- Désirez-vous un peu de champagne avec votre caviar ?
Penchée sur Bernard et Geneviève, l’hôtesse de l’air d’Aeroméxico sollicitait avec une déférence d’un autre temps l’attention des hôtes, à une époque où les transports aériens ne s’étaient pas encore démocratisés.
Le Boeing 777 venait depuis seulement quelques heures de quitter Paris-Charles-de-Gaulle et nous n’appartenions déjà plus à ce monde car nous avions la troublante impression que le pays de Moctezuma-Xocoyotzin, Le Seigneur de la Maison de l’Aurore, allait soudain nous sauter à la gorge avant de nous coucher sur le Chaac-Mool du temple d’Huitzilopochtli à Tenochtitlan, et de nous offrir une place, notre place, sur le Tzompantli sacré d’Axayacatl.
Comment ne pas ouvrir ici une parenthèse, destinée d’emblée à vous mettre dans l’ambiance du Mexique ancien ?
La grande bataille qui eut lieu entre Axayacatl de Tenochtitlan et Moquihuix de Tlatelolco, décida du sort de l’Empire mexicain. A l’issue d’un premier combat douteux, Axayacatl proposait en résumé ceci:
- Réglons nos différends. Je sais que tu as noyé mon porte-parole mais j’ai capturé tes ambassadeurs. Si tu veux venir ici, je te ferai servir un festin pendant lequel ma propre fille, Chalchiunenetzin, Petite poupée de jade – quand je pense que j’appelais ainsi autrefois mon épouse – dansera au son des tambourins.
Moquihuix accepta, vint au festin, et mangea d’un ragoût excellent et merveilleusement épicé, une daube probablement.
Alors Axayacatl se dressa soudain pour annoncer le nom de ce plat : Ragoût d’ambassadeur, et de sortir de la grande marmite la tête de l’un des ambassadeurs capturés. Ce qui jeta un froid dans l’assistance ! Moctezuma Xocoyotzin, Seigneur plein de colère, était le fils d’Axayacatl. Fermons la parenthèse et essuyons la cervelle et le sang.
Un grand ciel scintillant de feu, dévoré d’azur, nous offrait ce matin-là une perspective impériale sur l’ancien lac de Texcoco, cerné par le Popocatepelt, et l’Ixtacihuatl, la Femme couchée, ces deux volcans hiératiques et solennels qui montaient une garde immémoriale au pays de l’Aigle dévorant un crotale, perché sur un nopal.
Le boeing 777 d’Aeroméxico vira soudain sur l’aile gauche, confirmant que les pilotes de Montezuma évoluaient avec une égale maestria dans l’arène, face aux taureaux de Juan-Pedro de Domecq ou de la ganaderia Eduardo Miura à la Monumental de Madrid, qu’au-dessus de la Cordillère des Andes.
Toujours à l’époque, les pilotes mexicains, avant le décollage, avaient l’habitude d’exécuter trois vastes signes de croix, ce qui était diversement apprécié des passagers. C’était ça, les pilotes mexicains. Sur l’aéroport Benito-Juarez de Mexico, ils offraient maintenant un suave kiss-landing à nos amis douarnenistes.
Vingt-deux kilomètres de route vers Insurgentes, à tombeau ouvert, et Bernard gagnait son hôtel, le Maria-Ysabel Sheraton, paséo de la Reforma, ultime création de Don Antenor Patino.
Montezuma ne l’y attendait plus mais peut-être la découverte qu’avait faite, vingt ans plus tôt, son vieil ami Raoul méritait-elle d’être ranimée : « Un soir fait de rose et de bleu mystique, nous échangerons un éclair unique, comme un long sanglot tout chargé d’adieux. Et, plus tard, un Ange, entrouvrant les portes, viendra ranimer, fidèle et joyeux, les miroirs ternis et les flammes mortes ».
La mort des Amants / Charles Baudelaire
La découverte, ce sentiment tragique d’insécurité profonde qui, derrière le désir de puissance et de luxe, rongeait l’âme du Mexique ancien pour qui tout soleil, quoi qu’il arrive, est destiné un jour à s’éteindre et à mourir.
Une civilisation peut succomber sous l’assaut des barbares. Ce sont les jaguars du premier univers. Elle peut sombrer dans l’impuissance et la futilité. Les hommes du second univers sont alors transformés en singes ou bien encore s’effondrer sous les coups des forces naturelles, déluges, tremblements de terre. Ou enfin exploser dans une ultime conflagration, la pluie de feu, qui n’est plus à notre époque une simple image légendaire.
Examinons les Mexicains d’aujourd’hui. Les Lacandons par exemple, lointains descendants de ceux dont le cerveau et la main nous ont laissé, en témoignage de leur temps, d’incomparables merveilles. Et ce dans tous les domaines, astronomie, mathématiques, esthétique, philosophie.
Une conclusion s’impose d’elle-même. Ces gens-là ne sont pas des primitifs mais, horreur, ce sont des décadents. Vestiges d’une humanité qui fut capable pendant des siècles de s’élever très haut au-dessus d’elle-même, ils sont retombés au plus bas au terme d’un processus de régression dont nos esprits ne tiennent pas assez compte. Ils sont les témoins d’une histoire qui les a entraînés tout au long d’une courbe déclinante et ils sont aujourd’hui les épaves d’une sorte de naufrage lointain.
Pensons aussi à cette orgueilleuse assurance qui fut la nôtre en d’autres temps et dont nous portons le deuil depuis la chute du dernier chevalier et la beauté d’un monde disparu avec lui. Toute une esthétique, toute une philosophie. C’était une autre planète.
Quinze jours venaient de fuir comme un rêve. Bernard avait connu tant de choses, parmi lesquelles l’expérience exaltante, unique, initiatique de la descente des escaliers menant au coeur de la pyramide des Inscriptions, à Palenque, au Bois dormant. A la suite d’Alberto Ruz Lhuillier, lui aussi avait connu la sombre exaltation de se soumettre aux neuf hallucinants, Seigneurs de la Nuit, tapis dans l’ombre de la crypte, chargés de veiller pour l’éternité sur le défunt K’Inich Janaab Pacal 1er.
Pour lui comme pour moi, c’était un peu comme une renaissance et maintenant, sur la Plaza Mayor de Villa Hermosa, à la terrasse de la Caza del Gallo Andaluz, il attendait dans la moiteur d’un soir étouffant de savourer le fameux pollo pibil, ce célèbre plat local constitué d’un poulet relevé d’herbes aromatiques, cuit à l’étouffée dans un cocon de feuilles de bananiers. On arrosait ce plat de grands verres de pulque, alcool d’agave macéré cinq ans dans des outres en peau de vache, le poil à l’intérieur.
Geneviève ne pouvait s’empêcher de laisser traîner son regard sur leur voisin, attablé devant un flacon de mescal et sa coupe givrée de roses. Coiffé d’un sombrero de feutre gris-perle signé du meilleur chapelier de Merida, Los hijos de Padilla Crespo, la lèvre supérieure ombrée d’une discrète moustache, il semblait profiter d’un moment de repos entre deux séances de tournage de Waterloo bridge, dont il aurait tenu le premier rôle. Sa ressemblance avec Robert Taylor s’avérait réellement frappante.
Une heure plus tard, le pollo pibil expédié dans la Cale 5, on le retrouvait attablé face à nos deux jeunes Français, lancé dans une conversation passionnément archéologique. On causait John Stephens et Frédéric Catherwood, Alfred Maudslay, Sylvanus Morley et Paul Rivet, bien entendu, incontournable pour des Français.
Et d’évoquer le grand, le fabuleux, l’incroyable Alberto Ruz Lhuillier qu’on semblait ne pouvoir évoquer qu’à voix basse. Au seul nom d’Alberto Ruz Lhuillier, Robert Taylor se figea, l’ombre d’un mélancolique sourire aux lèvres, comme si Vivian Leigh venait de se matérialiser, balayée par un nuage de brouillard londonien, sur le pont de Waterloo.
Et Bernard, déconcerté, d’insister :
- Alberto Ruz Lhuillier, vous connaissez sans doute ?
Alors, Robert Taylor de lui tendre une carte de visite, saisie entre l’index et le médius droits dans la poche de son boléro.
- Claro que si, caballero, porque Alberto Ruz, c’était mon père!
Soixante-dix millions d’années auparavant, à peu près à l’endroit où ils venaient de savourer le pollo pibil, l’astéroïde de Chixulub avait frappé la Terre, renversé la téquila, enflammé la selva et anéanti les dinosaures. Mais finalement, n’avait généré qu’un choc psychique nettement moindre – ils étaient cons ces dinosaures – que cette révélation généalogique.
Bernardo, déjà sévèrement travaillé au corps par l’outre de pulque avec le poil de vache à l’intérieur, ouvrait la bouche sans pouvoir articuler un son, ni même retrouver sa respiration ! Il était ce soir sur le Zocalo de Villa Hermosa, attablé au Gallo Andaluz par une chaleur de bête, en train de partager un pollo pibil avec le propre fils d’Alberto Ruz Lhuillier, le découvreur du tombeau de K’inisch Janaab Pacal 1er, le Bouclier du Soleil.
C’était carrément inimaginable ! Il se voyait déjà racontant tout cela au général Alcazar – il m’appelait toujours comme ça, je n’ai jamais compris pourquoi – le général Alcazar muet, les yeux écarquillés, déglutissant péniblement ! Secoué par une vaste houle intérieure de rigolade, Bernardo ne pouvait s’empêcher d’imaginer sa bobine ! Cul par-dessus tête, il allait l’expédier pronto à l’aéroport de Las Dopicos et, vite fait, chez les Arumbayas, le général.
La fièvre montait à El Pao mais aussi sur le Zocalo de Villa Hermosa, où on causait maintenant Ignacio Bernal, José Alcina, Proskouriakoff…
- Ah cette chère Tatiana, s’exclamait Robert Taylor.
- Parce que vous la connaissez aussi ? demandait Bernard avec un respect nouveau qui ne cessait de croître.
- Senor, Tatiana Proskouriakoff a certes interprété les glyphes mayas mais je dois vous rappeler que c’est mon père qui les a découverts. Tatiana ne passe jamais par Merida sans venir m’apporter une caisse de vodka Stolichnaya au miel. Tenez, voulez-vous venir chez moi demain, nous en boirons un verre ou deux et je vous montrerai mes collections ?
Précédé d’un petit nuage rose et escorté par son épouse, Bernard, qui n’avait pas fermé l’oeil de la nuit, se présentait le lendemain au domicile du fils Lhuillier. L’abrazo à la mexicaine précédait la vodka Stolichnaya de bienvenue et le couple était enfin admis à s’extasier devant les pièces de collection conservées par le fabuleux découvreur.
- Bien entendu, s’exclamait Bernard, il n’est pas envisageable d’acquérir quelques petites pièces, de cette merveilleuse collection ?
- Strictement impossible, caballero, tout ceci appartient au patrimoine de mon pays. Une petite vodka, pour garder les idées claires ?
Une demi-heure plus tard, enchantés les uns des autres, Bernard revint à la charge et obtint enfin une réponse encourageante.
- Caballero Bernardo, vous m’êtes si sympathique, je pense maintenant que si pour un prix raisonnable, je vous cède quelques pièces de ma collection, elles ne seront pas dépaysées dans la patrie de Napoléon, du général de Gaulle et de la tour Eiffel ! Tenez, prenez donc ceci, c’est une figurine d’argile trouvée à Cuicuilco, lieu des chants et des danses, ensevelie lors de l’éruption du volcan Pedregal en 900 avant Jésus-Christ.
- Tout simplement magnifique ! Et vous me la faite à combien ?
- XXXLLL pesos, amigo Bernardo, rien que pour vous !
- Ah oui, quand même. Et bien dites donc !
- Bernardo, c’est le patrimoine national du Mexique que vous emportez là, vous pouvez d’ailleurs prélever de l’argent calle Hidalgo, à 3 minutes d’ici, et en prime, voici une autre pièce inestimable que j’avais promise à Ignacio Bernal, le directeur du musée de Chapultepec.
Et c’est ainsi que, de retour de San Théodoros, le général Alcazar fut admis à s’extasier, rue Tanguy-Malmanche, devant les inestimables pièces de collection rapportées de la forêt d’émeraude. Et Bernard d’en rajouter, devant mon émerveillement : « Quel dommage que nous ayons été un peu à court d’argent, sinon, nous aurions acheté quelques pièces pour toi aussi ! »
Réprimant un frisson rétrospectif d’angoisse, je me contentai de répondre: « Mais ce n’est que partie remise, maintenant que nous connaissons l’adresse. »
Le Chevalier, la Mort… Maintenant vous savez qui est le Diable !
Deux mois plus tard, je recevais un noble ami de Vera Cruz :
- Et vous, Francesco, vous le connaissez, le fils de Ruz Lhuillier ? »
- Muy facil, senor Raoul, j’en connais au moins douze, six à Villa Hermosa et autant à Merida. J’ai même entendu parler d’un treizième dans la région parisienne mais il avait vite déposé son bilan, celui-là. Forcément, en France, quand vous n’êtes pas un ancien goal du PSG, vous n’existez pas. Alors, un fils de Ruz Lhuillier à Montigny-le-Bretonneux, vous imaginez…