Bernard Le Bossé ! Cher et fidèle camarade ! En ta compagnie j’ai eu le privilège de connaître des moments d’exaltation extrême, des heures indescriptibles d’ineffable ivresse, capables à elles seules de justifier toute une existence.
Parfois, quand il m’arrive d’y songer, tous les enivrements d’une vie passée dans la contemplation de la fascinante splendeur des rivages et de la Mer, me remontent au cœur comme la chaleur d’un dévorant alcool.
Mais quand j’évoque ce passé, je découvre cependant combien cet intrépide jeune homme que je fus m’est devenu étranger ! Sa témérité me surprend, on goût de la violence m’étonne. Et pourtant, j’éprouve une invincible sympathie pour ce garçon intolérant qui portait en lui comme une odeur d’orage.
En ce déplorable hiver breton, sinistre à souhait comme le Casino des Trépassés de Tristan Corbière, Bernard guide son éternelle errance, des pagodes de Luang-Prabang noyées dans les forêts du Laos à la défunte et ensorcelante capitale de l’empire d’Annam, Hué ! La féerique !
A la poursuite du Seigneur de la Baie, quand l’horizon pleure sur la ville et que l’aurore déploie sur la Rivière des Parfums, ses Pavillons Ensanglantés.
Hué ! La rivière des Parfums, le mausolée de Gia-Long … l’Empereur Conquérant, ses mystérieuses et secrètes allées de feuilles mortes qui ne mènent nulle part, plongées dans une nuit verte, transparente et éternelle. Oh ! Grands chemins du lointain pays d’Annam, fauves et odorants comme des bêtes.
Rêvons aussi à la troublante magie de ses eaux dormantes constellées d’innombrables lotus, ces étranges fleurs de ténèbres. Rêvons à ces grandes chevauchées de nuages, rumeurs du ciel, eaux mortes. Rêvons à cette invraisemblable douceur de la brise de l’aurore, cette caresse mouillée du matin, si tiède, si humide, si suave, si parfumée. Ce vent divin, fascinant murmure d’une âme évanouie, enivrante haleine d’une Princesse lointaine, d’une Sultane endormie, perdue jadis.
Il connaît tout cela, Bernard, notre pèlerin du pays des Ombres. Lui qui me disait, ce soir, les yeux brouillés d’un rêve inachevé : «Au fond des forêts du Siam, j’ai vu l’étoile du soir se lever sur les grandes ruines d’Angkor».
Il passe, Bernard, il erre au sein même du Paradis Perdu ! Il tient sa place aux Jardins enchantés de Klingsor. C’est son droit car, depuis tant d’années qu’il fraye avec toute la splendeur de la Terre, ne dirait-on pas qu’il l’a apprivoisée, que sa silhouette y est peut-être devenue si familière qu’il a fini par faire partie du cadre ?
S’il n’était soudainement plus là, ne dirait-on pas de lui, comme pour l’émigré de Raiatéa : « Parce qu’il est mort, quelque chose manquera aux Mers du Sud. Là-bas, en scrutant les Soirs, On devinera une absence … Un vide… Ou un passage. Et s’il existe une autre vie de châtiments et de félicités, il lui sera beaucoup pardonné parce qu’il a beaucoup aimé la Mer. »
Le Passage / Jean Reverzy 1954
Un beau jour donc, un jour que je sais, le Grand Architecte trouvera tout naturel de le croiser en Eden, sous l’Arbre de la Science. Bernard s’inclinera comme on lui aura si bien appris à s’incliner à Nagasaki, sur la colline inspirée de Djiou-Djen-Dji. Toujours plus bas, vers le sol d’exquises mousses, jonché de fleurs de cerisier tombées en ce temps-là !
En arrachant ses yeux d’ombre du fond de ses orbites mortes, il lui dira Domine dilexi domus tuae, et locum habitationis gloriae tuae (Psaume 26).
Seigneur ! J’ai tant aimé la beauté de ta maison et l’endroit du monde où s’épanouit ta gloire ! Je te rends mes yeux, car avec eux, tu m’as ébloui de tous les incomparables joyaux de ta Création. C’est par eux que j’ai découvert, extasié, la sublime harmonie de ton œuvre et que j’ai finalement su et compris, enfin, que Tu étais là !