A dix heures trente, me voici sur le fleuve, deux milles mètres plus bas, rythme de descente soutenu, température : trente-cinq degrés à l’ombre… mais il n’y a pas d’ombre. Sagement, je renonce au bain, pourtant délicieux et tentant dans le fleuve. Je passe devant le Phantom-Ranch et j’amorce la remontée par la North Kaïbab trailhead.
Sur la South-Rim, j’avais croisé cinq à six randonneurs dont deux filles tout à fait transies qui descendaient en tongs, certes pas très loin du trail-head de Yaki-point. Je me demande encore, comment elles ont pu remonter mais, tout au long de la piste du Nord, je ne rencontrerai pas âme qui vive. Un sentiment écrasant de solitude, encore décuplé par l’ambiance et le silence si particuliers au Grand Canyon s’est abattu sur moi.
Un silence absolu, total, écrasant. Vraiment un silence de fin du monde, d’un monde que j’ai, non sans une certaine sensation de relatif effroi, l’impression d’avoir abandonné.
C’est si étrange de percevoir comment la Solitude s’installe soudain dans votre vie. Je suis Charlton Helston débarquant sur la planète de Singes. Un détail curieux quand même : Soudain, poussé par l’intuition d’avoir quelqu’un derrière moi, je me retourne d’instinct mais il n’y a personne, sinon un surprenant rocher anthropomorphe qui se tient penché sur un belvédère ! Bizarre, je ne peux m’empêcher de prendre un cliché de cette statue de sel échappée de Gomorrhe.
« Quand le Diable survient, c’est souvent sur les ailes d’un Ange ». Ainsi parlaient les Anciens.
Perché sur un surplomb rocheux, deux bons kilomètres plus loin, un puma m’examine. Au grand angle, nouveau cliché plein d’amertume. Ah si j’avais eu le courage de prendre mon super téléobjectif d’1kg800, que de superbes photos j’aurais eues ! Impérial, il s’avance en maître des lieux, le lion d’Amérique, et il s’allonge sur une roche plate et tiède, voluptueusement.
Je fais le plein de ma bouteille en plastique à Ribbon-Falls avant d’entreprendre une remontée nettement plus raide mais, trois kilomètres plus loin, me voilà le short trempé, la bouteille n’a pas résisté aux secousses de la marche et vient tout simplement d’éclater dans mon sac à dos. Au mois de juillet, la situation aurait pu devenir préoccupante. Dans le Grand Canyon, vous êtes aussi tributaire de l’eau qu’en plongée vous l’êtes d’air comprimé. Atout moment, la déshydratation vous guette.
Après cette interminable remontée assez raide, arrivée presque triomphale. Je dis presque parce qu’en filigrane, il y a la perspective du retour le lendemain et de la soudaine ankylose qui guette le marcheur dans des conditions extrêmes. Nous sommes un samedi soir au soleil couchant d’apothéose sur les forêts de trembles d’Amérique, un peu secoués tout de même. D’une voix rauque je croasse à Martine, du magnifique hôtel de la North-Rim que, défiant les Augures, je suis arrivé à Bon Port et que, sur l’horizon, par-delà la vertigineuse faille du canyon, un point lumineux m’indique l’hôtel El Tovar à Tusayan, où ce soir elle va dormir seule.
J’avais, la veille, déposé des petites annonces dans les lodges de Tusayan, dont le fameux hôtel El Tovar et le Squire Inn mais l’aurore se levait sur le Grand Canyon et aucun volontaire ne s’était présenté pour m’accompagner. Je suis donc parti seul, ce matin-là, pourvu de deux litres d’eau, de 350 grammes de viande séchée (Pemmican) et de mon appareil photo muni du seul objectif grand angle, téléobjectif de 180 trop lourd, 1,8 kg.
On peut trouver de l’eau en quatre points : Indian Gardens, sur la piste de l’Ange Lumineux, Phantom-Ranch, directement sur le Colorado (magique !), Ribbon Falls et Cotton Woods, sur la North Kaïbab trail. Attention ! À votre arrivée au North Kaïbab trailhead, même si vous en avez plein les pattes, vous êtes encore à six kilomètres du Grand Canyon North Rim Lodge et je dois dire qu’ils m’ont fait bigrement souffrir.