de l’abandonner au revers d’un talus de fougères, un calot noir dont il se coiffa. Il était vêtu d’une veste courte de cuir noir à liseré d’argent, d’un pantalon également de cuir et de courtes bottes feutrées, sa main droite se posa soudain avec calme et assurance, mais aussi, comment dirais-je, avec une sorte d’affection émue de jouissance possessive sur le capot d’un mastodonte fumant dans l’aurore.
Le vieux pharmacien apparaissait littéralement transfiguré car ce monstre de 70 tonnes contre lequel il s’appuyait c’était un char d’assaut Tigre Royal, vedette inégalée de son époque. Très exactement le Panzer Kampfwagen VI Tiger Ausfürung Sonderkraftfahrzeug 181. Ce char, d’une très grande finition caractéristique de l’industrie allemande, provenait de cinq usines différentes : la caisse des usines Krupp à Essen ; la tourelle de chez Wegmann, à Kassel ; le moteur de Maybach, à Friedrichshafen.
Quant au long canon de 88, il était forgé par la firme Buckau-Wolf à Magdebourg. C’était le panzer le plus massif aligné par le IIIe Reich sur le champ de bataille. Sa hauteur procurait une meilleure vision de l’environnement immédiat, ainsi qu’un meilleur angle de tir. La forme de la tourelle, très caractéristique, était en fer à cheval, et le chef de char disposait d’un « tourelleau » de forme cylindrique, percé de fentes de vision en verre blindé. Il était surmonté d’un rail circulaire destiné à accueillir une mitrailleuse lourde MG-34 vouée à la défense rapprochée et anti-aérienne.
L’engin accueillait un équipage de cinq hommes, trois en tourelle et deux en caisse. La carrosserie associait d’un seul tenant châssis et tourelle, mise au point par l’ingénieur Ferdinand Porsche. Développant 700 CV de puissance, il pouvait atteindre une vitesse de 38 km/h, ce qui est comparable aux autres chars allemands, mais inférieur aux 55 km/h du char russe T 34.
L’arme principale du Tigre, c’était son long canon de 88, d’une longueur de 6m30, qui propulsait ses obus perforants à 10 km. La trajectoire de ces obus était très tendue, et l’impact d’une très grande précision. A moins de mille mètres, les chances de toucher un char immobile, ou en mouvement dans l’axe de la pièce, étaient proches de 100%. La dotation réglementaire restait à 92 obus.
Cette merveille de cuirassé terrestre provenait des usines Niebelungen, en Autriche. Depuis le fameux char à faux cher à Darius lors de la bataille de Gaugamèles, quelle fabuleuse évolution, quand-même !