Il y a donc bien une quarantaine d’années, c’était je crois en janvier 1972, nous bivouaquions dans les palétuviers de Ras-Syyan, à un kilomètre environ du bordj de Khor-Anghar, au nord d’Obock et de la baie de Tadjourah, en Côte française des Somalis, devenue Territoire français des Afars et des Issas.
Directement surgi de l’univers des compagnies sahariennes, le Bordj de Khor Anghar était commandé à l’époque par Gérard Becker, sergent-chef du G.N.A.(Groupement Nomade Autonome ), digne fils spirituel des lieutenants Marçay, Belkheïr, L’Azraf, disparus avec l’Escadron blanc, ivres de soleil et de soif, dans l’immensité des lacs de sel et des mirages. Il y avait si longtemps.
Ce grand et solide gaillard menait au sein du fort une existence aventureuse et un peu chaotique, en compagnie de sa jeune autruche adolescente aux cuisses nues et chaudes, d’un énorme scorpion ventru dans son bocal et d’une bonne vingtaine de goumiers somalis feignants et passablement ahuris, qu’il réveillait chaque matin à grands coups de pompe dans l’arrière-train.
Tout ce monde-là dormait à l’abri des remparts, dans le corral du bordj qui s’efforçait sans y parvenir de se donner l’allure d’un fort Laperrine. Les goumiersétaien groupés à même le sol autour de l’adjudant Becker qui, conscient de son rôle de chef dans le lit picot qu’il partageait avec son fusil-mitrailleur, chargeur engagé, rêvait d’ouled-anils lascives qu’il retrouverait bientôt.
Deux ans plus tard, en mars 1974, au retour d’une expédition de plongée de l’Archipel des Hanish aux îles du Prophète, nous dormions dans le bordj. Le malheureux Gérard, qu’on avait dû oublier dans ce coin perdu, y campait toujours, impavide, avec son scorpion devenu obèse, ses goumiers afars ahuris et son autruche enfin nubile. Il nous avait prévenus: « Si vous avez envie de pisser cette nuit, faites-le sous votre lit car je tire à vue sur tout ce qui bouge! »
En 1974, les crépuscules sur Khör- Anghar se révélaient fameux, «tragiques chaque fois comme d’énormes assassinats du Soleil ». Je garde en mémoire l’image de Martine, mon Amandine Doré, cherchant sur la plage coraux et porcelaines, sur un fond exagérément écarlate de la l ongue nuit des Tropiques qui s’annonçait!La Mer Rouge haletait de son ressac précipité, cette cadence si particulière qu’elle ne partage avec aucune autre mer et qui vous frappe comme une singulière respiration d’agonisant. Des groupes d’aigles de mer passaient et repassaient au-dessus d’elle en jetant de longs miaulements plaintifs. Méditatif et songeur, un très vieil homme se pencha sur son épaule, comme pour lui livrer un message énigmatique et murmurant.
Ce très vieil homme si famélique, au regard si brûlant, dont l’exceptionnelle compagnie, m’avait jadis procuré des instants de braise, c’était: Henry de Monfreid, qui revenait guider son ombre aveugle sur ces rivages qu’il aimait! Avait-t-il assez bourlingué tout au long de ces falaises et de ces grèves isolées et dangereuses, ce Frère de la Côte?
Je le revois encore dans sa vieille 2 CV Citroën complètement déglinguée dont il avait enlevé les sièges arrière, transformée en capharnaüm de bouquins, de paperasses et d’accessoires de camping. Il conduisait d’une seule main désinvolte et, de l’autre, soutenait à véhéments moulinets un discours passionné aux arguments de visionnaire. Il s’amusait de trouver chez un garçon de mon âge des opinions iconoclastes et sulfureuses, qui correspondaient très exactement aux siennes
Il est mort à 95 ans, dans son lit. Mort surprenante et tranquille pour un violent, un passionné, un grand agité qui, fort d’une destinée fabuleuse et d’une fantastique expérience chèrement acquise sur le terrain, raisonnait avec pertinence et pensait juste. Belle figure bien sculptée et regard fier de prince Eric adolescent.
Mais il n’est plus là, Henry de Monfreid. Sur le plateau de Raz-Doumeira, près du puits de Raz Heita, on voit encore trois palmiers doum plantés par ce grand seigneur de la Flibuste.
Il est mort en France, dans son domaine, je ne sais même pas où est son tombeau. Qu’importe? Les gens de cette espèce demeurent ici, tout vivants, dans le monde coloré des images interdites.
Parce qu’il est mort, quelque chose manquera aux Mers du Sud. Là-bas, en scrutant les soirs, on devinera une absence, un vide ou un passage. Et s’il existe une autre vie de châtiments et de félicités, il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’il a tant aimé la Mer.