Berlin en février 1945, essayez d’imaginer… Mais écoutons le lieutenant Carius, qui relate ce séjour dans son livre, « Tigers in the mud », malheureusement non traduit en français mais en anglais, en russe, en grec, en polonais, en espagnol, en estonien, en chinois et même en japonais.
L’après-midi touchait à sa fin. Les arbres tremblaient de froid sur la neige sale. Je pénétrai dans la forêt crucifiée, le sol avait été malaxé par les bombes, les platanes déracinés, projetés à travers les allées par l’ouragan des mines aériennes. Plus d’écureuils familiers. Je marchais maintenant très vite, comme pour fuir les fantômes. Traversant tout le bois, puis prenant à droite, je finis par déboucher dans Unter den Linden. Il y faisait déjà sombre, les filets de camouflage déployés au-dessus de l’avenue et chargés de neige laissant à peine filtrer la lumière. Je passai sous la porte de Brandebourg. La Pariser Platz déployait son décor funèbre, où l’hôtel Adlon, enfoui peureusement sous des épaisseurs de sacs de terre, refermait ses portes sur ses salons dorés.
Le crépuscule descendait doucement, avec des précautions inimaginables, comme si toute la charité du monde s’était réfugiée dans la dernière minute de jour. Il n’y avait plus que le crépuscule pour se pencher avec un peu de pitié sur la grande détresse de Berlin mais, pour la première fois de ma vie, je découvrais Berlin et ce que je découvrais me dépassait : Berlin devenu beau !
Aussi loin que je pouvais porter mes regards, ce n’étaient que palais éventrés, grands magasins réduits à leur silhouette de pierre, colonnes traînant sur les bas-côtés de l’avenue. Un peu partout surgissaient des pyramides et des portiques. Tout cela merveilleusement sculpté par le feu, ouvragé par des bombes explosives, avec des angles imprévus, des arrondis suaves, des bas-reliefs et, sur des tablettes de pierre, les mystérieux hiéroglyphes du phosphore. Pas une ruine qui n’eût son cachet particulier, comme si des générations d’artistes avaient œuvré là avec un amour de bâtisseur de cathédrales, comme si le temps avait ensuite achevé le chef-d’œuvre, posé sa patine, apporté l’irremplaçable travail d’érosion produit par l’eau du ciel et les larmes des femmes en prière. L’affreux Berlin de toujours avait disparu. A sa place surgissait une nécropole âgée d’au moins trois mille ans. C’est qu’en trente mois, Berlin avait rassemblé la grandeur du Persépolis-Achéménide, les triomphes de Rome, les conspirations de Florence et les malheurs de Carthage. Il apparaissait purifié par le feu, tous ses péchés remis par le sang de ses martyrs.
Il existait là-bas des paysages dont l’évocation trouble encore mes nuits. Ah, je ne regrette pas d’avoir vécu cette période fabuleuse, une ville aux prises avec son ciel ! Quand Berlin semblait flamber de l’est à l’ouest et que cent mille hommes montaient à l’assaut de l’incendie avec résignation et fureur, il était évident qu’on allait se battre jusqu’au dernier avion et jusqu’à la dernière maison.
C’était l’air de la guerre totale respiré dans les rues, les bureaux, les ministères, les états-majors, les catacombes des caves où s’assemblaient les derniers guerriers et les nouveaux martyrs. On sentait bien que cet air n’était plus respirable pour le peuple allemand. Ses chefs l’avaient entraîné vers des altitudes où, comme dans les six cents derniers mètres de l’Everest, seuls quelques surhommes pouvaient vivre et continuer d’avancer.
Le soir, je retrouvais mes amis sur la Kurfurstendam, devant un ersatz de bière et quelques saucisses à la sciure. Un silence angoissé posait sur nos lèvres un sceau de plomb. Soudain, Ernst Gadermann, chevalier de la Croix de Fer et mitrailleur de Hans Ulrich Rüdel *, futur cardiologue de renommée internationale, murmura, écrasé par une peine sincère, comme s’il posait le couvercle d’un cercueil de pierre dans lequel dormirait un être cher : « Voyez-vous, je crois que nous allons perdre la guerre. Et si nous la perdons, cette guerre, nous nous serons trompés, puisque les vaincus ont toujours tort ».
La Nuit était tombée sur Berlin. C’était l’une de ces nuits qui donnaient à l’amour un prix que les bonheurs bourgeois ne pourraient jamais payer. Nous avions atteint de tels sommets, nous avions connu un mélange de telles angoisses et de telles voluptés que je traîne aujourd’hui le souvenir des Nuits de Berlin avec une nostalgie étouffante.
Nos possibilités émotives ont été tuées là, pour tout le reste de notre vie. Quelles aventures, quels triomphes pourraient nous rendre la saveur mystérieuse des voyages que nous avons accomplis au-delà de l’amour et de la mort ? Et ce regret, c’est le prix que nous devons payer pour avoir triché à la dernière minute, pendant les ultimes phases du jeu. Il ne fallait pas survivre.
Au mois d’avril, la Wehrmacht est défaite. Ayant reçu l’ordre de capitulation du lieutenant-général Fritz Bayerlein, la compagnie de Carius, déjà réduite à six chars, les sabote et se rend aux Américains, qui le mettent en captivité. La mortalité dans les camps de prisonniers alliés était effroyable et, quelques mois plus tard, c’est un un mourant cachectique que les vainqueurs remettront à sa famille, sur un brancard de fortune.
Pourtant ce moribond, vétéran de la campagne de Russie, n’a que vingt-trois ans et une fois de plus, contre toute attente, il va survivre. Il commence des études de pharmacie à l’université de Fribourg en Brisgau. Cinq ans plus tard, il ouvrira son officine à Herschweiler-Pettersheim, qu’il nommera «Tiger Apotheke », sans aucun rapport, bien sûr, avec le baume de Hong-Kong.
Il y a travaillé à temps plein jusqu’au 31 janvier 2011, ensuite à temps partiel. Cinq ans d’épopée et soixante-dix années de pharmacie ! N’est-ce point là une surprenante destinée ? Otto Carius, disparu le 24 janvier 2015, arrive avec 173 chars détruits derrière Kurt Knispel et ses 195 blindés mais devant Michaël Wittman et Johannes Bölter, 144. Kurt Knispel et Michaël Wittman sont morts carbonisés dans leur char, le premier devant Vienne et le second sur le front de Normandie.
Le 24 janvier 2015, il y avait beaucoup de monde à la tombée du soir, à Herschweiler-Pettersheim, en Rhénanie-Palatinat. Nous y avons vu, en lisière de forêt, Johannes Bölter, Michaël Wittman, Jochen Peiper, Hans-Ulrich Rüdel, Ernst Gädermann et aussi Hyazinth Strachwitz, der Panzergraf.
Sept cavaliers quittèrent la ville au crépuscule, face au soleil couchant, par la porte de l’ouest qui n’était plus gardée. Tête haute, sans se cacher car ils ne fuyaient pas, ils ne trahissaient rien, espéraient moins encore et se gardaient d’imaginer. Ainsi étaient-ils armés, le cœur et l’âme désencombrés scintillant froidement comme du cristal, pour le voyage qui les attendait. Sur l’ordre du Margrave héréditaire, simplement ils allaient, ils s’étaient mis en mouvement et le plus jeune d’entre eux, qui n’avait pas seize ans, fredonnait une chanson. (Jean Raspail)
Si vous passez un jour par Herschweiler-Pettersheim et qu’il vous prend la lubie de visiter cette étrange pharmacie, demandez donc au maire, Klaus Drumm, ou à son adjoint, Rüdiger Becker. Ils se feront un plaisir de vous en indiquer l’endroit. C’est dans la Sophienstrasse, juste en face de la nouvelle mosquée, entre le Turkish Kebab, la grande boucherie hallal et l’immeuble du quotidien Al Moujahid. Vous ne pouvez pas vous tromper. Le pharmacien n’est plus là mais Otto Carius vous a attendu longtemps !
Raoul Lélias, printemps 2011