S’il te plaît, dessine-moi les Maldives !
Tout est dit, mon ami ! Et nous arrivons trop tard dans un monde trop vieux ! Une seule solution s’offre à nous : prendre ce qui nous plait chez nos glorieux prédécesseurs disparus et le dévorer gloutonnement afin de tenter de lui redonner une seconde jeunesse. Pourquoi pas ?
J’ai vécu seul ! Sans personne avec qui parler véritablement, jusqu’à ce vol de Colombo en direction des Maldives. C’était il y a bientôt 33 ans. Rien ne s’était cassé dans mon moteur – encore heureux – et comme je n’avais pas avec moi de mécaniciens mais de nombreux passagers, tous italiens, je me préparais à réussir tout seul une semaine d’exploration sous-marine aux Maldives. Mon épouse, enceinte de six mois, m’accompagnait, ainsi que sa mère.
Les autres passagers ! Ah ! Ce n’était pas le Quimper-Paris avec sa faune bigarrée, où vous pouviez ajuster votre ceinture et partager la mini-dinette avec un camionneur transsexuel, un curé fumeur de cannabis, un vrai lanceur de nains, un grand-père ardéchois adepte de l’échangisme, un frère de lait de José Bové, un chercheur de champignons natif de Corrèze, un trompettiste rentré dans les ordres, un véliplanchiste greffé du cœur, que sais-je ?
Colombo-Malé. Le désert des Tartares, des Italiens, rien que des Italiens ! « Tu vois le grand type là-bas à gauche, coté hublot ? Oui, celui qui se fouille les narines de l’index – pas de contestation, Man, j’ai le cliché – eh bien, ce passager n’est pas italien, je dirais même qu’il est français ! » Martine restait dubitative.
Impressionné par cette sagacité intuitive, je me vois encore me lever d’un siège avant coté hublot, gagner l’arrière de l’avion, et m’arrêter devant ce mystérieux passager, installé sur la gauche, lui aussi coté hublot, mais de l’autre bord.
- Pardon, Monsieur, permettez-moi de vous poser une simple question « Etes-vous français ? »
Le monsieur a lentement baissé son journal et un discret sourire extatique de taliban enragé, soudain mis en présence d’Oussama ben Laden dévorant une banane, juché sur un baobab, a insensiblement dénudé deux rangées de splendides incisives. De ces éblouissantes incisives, orgueil d’une solide prothèse dentaire, tout acier, complet haut et bas.
D’une drôle de petite voix, pendant que mes yeux s’arrondissaient en billes de loto et que mon maxillaire inférieur accusait une dégringolade subite de 9,5 centimètres sur l’échelle de Luciano Pavarotti, il articula solennellement, en détachant bien les syllabes, avec le soin méticuleux que l’on prend pour défaire le pansement d’un panaris :
- S’il vous plaît, dessine-moi un dromadaire.
J’ai sauté sur mes pieds comme si j’avais été frappé par la foudre. J’ai bien frotté mes yeux. J’ai bien regardé et j’ai vu un grand bonhomme tout à fait extraordinaire qui me considérait gravement. Il me répéta alors, tout doucement, comme une chose très sérieuse :
- S’il vous plaît, dessine-moi un dromadaire.
- Monsieur, lui répondis-je, d’une voix catégorique et sévère, moi, je représente une maison sérieuse ! Un dromadaire ? Vous n’y pensez pas ! Pourquoi pas un babiroussa ou un oryctérope, tant que vous-y êtes ? Ou l’astrapie de la princesse Stéphanie ! Ou le proplyopithèque de Verreaux ? Et imaginez que je le loupe, votre dromadaire ! Ne me ferais-je point immédiatement traiter de raciste ? Ne tomberais-je point sous le coup de la loi Fabius-Gayssot, avec cinq ans de prison ferme à la clef ? En revanche, Monsieur, nous sommes autorisés à vous dessiner des moutons.
- Vous voulez dire des moutonsses ?
- Il va sans dire, un mouton, des moutonsses.
- Alors, s’il te plaît, dessine-moi un mouton !
- Il me semble, Monsieur … Monsieur comment, à propos ?
- Monsieur Cabosse, bernardcabossearobasegémaillepointcomme ou bernardcabossearobazseyahoopointfr pour les messages lourds.
- Eh bien, il me semble bien, monsieur Cabosse-Arobase, sans vouloir vous fâcher nullement, que j’ai nettement l’impression d’avoir déjà entendu ça quelque part ! »
- On se connaît ?
- On s’est déjà vus ! N’était-ce point à Mégara ?
- A Mégara ? Tiens donc.
- Mais oui ! C’était à Mégara, faubourg de Carthage, aux jardins d’Hamilcar, là où les Celtes regrettaient trois pierres brutes, sous un ciel pluvieux, au fond d’un golfe rempli d’îlots. Vous teniez compagnie aux frondeurs baléares de Mâtho, grisés de vin de jujube.
- Ah mon dieu, nous qui pour notre toux, n’ayant plus de jujubes, prenions des bains de pieds d’un jour dans le Danube !
- Non ! Non !
Là vous déviez complètement, mon vieux,
Nous, qui coiffés d’oursons sous les cieux tropicaux,
Dans les neiges, n’avions même plus de shakos !
Nous ! Qui n’avions le temps quand un bel officier
Venait au galop de chasse nous crier :
L’ennemi nous attaque, il faut qu’on le repousse
Que de manger un blanc de corbeau sur le pouce
Ou vite, avec un peu de neige encore
De nous faire un sorbet au sang de cheval mort !
- Dites ! Vous en avez pour longtemps ? Vous n’étiez pas par hasard avec de Gaulle à Londres en 1940 ?
- Si fait ! Mais moi, monsieur Bernard Cabosse arobase yahoo point effaire pour les messages lourds, j’ai mouillé ma chemise. J’ai été parachuté en France occupée par les nazis, en compagnie de Maurice Schumann ! C’est d’ailleurs à cette occasion qu’il reçut son surnom de guerre, « La Transe combattante ». Eh oui, ce matamore, dans l’émotion du parachutage imminent, avait quelque peu souillé ses braies. Il fallut le ramener à Londres pour lui changer de culotte. On ne pouvait pas prendre le risque de servir aux Allemands un valeureux officier de la France Libre avec son accompagnement de crème de marrons.
- Allo ! Excusez-moi une minute… Pardon, j’écoute… C’est la maison Clément Faugier qui émet une vigoureuse protestation devant cette comparaison qu’elle trouve offensante pour ses produits.
Bref ! De voir Rodomont-Schumann tomber aux mains d’Eric von Stroheim alias Rauffenstein, plus accoutumé à recevoir des Pierre Fresnay et des Jean Gabin, piaffants aviateurs « BOELDIEU !!! BOELDIEU». Nein Herr Hauptsturmfüehrer von Rauffenstein, il n’y aura plus de capitaine de Boeldieu, plus jamais, ce ne sont que des Robert Schumann ! Je me demande d’ailleurs si Jean Gabin, dans l’armée Leclerc, n’était pas plutôt de l’autre bord à cette époque.
Que voulez-vous, parachuté en Normandie et se trouver face à l’un des spadassins de Sepp-Dietrich, un vrai, c’est autre chose que de se battre à Hollywood contre quelques saltimbanques vaguement grimés en soldats de la Wehrmacht, qui tombent comme des quilles à la moindre chiquenaude. Avec Luis Mariano dans le rôle de Heinz Guderian.
Pendant ce temps-là, l’autre grand pendard restait paisiblement à Carlton Gardens, assis sur son cul, paisible, décontracté du gland, à se farfouiller dans le nez de son index crochu. Avec Tante Yvonne qu’arrêtait pas de lui reluquer les poignes, des fois qu’il aurait des idées.
Bien des années plus tard, elle continuait toujours à les lui mater, ses poignes :
- CHAARLES ? CHÂÂÂÂÂRRRLES !!! Je vois votre œil vicieux ! Vous êtes encore en train de penser à des cochonneries, n’êtes-vous pas ?
- Voyons Yvonne, je vous en prie, je suis en train de rédiger le XXVe TÔME de mes Mémoires de guerre !
- Voyons, CHÂÂÂRLES, mais vous êtes grotesque, mon pauvre garçon, vos mémoires de guerre. Vous êtes général de brigade à titre temporaire mais vous n’avez JAMAIS FAIT LA GUERRE, mon ami, sinon à des Français ! Rappelez-vous. Vous n’avez pas tenu cinq heures à Verdun avant de vous rendre piteusement aux Boches ! Et puis, venir Dans l’île d’Ibiza écrire vos mémoires, quelle idée saugrenue. Les gens diront que ce sont les mémoires de ma tante !
- Je sais, je sais Yvonne, j’avais bien pensé …
- A quoi aviez-vous pensé, Charles ?
- Ben ! Â Sainte-Hélène !
- CHÂÂÂRLES ! Je vous en supplie, une fois dans votre vie, ne sombrez pas dans le ridicule auquel votre physique insolite et baroque ne vous prédispose déjà que trop. Il n’y a, selon mon avis, qu’un endroit possible pour radoter vos sottises : la scène du Châtelet ! Tout à fait adapté aux militaires d’opérette de votre genre, mais inscrivez-vous promptement car, en France, on s’y bouscule !
Bernard :
- Ce qui fait, cher Monsieur, qu’à la cantine où c’est avec l’âme qu’on mange et de gloire qu’on dîne, sa graine d’épinard ne vaut pas ma sardine !
Raoul :
- Je crois que j’aperçois le premier atoll, nous n’allons pas tarder à atterrir à Malé, d’ailleurs voici l’hôtesse pour les questionnaires. Bernard ! Puis-je vous appeler simplement Bernard ?
- Dame ! Tu ne vas pas continuer à me donner du Bernard Cabossearobaseahoupointeffaire. C’est fatigant à la fin !
- Eh bien, donc, Bernard…
- Même pas mon Petit Prince ? Non ?
- NON ! NON et NON !
- Bon, ne te fâche pas.
- Avais-tu besoin aussi de me demander de te dessiner un dromadaire ?
- Oui ! Pourquoi ce questionnaire que distribue l’hôtesse ?
- Ce sont les Américains. Nous sommes en plein au nord de l’archipel des Chagos, avec la grande base de Diego-Garcia ! Alors, tu parles, ils se méfient mais tu n’as pas à te casser la tête, ces gens-là, il faut pas les contrarier, tu réponds simplement « YES ! » à tout ce qu’on te demande, comme ça, ils ne te font pas chier !
- BÔÔÔNNN ! On y va, et vivent les Maldives !
- Alors, voyons, voyons, voyons !
- Do you have a communicable disease, physical or mental disorder, or are you a drug abuser or addict ?
- Yes Sir !
- Have you ever been arrested or convicted for an offense or crime involving moral turpitude or a violation related to a controlled substance: or been arrested or convicted for two … Or more offenses for which the aggregate sentence to confinement was five years (or more, or vachement more) or been a controlled substance trafficker ? Or are you seeking entry to engage in criminal or immoral activities?
- Yes Yes ! (Tiens, on va rajouter off course, ça va leur montrer qu’on est au parfum et qu’on n’est pas n’importe qui, hein.
- Have you ever been, or are you now involved in espionage, or sabotage, or in terrorist activities, or genocide, or between (Bitouine, ça je connais, ça veut dire entre). Between 1933 and 1945 were you involved, in any way, in persecutions associated with Nazi Germany or its allies ?
- Yes! Yes! Yes !
A la tienne, Etienne ! Ce qu’on se marre quand même, voilà qu’ils vous parlent des persécutions nazies maintenant.
Bernard :
- C’est parce qu’on est sur un vol à prix réduit.
- Oh ! Low Cost, qu’ils disent, comme criait Chimène à l’assassin de papa : « Casse-toi sale con, tu me gênes ô Cid ».
Ces formalités ! Comme c’est simple tout cela quand même ! Quand je pense qu’il y a des Gugusses qui se font un monde de voyager. Feraient mieux de rester chez eux ! Et hop ! « I certify that I have read and understand all the questions ». Mais j’understande très bien, bordel ! Pour qui il me prend celui-là ? Tiens, on va même signer The nazi goreng (Plat traditionnel indonésien épicé), ça va les faire se marrer, il paraît que c’est plein d’humour, ces coquins d’Amerloques, ils cherchent tous les moyens possibles de se dilater la rate, ben vrai ! Ils vont pas être déçus, ces Rosbifs !
Une demi-heure plus tard, les questionnaires rendus à l’Hôtesse :
Raoul (pris d’un doute):
- Tiens donc, c’est curieux ! L’hôtesse de l’air est sortie du cockpit et nous a jeté un drôle de regard !
Bernard :
- T’inquiète, tu m’connais pas, je tombe toutes les hôtesses de l’air, celle-là, elle va pas faire long feu !
- Oui ! mais le pilote ?
- Quoi, le pilote ?
- Ben, il est aussi venu nous regarder, avec un drôle d’air !
- Mais, oui, ce sont tous de grosses pédales. Si ça se trouve, c’est pour toi ! Ah, on ne va pas s’ennuyer aux Maldives !
Une bonne semaine plus tard :
Il a quand même une drôle d’allure, ce pauvre Bernard. Il porte une combinaison de couleur orange vif, exactement comme la mienne. Je l’aperçois à travers le grillage, les chevilles entravées. Il avance à petits pas, maintenu aux épaules par deux sergents des « Meuhrrrhines », deux malabars lobotomisés au crâne rasé qui le traînent au centre d’interrogatoire de Gitmo !
Tous les dix pas, l’un des deux rugueux fait semblant de trébucher et lui écrase les orteils d’un solide coup de talon ferré. A partir de la dixième fois, il ne peut s’empêcher de hurler, pour la plus grande joie de la chiourme ! Pour les deux rugueux, pas de doute ni d’états d’âme, Bernard est un malfaisant venu d’un état-voyou.
Sacré humour américain ! C’est God bless America. Tu parles ! Ici, c’est plutôt Godillot américain blesse dur !
En fait, nous n’avons tenu qu’une heure aux Maldives avant, roués de coups, d’être embarqués pour Guantanamo, via Diego-Garcia, par une dizaine de Djii-Aïe. Voilà ce que c’est de répondre Yes à des gens qui pigent pas l’humour !
Note datée d’avril 1976 rédigée par un fonctionnaire du Pentagone chargé des interrogatoires au camp de Guantanamo : « Avons dit au détenu 666 Cabosse Bernard, qui a spontanément fourni des aveux écrits dans l’avion de Colombo, qu’il était moins respectable qu’un chien parce qu’un chien fait la différence entre le Bien et le Mal et qu’un chien sait protéger les gens sans défense contre les méchants.
Avons commencé à enseigner au détenu quelques sérieuses leçons telles que :
- Aboyer et se déplacer uniquement à quatre pattes, comme un chien.
- Uriner en levant la patte contre un mur, exactement comme un chien, pour qu’il puisse élever son statut social (sic) jusqu’au statut social d’un chien.
Additif : Le détenu commence à s’agiter beaucoup. A se demander vraiment pourquoi !
Après 50 jours à l’isolement, avec privation de sommeil, nuits alternant le très chaud et le très froid, menaces d’être livré à un chien (présent dans la pièce), tests sexuels poussés, comme l’invasion de l’espace par une femme, en clair, une femme le colle de très près, ce qui, bizarrement agite encore beaucoup notre homme, le détenu 666 est de toute évidence très traumatisé. Il parle tout seul et psalmodie à mi-voix du matin au soir : « AH! GADZOU ! GADZOU ! GADZOU ! ARRHEU ! ARRHEU ! ARRHEU !», reste des heures prostré sous un drap et dit qu’il entend des voix.
- Il n’aboie même plus ?
- Non, chef, il n’aboie plus, chef. A vos ordres, chef !
Bien que le mois de mai aille sur sa fin, ce tardif poisson d’avril n’était qu’un cauchemar mais il faut quand même se méfier du total manque d’humour des Américains !
Juste un tout petit cauchemar, Bernard. Ce n’est pas grave car les cauchemars les plus affreux, ce sont ceux dont on sait qu’ils n’auront jamais de fin !
Raoul Lélias / Colombo, avril 1976