Grand Canyon du Colorado

A Pierre-Louis et à ses sœurs Faustine et Charlotte

Mes chers enfants,

Vous allez devoir vous acquitter d’une nouvelle dette de reconnaissance envers vos parents. En effet, que viens-je d’apprendre ? Qu’ils vont vous offrir l’une des sept merveilles naturelles de la nature…

J’ai dit : « LE GRAND CANYON DU COLORADO »

Je suis en droit d’espérer que vous aurez une pensée pour le vieux Tonton Raoul qui y est descendu pour la première fois en 1987, accompagné de Martine, sa vaillante épouse, et qui, fou d’enthousiasme, y est revenu un an après pour entreprendre la traversée du sud au nord, puis du nord au sud, car il faut bien en revenir, de ce fabuleux canyon. Et retrouver sa chère compagne. Et sa voiture.

ATTENTION ! C’est un endroit grandiose, héroïque et ensorcelant. Disons-le : carrément formidable. Certes ! Mais un endroit dangereux.

For exemple :

28 july 1977 male, age 26, Tonto Trail: Hiking near Horn Creek, apparently ran out of water (which was carried in a small instant coffee jar) and fell while trying to reach river. Found dead after three days search.

8 october 1975 male age 18. Kaibab trail: Body found one half mile below Kaibab trailhead, backpack nearby. Fell 100 feet (30 mètres) from a slight incline on a narrow ledge with soft dirt and gravel below rim. Wearing tennis shoes. No hiking permit. Slippery surface, insecure footing, unsuitable shoes, hiking off designated trail probables causes.

Extraits du petit manuel «Hiking safely the Bright Angel and Kaïnab Trails»

Au mois d’octobre 1987, nous avons donc entrepris la descente au fleuve Colorado. Et la remontée à l’Hôtel El Tovar le même jour. Ce qui nous avait été, formellement déconseillé par les Rangers du parc national.

Votre plan d’excursion doit leur être soumis la veille de votre départ, cela va sans dire. S’ils l’acceptent, pas de problème : Ils vous couvrent en cas d’accident.

Mais s’ils refusent ? Eh bien, pas de difficultés non plus : Ils iront vous chercher quand même… Mais à vos frais ! Et l’heure d’hélico, même en dollars, n’est réellement pas avantageuse.

Nous sommes donc revenus, un an exactement après notre première expédition, cette fois pour la grande traversée, celle de mes cinquante ans, rien de moins. Je voulais en effet voir si, à un âge aussi avancé, je valais encore quelque chose.

Cette année-là, j’avais en effet surpris le regard navré de mon père, longuement posé sur moi. – Qu’as-tu donc à me regarder comme ça ? lui demandai-je intrigué. Et lui de me répondre : – Je n’arrive pas à me faire à cette idée que j’ai un fils d’un demi-siècle !

Vous comprenez, ça marque !

Attendez donc un peu : Départ le samedi 15 octobre 1988 à 7 heures du matin du South Kaïbab trailhead à Yaki-point, me voici en short par moins deux degrés centigrade, le pare-brise est givré. Ventre à terre, j’entame la descente, mon vieux bâton ferré à la main.

Ah, ce bâton ! Quelle histoire ! Mon vieux bâton rompu aux escalades autrichiennes à la main.

Et nous, les petits, les obscurs, les sans-grades,
Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades,
Sans espoir de duchés ni de dotations,
Nous qui marchions toujours et jamais n’avancions ;
Trop simples et trop gueux pour que l’espoir nous berne
De ce fameux bâton qu’on a dans sa giberne.

Edmond Rostand / L’Aiglon / 1900

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