Ulysse et Nausicaa

Mythologie ? Mythomanie ? Quelle différence ?

La mythomanie est aux mythomanes ce que l’eau est à l’océan, une source inépuisable. On trouve des mythomanes partout, même au coin de la rue. Mais, avant de retrouver Ulysse et Nausicaa dans leur vie rêvée, commençons par un autre mythomane célèbre, André Malraux.

« Entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège… » Peut-être gardez-vous en mémoire l’aspect et le comportement singuliers de cette étrange sauterelle, de ce coléoptère gesticulant, tressautant et couinant, qu’une personnalité venimeuse et très certainement mal intentionnée avait chargé, en vieux ressentiment de jalousie, d’accompagner le malheureux Jean Moulin au Panthéon.

Cet insecte bizarre, c’était le « colonel » André Malraux, compagnon de route de Mao-Tse-Toung lors de la Longue Marche, chef d’escadrille de la division aéroportée Espana, héros de la guerre d’Espagne, grand destructeur de Panzers, dirigeant l’assaut du mont Sainte-Odile, commandant la brigade Alsace- Lorraine, etc, etc, etc. Je vous en prie, n’en jetez plus, il va tout à l’heure s’en occuper lui-même.

  • Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à André Malraux ?
  • Au cours de ma vie professionnelle, les mythomanes m’ont toujours passionné. Ces malades, par leurs comédies, leurs mensonges et autres fabulations, ne cessent pour ainsi dire de falsifier leurs rapports avec autrui. Ils se donnent toujours en spectacle car leur existence est, à leurs propres yeux une série discontinue de scènes et d’aventures imaginaires. Fort d’une trajectoire si héroïque, André Malraux a bien failli rejoindre Jean Moulin au Panthéon ! Et pourtant, sa place était au bureau international des Poids et Mesures, au pavillon de Breteuil à Sèvres …

Car Malraux, c’est le mètre étalon en platine iridié de la mythomanie militante et débridée. Je vous répondrai aussi qu’à ce titre, l’un de mes vieux amis – nous allons l’affubler du pseudonyme Ulysse – valait largement la peine d’être le fils d’André Malraux. Au point qu’un jour je me suis posé la question : Finalement, s’il l’était réellement …

Son fils ? Non ! Ce n’est pas le fils de Lamartine et de Graziella … Celui de Brigitte Bardot et du Cardinal Daniélou ? Que nenni ! Alors celui de Bertrand Delanoë et de François Hollande ? Vous n’y êtes pas ! C’est le fils d’André Malraux et de Mata-Hari !

Laissez-moi donc évoquer, par manière d’introduction, la tragique histoire de ce petit rejeton spirituel de notre Malraux national. Pourquoi ? Parce qu’il le mérite et parce qu’il en a l’étoffe. Pendant que Jean Moulin entre au Panthéon, nous, nous allons entrer dans le vif du sujet, en faisant intervenir l’héroïne. Car il faut toujours une héroïne, n’est-ce pas ? J’ai donc l’honneur de vous présenter notre charmante amie, que nous allons appeler, par mesure de discrétion, Nausicaa.

Nausicaa est une exquise jeune fille. Elle possède l’acidité de ces premières pommes du printemps que l’impatience de savourer de nouveaux fruits nous fait prématurément cueillir et qui nous ravissent tout en nous agaçant les dents. Cette blonde et fine liane, ravie de pouvoir bénéficier d’une saison précocement chaude, décide un beau jour, d’aller baigner ses grâces appétissantes sur la magnifique plage d’Audierne. Languissamment allongée au creux abrité d’une discrète dune, Nausicaa se laisse bercer par cette torpeur voluptueuse, si communément vécue par les jeunes filles à l’issue d’une puberté finissante.

Cette puberté les a abandonnées sur le sable, dans l’immobilité radieuse de leurs charmes, qui ne seront jamais plus éclatants. Elles en ont toutes la prescience. Bouleversées et infiniment troublées, elles ne se lassent pas de contempler leur métamorphose, le soir, nues et rougissantes, enfermées dans la tiédeur humide d’une salle de bain, devant des miroirs indiscrets et complices.

Intérieurement perturbée, le visage vultueux à force d’être empourpré, Nausicaa se plonge dans la lecture du « Conte de la six-cent-soixante-douzième nuit » de Hugo von Hofmannsthal, quand une soudaine chaleur qui insidieusement remonte et irradie de son bas-ventre amène dans son courant de conscience, l’image flottante de son futur époux.

Car il faut que je vous le dise : Nausicaa est fiancée. L’élu de son cœur est Ronan Le Briand-Couillantec, un jeune médecin de la faculté de Brest, fils unique d’un magnat de la filière porcine, gros éleveur de bêtes à viande et de truies reproductrices à Saint-Paul-de-Léon.

Le mariage est fixé après l’ensilage de septembre et la vidange des fosses à lisier, l’installation programmée dans un cabinet de groupe de Lampaul-Plouarzel, avec infirmier et masseur kinésithérapeute. Deux à trois enfants envisagés et, planifiée, la réalisation d’un jardin-bio, avec force légumes, panais, courgettes, tomates, pommes de terre, topinambours et, il va sans dire, rutabagas !

Bien sûr ! Tout cela ne promet pas un avenir très rock and roll, manque certes un peu de romantisme pour la jeune fille nourrie de Goethe et de Hugo von Hofmannsthal. Certes le jeune médecin, qui est travailleur et sérieux comme le sont Trégorrois et Léonards, préfère aux souffrances du jeune Werther, Lorenzaccio et autres Prince de Homburg la lecture, sans modération, du journal L’Equipe et le suivi attentif du Tour de France, avec étapes contre la montre.

Quand les larmes lui venaient aux yeux, on pouvait parier à coup sûr que, de son opinel de poche luisant de crasse, il venait d’éplucher quelques oignons roscovites, qu’il aimait croquer entre les cours. Hélas ! Hélas, ce n’est certes pas lui qu’on aurait aimé surprendre dans l’atelier du maître Fanch le Mervellec-Prieur, à l’école des Beaux-Arts de Brest, ou rue Bonaparte dans l’atelier libre Onésime Pocheronde !

Non ! non ! laissons tout cela à d’autres intellectuels-artistes de haut-vol. Certes, une calvitie précoce l’obligeait à porter en permanence un étrange couvre-chef noir à bords roulés mais une relative prospérité ainsi qu’une solide stabilité méritaient d’être prises en considération. Et puis, Nausicaa le trouvait solide et ne détestait pas qu’il fût un peu gros, un peu lourd, voire gothique et compact de la croupe, ni même qu’il eût cette aisance indiscrète, souvent grossière dont le souvenir la choquait à d’autres instants.

Ronan Le Briand-Couillantec ! Troublée, la tête en feu, elle se rappelait l’homme, ses gestes, ses paroles et ses attitudes au cours d’un après-midi sous les ombreuses et propices futaies du bois de Locquéran. Haletant d’une rauque et robuste haleine alliacée, il avait l’air tranquillement affairé d’un mécanicien examinant une pièce de moteur.

Depuis longtemps, bien qu’il eût les dents très saines, il rêvait de s’en faire arracher quelques-unes et de se faire aurifier les maxillaires. Il lui plaisait d’imaginer l’ensemble à la fois cossu et gracieux qu’auraient composé sa mâchoire en or et son chapeau noir à bords roulés. Ce sont bien ces détails qui vous classent un individu, sans compter que les femmes aiment bien trouver au baiser le goût du luxe et du confort.

Perdue dans ses chaudes rêveries, elle ne va pas voir surgir au milieu des Oyats de la dune, échappé d’Olympie, tout fraîchement descendu de la fresque des Centaures et des Lapithes, un éphèbe, une sorte d’Apollon jeune et brun aux lèvres croustillantes, souple comme une liane de la forêt lointaine, levant avec passion ses yeux divins vers la beauté éternelle de l’océan qui s’ouvre à lui. A environ trois mètres de notre charmante pucelle, voilà donc Ulysse qui déploie une épaisse et moelleuse serviette de bain rouge sang-de-bœuf, griffée Club Méditerranée, et qui s’y assied avec toute l’élégance d’un danseur de flamenco du Sacromonte !

Oui ! Nous allons, comme je vous le disais, l’appeler Ulysse mais c’est Ulysse à la parole ailée. Et notre Ulysse est beau, diablement beau même ! Une épaisse chevelure blonde dévale en boucles drues de marée montante sur un front large et puissant. Il émane de son regard de fauve comme une chaude lumière de soleil levant. On dirait de l’or liquide qu’un emportement soudain peut d’ailleurs strier de vert mais ça, c’est une autre histoire ! Et que dire de ses adorables fossettes, qui accentuent son air rieur, et qui lui gardent quelque réminiscence enfantine, quelque chose d’intensément juvénile, un peu comme ces jeunes soldats du front, frappés au cours de l’assaut, d’une balle en plein cœur, et qui retrouvent dans la paix de la mort, l’expression et la sérénité de leur visage d’adolescent.

Ulysse ? Mais c’est Mazeppa nu, ligoté sur son cheval par Horace Vernet ! (Pour l’image, taper Mazeppa-Horace Vernet sur Google, si, si). Ulysse ? Mais c’est le Dormeur du val ! On a envie de le prendre dans ses bras et de le bercer aussi car, dans les frais cressons bleus, il a froid ! On ne peut s’empêcher de penser que, de Phidias à Rodin, de Praxitèle à Arno Breker, ces hommes-là ont hanté les rivages de la vieille Europe. Mais pour combien de temps encore ?

Il est donc assis, jambe droite à demi fléchie, coude légèrement appuyé sur le genou homologue, le dos droit, comme un pin des Alpes. Le dos droit comme un pin des Alpes, à qui pensez-vous, vilain garçon ? Encore heureux que je n’évoque pas ses yeux, gris-bleu comme le lac de Königsee ! Cher vieil Alphonse de Chateaubriand ! Poitrine gonflée, épaules déjetées en arrière, ce qui met en valeur la finesse de sa taille.

Et il s’absorbe dans la contemplation de l’horizon marin, le visage ombreux d’une mélancolie indicible. Hé quoi ? Un héros ? Passe encore, mais un héros malheureux ! Comment résister ? Je vous le demande. Le voilà justement qui pousse un nostalgique et bruyant soupir. Nausicaa risque un discret regard sous ses longs cils bruns. Mais, bon sang, pourquoi les femmes tournent-elles toujours, telles des Phalènes autour de la flamme qui inexorablement leur brûlera les ailes ?

Ulysse va lui répondre par un simple sourire, mais un sourire si poignant, si pathétique, que la gorge se serre d’incontrôlable émotion et que les larmes vous montent fatalement aux yeux. C’est ! C’est ! C’est un sourire brouillé de chagrin, à faire déborder toutes les fontaines de Rome. Au cours de la conversation qui va suivre, Nausicaa va découvrir l’immense ampleur de la tragédie vécue par l’infortuné Ulysse.

LA GRANDE ODYSSEE D’ULYSSE

Agé d’à peine 25 ans, notre héros, au cours d’une mission dans le Sud argentin, avait rencontré une blonde sibérienne, fantastique de beauté. Elle avait attiré son attention sur une étude nouvelle réalisée par Andrei Shirokogoff, de l’Institut antarctique de Novossibirsk, qui explora la face nord du Cordon Tannhäuser durant les années Allende.

Seulement voilà ! Sous la voûte des Nothofagus Antarctica, dans la verte pénombre de la grande forêt magellanique, il y avait un sortilège, un charme qui les intoxiqua à tout jamais. Alors qu’elle se penchait sur son épaule, et que sa blonde chevelure lui frôlait délicieusement la joue, il avait respiré avec délectation et gourmandise, un lourd parfum de tubéreuse et de musc, mêlé aux effluves de grandes algues océaniques, exaltés par l’été austral, qui pleuvaient des moiteurs cachées de son aisselle. Soudain étourdi et grisé de ces fragrances, il s’était levé, son regard l’avait prise aux jambes et remonté comme un soc de charrue jusqu’aux yeux voilés de pervenche. Ulysse venait de tomber éperdument amoureux !

Née à Nijni Novgorod, un matin d’avril, alors que la taïga sibérienne se réveillait poudrée d’une neige tardive et que la Volga, en mille craquements, s’ébrouait de sa banquise d’hiver, Sollweig Waltraute Günnarson avait passé sa première enfance en Lituanie, qu’elle avait quittée pour l’Argentine. Seigneur Dieu ! La Patagonie. C’était un soir, au bivouac en Terre de Feu. Une tempête de glace venue des Furies occidentales hurlait sa démence primitive au pied du mont Sarmiento, dans le ténébreux canal Cockburn. La lueur indécise des derniers tisons incandescents d’un asado de guanaco jetait des fulgurances menaçantes sur le visage grave des cangaceiros groupés autour du feu, aventuriers perdus dans cette immense nuit de bible, faite d’étoiles et de vent.

Les chouettes des pampas commencèrent de leurs hululements affligés à célébrer la noche cerrada, la noche triste de Patagonie. Les gauchos s’étendirent contre leur selle et s’étirèrent avec l’aisance de carnivores repus, les apprentis ranimèrent le foyer sur lequel chauffaient deux bouilloires à maté. Un peon présida au rituel. Il remplit à ras bord des calebasses brunes d’un liquide vert et mousseux. Les gauchos caressèrent leur récipient et aspirèrent la boisson amère, en parlant du maté comme d’autres parlaient des femmes.

Drapée dans une chaude couverture de vigogne, Sollweig avait fixé Ulysse de ses yeux fendus en amandes, dont les prunelles décolorées atteignaient à l’aveugle sérénité des Antiques. Et elle avait si doucement murmuré, citant Lubicz : Venez, je vous conduirai vers une contrée étrange, vaporeuse, voilée, murmurante, un pays où toutes choses ont la couleur éteinte du souvenir. C’est la Lituanie, la terre de Gedimin et de Jagellon. Le ciel tiède et pâle de la pensive contrée qui s’ouvre devant nous a toutes les fraîcheurs du regard des races primitives, il ignore la somptueuse tristesse de mûrir.

Ulysse lui avait alors simplement répondu, paraphrasant lui aussi le grand Vladislas : Je suis l’ami des vieilles fenêtres hypocrites, le confident des portes hostiles et verrouillées, le complice des caves où quelqu’un descendit qui n’est jamais remonté. Ensorcelée, elle lui avait effleuré légèrement la main et, leurs regards confondus dans un sortilège éternel et fascinant, ils s’étaient levés d’un même mouvement, comme l’hostie de l’élévation.

Partis de Rio Gallegos, ils gagnèrent Buenos Aires, Berlin et, finalement Vilnius. Le prince-évêque Harald Gerstein Radziwill, descendant de l’illustre dynastie des Premyslides, célébra leur union à la cathédrale Saint Stanislas fondée en 1387 par Ladislas Jagellon. Pendant cinq mois, au château de Gelgaudas hanté par l’ombre d’Hermann de Salza, grand maître de l’Ordre des Chevaliers Teutoniques, ils étudièrent la structure des fleurs de Tyndall, les cavités à six pétales qui apparaissent en couches parallèles à la surface de la neige fondante et qui ressemblent à des calligraphies superposées de Nonomura Hideyoshi, lettré japonais retiré dans un monastère près de Nara.

Chaque soir, dans la grande salle voûtée des chevaliers-gardes, devant le prodigieux foyer au brasillement d’étincelles, rôtissaient à grand feu cuissots de sangliers et quartiers sanglants d’ours bruns. Gardé par quatre chevaliers casqués armés en bataille de gantelets, cuirasses, lances et fléaux d’armes, brandissant le glorieux écu d’argent à croix pattée de sable, Jean de Luxembourg, roi de Bohème-Moravie, prince électeur du Saint Empire romain germanique, présidait en majesté, à la lueur dansante des torches, ces festivités d’un autre âge.

Vêtu d’une simple tunique de lin blanc, frappée d’une croix noire potencée sur champ d’argent, ornée des quatre fleurs de lys d’or accordées par Saint-Louis, portant au côté une épée dont la lame lui avait été offerte par son ami le professeur Ernst Gruenwald, datée de 1279 et signée par Toshiru Yoshimitsu, le plus grand fabricant d’épées du Japon médiéval. La marque, sur la lame, signifiait qu’on avait, avec succès, exécuté, sur un criminel, le mouvement connu sous le nom de « iaï », qui est un coup porté de bas en haut, tranchant le corps de la hanche droite à l’épaule gauche.

Bouleversé, Ulysse contemplait Solweig comme jadis Wolf Dietrich von Raitenau, prince-évêque de Salzbourg, s’émerveillait devant la grâce irréelle de Salomé Alt, au château de Mirabell, qu’il venait de faire construire pour elle. Convertis aux grands mythes nordiques, ils s’abîmèrent sur le tumulus de Perkunas, dans le culte du bogatyr Ilya Mourometz, non loin de la Montagne des Croix à Siauliai, là où le dieu s’efforçait d’arracher au granit la besace contenant le poids de la Terre.

Enfin les rives du Niémen inclinèrent les frondaisons de leurs secrètes et sombres forêts nordiques sur leurs interminables et voluptueuses baignades nocturnes. Au printemps, la Sainte Vierge venait en chair joyeuse danser dans les clairières et toute la Forêt bougeait de Dieu ! Splendeur inondée d’eau pâle du Niémen ! Tendrement enlacés dans les méandres du grand Fleuve, ils défiaient en sillage phosphorescent le terrifiant Vodianoï, divinité malfaisante des étangs et des eaux dormantes, Väinämöinen descendu par une étrange nuit d’été sur la steppe, chevauchant le destrier émeraude d’une aurore boréale et les ensorcelantes Rousalkas nichées dans leur blonde chevelure au creux des arbres mort.

Là ! Avec la lumière du soleil de minuit qui dansait à travers les bouleaux, ils dînaient de gravlax, saumon mariné à la suédoise, de filets de renne fumé et de framboises sauvages cueillies au hasard des halliers. Les rainettes des clairières donnaient de minute en minute leur petite note flûtée, qui semblait un très discret appel d’amour, sous le velours des sphaignes et, à travers la dentelle noire des feuillages, dans la sérénité d’un ciel de juin qu’on eût dit à jamais inaltérable, ils voyaient scintiller, comme une simple et gentille p oussière de phosphore, la multitude terrifiante des mondes qui passaient.Et c’est là qu’ils vécurent, dans une solitude rarement troublée par le passage feutré des derniers Frères de la Forêt, leur unique été, court, chaud, mélancolique et bienheureux.

La fraîcheur d’un soir vint surprendre les amants comme le soudain frisson d’un malheur pressenti. Les tristes courlis, annonciateurs de l’automne, venaient d’apparaître en masse dans une bourrasque grise, fuyant la haute mer sous la menace des tourmentes prochaines et leurs cris, à la tombée de la nuit d’octobre, semblaient sonner la demi-mort annuelle des plantes épuisées. L’automne, l’automne s’indiquait partout. L’air était presque froid. Une humidité odorante sortait de la terre moussue et, de temps à autre, il tombait d’en haut quelque ondée légère. Partout, dans la mouillure des feuilles jonchant la terre et celle des herbes longues et couchées, il y avait des tristesses de fin, de muettes résignations aux décompositions fécondes.

Un soir, au volant de sa Lexus RXL à trois carburateurs sur turbo compresseur, moteur 3,5 litres atmosphérique à injection directe par common rail, garantie trois ans, pièces et main d’œuvre, Sollweig Gunnarson lancée à 250 km/h, alla s’encastrer, près de Riga, sous le hayon arrière d’un trente-cinq tonnes Somua. Décapitée net au niveau de la cinquième vertèbre cervicale, la tête de la malheureuse roula en bondissant sur cinquante mètres d’asphalte, en macabre projectile de bouche à feu byzantine.

Ulysse, inconsolable loup de la steppe, dressé sur le tumulus de Perkunas, bras tendus vers le ciel, hurlant son chagrin aux étoiles, avait vainement invoqué sous la lune Wotan, Thor et Odin puis, muré dans son insondable détresse, il décida de reprendre la route de Bretagne pour disparaître, à Audierne dans l’écume d’une déferlante d’équinoxe, au sein de la Mer de ses Origines. Ou de reprendre en France sa carrière héroïque.

Car Ulysse était pilote de chasse ! Sorti major de l’école de l’air de Salon-de- Provence, promotion Parachutiste Maurice Schumann, connue en 1945 sous le pseudonyme de guerre « La Transe combattante », il s’était rendu célèbre en réussissant plusieurs appontements sur le porte-avions américain Forrestal qu’un ouragan déchaîné frappait de toute sa puissance.

Aux commandes d’un Fouga Magister, notre nouveau Jean Mermoz, également rompu aux dernières techniques obstétricales, allait porter secours à la femme de l’amiral, une blonde capitaine de frégate primipare qui allait accoucher en siège sur la passerelle de commandement. Il ne faut jamais sous-estimer l’impact d’une belle histoire !

Mais Nausicaa ! Me direz-vous. Comment avait-elle réagi à cette chanson de geste ? Ah, pour Nausicaa, franchement, je ne sais pas si vous vous rendez compte mais c’est ni plus ni moins que le 14 février 1951 à Chicago. Je veux dire, c’est le K.O. technique infligé au taureau du Bronx, Jake LaMotta, par Ray Sugar Robinson. C’est Cassius Clay démoli par Joe Frazier au Madison Square Garden. C’est en 1996, au Caesar Palace de Las Vegas, Mike Tyson, le bouffeur d’oreilles, cognant jusqu’à plus soif Evander Hollyfield.

Bref ! Ils sont tous au tapis : Jake La Motta, Cassius Clay, Mike Tyson, l’oreille d’Evander Hollyfield coincée sous son protège-dents. Et bien entendu Nausicaa, qui n’arrive même plus à refermer la bouche devant cette avalanche verbale venue d’un dieu, surgi de l’Olympe, qu’elle n’est pas loin de prendre pour un extra-terrestre. Elle est bouche bée ! Bouche bée comme un triceratops du Yucatan, blême, devant la chute de la gigantesque météorite de Chicxulub qui, dans un cataclysme planétaire, va anéantir les grands reptiles du Jurassique ! Vous vous imaginez ça, vous, un triceratops blême ?

Bref ! Après un aussi tonitruant coup de cymbales, Ronan Le Briand-Couillantec, le fiancé médecin de Saint-Paul-de-Léon n’avait plus qu’une alternative, faire immédiatement valoir ses droits à une retraite anticipée ou déguerpir dès patron-minette pour Lampaul-Plouarzel, par le premier car Satos venu. Un ange désolé passa, coiffé d’un chapeau rond, un journal sous le bras, les ailes chargées de rutabagas et de topinambours. Devant l’ampleur du désastre, complètement affolé, il s’enfuit en piétinant sa robe et se prenant les pieds dans les sillons de pommes de terre.

Ce journal ! C’était le dernier numéro de l’Equipe ! Tout frais, il tachait encore les mains. Et pendant ce temps-là ? Eh bien, pendant ce temps-là, dans un Audierne scintillant de tous ses feux, exactement au Coco-Banana, la dernière discothèque branchée du cap Sizun, à l’angle de l’avenue Fernand de Brinon et de la rue Philippe Henriot, au rythme du Buffalo Soldier de Bob Marley, main gauche sur la hanche, main droite faisant tournoyer à bout de bras, Nausicaa son soutien-gorge et Ulysse son slip, yeux révulsés, ondulaient et se déhanchaient en un vrai concentré d’énergie positive.

Ce qu’il y a de plus affreux dans la perte d’un être cher, ce n’est pas la douleur qu’on en éprouve mais la promptitude avec laquelle on en est consolé. Le soir même, Ulysse demandait Nausicaa en mariage. Que pouvais-je faire pour elle ? Assise non loin de moi, je voyais dans son regard extatique et troublé, que l’Aventure venait d’entrer dans sa vie et que le malheureux toubib méditerait désormais, tout seul devant son jardin de légumes, à un bonheur qu’il n’avait pas su garder.

Lorsqu’on eut pour sa soif, posé devant sa panse Un vase tout rempli du vin de l’espérance, Avant qu’il eût goûté de ce poison doré, Avant que de sa lèvre il eût touché la coupe, Un cosaque survint, qui prit la femme en croupe, Et l’emporta tout effarée.

D’après Victor Hugo

Mais au fait, avait-il réellement existé, ce médecin ? Et qui pouvait bien s’en souvenir ? On entend une voix qui, en coulisse, chante doucement Brassens: Chères images aperçues / Espérances d’un jour déçues / Vous serez dans l’oubli demain /Pour peu que le bonheur survienne / Il est rare qu’on se souvienne / Des épisodes du chemin. Mais si l’on a manqué sa vie / On songe avec un peu d’envie / A tous ces bonheurs entrevus / Aux baisers qu’on n’osa pas prendre / Aux coeurs qui doivent vous attendre / Aux yeux qu’on n’a jamais revus Alors, aux soirs de lassitude / Tout en peuplant sa solitude / Des fantômes du souvenir / On pleure les lèvres absentes / De toutes ces belles passantes / Que l’on n’a pas su retenir

Il ne fallut pas trois semaines pour que l’infortunée Sollweig Waltraute Günnarson rejoigne discrètement et à pas de loup le riche univers mythique d’Ulysse à la parole ailée, mais pour Nausicaa, il en allait autrement. En effet, à force de se livrer à la pratique essentiellement rustique de la levrette sur les rives de l’étang de Poulguidou, pratique fort en honneur dans l’univers rugueux et bourru de la Bretagne profonde en général et du cap Sizun en particulier, un petit lapin dressait maintenant ses oreilles au fond de son clapier. Se faire prendre en levrette au cap de la Chèvre ! Tout un programme, n’est-ce pas ? Seulement, dans ce domaine, à l’époque, le rétropédalage restait d’un usage clandestin et limité.

Au cours des années qui suivirent, ponctuées d’innombrables conquêtes et liaisons féminines insolites ou baroques, je suivis avec intérêt passionné la trajectoire d’Ulysse qui donna, en véritable feu d’artifice, la mesure exacte de ses multiples talents. Je le connus tour à tour et successivement champion du monde de monoski nautique sur le lac de Guerlédan ou professeur émérite de droit international à la faculté d’Aix-Marseille.

Mes yeux s’humectent au souvenir du maître, lunettes d’écailles, serviette de cuir noir, cravate sombre, rentrant d’une réunion de fin d’année où ses étudiantes émues venaient de lui offrir une édition reliée pleine peau de La temporellité du Dasein, de Martin Heidegger. A l’époque, conscient de son glorieux passé de hauts faits d’armes, il avait coutume, affichant une désinvolture hautaine, de porter la rosette de la Légion d’honneur à la boutonnière d’un costume bleu-nuit.

Il n’abandonna pas pour autant ses activités au sein du GIGN et, accompagné de ses amis le commandant Prouteau et le capitaine Barril, il neutralisa à La Mecque, en les enfumant et les mitraillant avec entrain et persévérance, trois mille intégristes qui s’étaient barricadés dans la grande mosquée Haram al Sharif.

Il occupait aussi, mais plus discrètement, certaines fonctions plus improbables, comme celle d’animateur de bouchon ! Cela consistait à distribuer dans les embouteillages de Grenoble des bonbons et des couches-culottes destinés à calmer les automobilistes bardés de mioches braillards, exaspérés et trempés de sueur. Est-il besoin de préciser que pour cette fonction précise, qui d’ailleurs laissait quelque peu perplexe, son entraînement au sein du groupe d’élite de la gendarmerie ne paraissait pas d’une opportunité manifeste?

C’est à peu près à cette époque qu’une solide amitié se développa entre lui et Hassan II, sultan du Maroc à qui le général Mohammed Oufkir avait fait ses éloges. Ses talents d’architecte et d’océanographe ne laissaient pas le roi indifférent et le général Oufkir, qui allait connaître quelques années plus tard la fin tragique que l’on sait, l’avait chargé d’organiser une flotte de pêche spécifiquement marocaine et de reconstruire le port d’Agadir selon les nouvelles normes antisismiques.

L’affaire fit long feu car, sur ces entrefaites, le cascadeur Rémy Julienne le sollicitait en Afrique du Sud pour assurer l’évasion de Nelson Mandela du pénitencier de Robben Island. Quelque trente ans plus tard, on le retrouvait dans le détroit de Malacca où, Walther P.P.K. au poing, il se battait contre les pirates Badjaos. Ces terribles gitans de la mer voulaient s’approprier un trésor archéologique de vaisselle chinoise qu’il venait de remonter d’une jonque coulée par 45 mètres de fond. En effet, accompagné de son ami Eric, descendant d’un célèbre corsaire malouin, il avait repéré en plongée le vaisseau amiral de Zheng-He qui, en 1421, avait découvert les côtes occidentales de l’Amérique pour la plus grande gloire de l’Empereur Zhu-Di.

Au cours des années qui suivirent, je le perdis complètement de vue mais, un beau jour de juin 2009, cent canons aux sabords, son bateau entra dans le port. Jambes écartées, il se tenait en vieux loup de mer, sur la plage arrière d’un superbe catamaran jaune canari, chapeau de paille d’Italie, chemise blanche largement ouverte, à la Bernard Henri-Lévy. Ulysse interprétait au banjo My darling Clementine, accompagné d’un chœur frétillant de mulâtresses surexcitées. Installée dans le poste de pilotage, une femme noire allaitait son bébé avec un sein qui ressemblait à l’oreille d’un cocker géant ! Mais où avait-il pu les dénicher, celles-là ?

Il débarqua à la tête de son équipage, sanglé dans un uniforme qui évoquait un peu Luis Mariano interprétant Le Chanteur de Mexico. Cou-cou-rou-cou-cou ! Ulysse prenant pied ce jour-là sur le quai d’Audierne, c’était Jehan de Verratzane fondant la Nouvelle Angoulême. C’était Vasco Nunez de Balboa prenant possession de la Grande Mer du Sud pour son roi Ferdinand d’Aragon.

Ils étaient quinze matelots, Sur le coffre du mort ; Quinze loups, quinze matelots, Yo-ho-ho!… Yo-ho-ho!… Qui voulaient la bouteille… (Robert-Louis Stevenson, L’île au trésor)

Hélas, dans cette cerise à l’eau-de-vie qui voulait incarner le capitaine Joshuah Slocum, j’eus beaucoup de mal à reconnaître mon fringant aventurier d’autrefois, chez qui rien ne rappelait plus Errol Flynn ni un quelconque Crocodile Dundee. A tout hasard, je lui passai dans la tubulure un litre de sérum bicarbonaté sodique additionné d’anexate puis de narcan, sans le moindre succès apparent, hélas. Perplexe et désabusé, je tentai une ultime réanimation au rosé de Provence, avec une dose de trois litres administrés en flash.

Au bout de dix minutes une lueur incertaine illumina son œil, tout à fait d’ailleurs l’œil du vieux Pew, qui parut retrouver un semblant de vivacité. Chez lui, le barde breton n’était donc pas mort et, l’espace d’un instant béni et fugitif, je retrouvais ces jolis yeux au regard quêteur que je me rappelais avoir déjà remarqué chez certains hommes rongés par le souci de plaire. Et qui fait appel à toutes les formes du mensonge. Le sourire un peu glauque quand même, il commença, d’une élocution approximative et bafouillante, à me narrer sa récente rencontre avec son vieux copain Nicolas, rue du Faubourg saint Honoré, Nicolas, qui l’avait vigoureusement interpellé du trottoir d’en face : « Té ! mais c’est toi ! Mon vieux poteau, viens donc voir prendre un pot dans ma turne… Carla ! c’est Ulysse ! rince voir deux verres ».

En présence de mon gendre, si estomaqué qu’il en oubliait de rester prudemment dans une réserve sceptique et masquait de plus en plus douloureusement une vaste houle de franche rigolade intérieure, Ulysse nous raconta que, pris à bord d’un sous-marin nucléaire lanceur d’engins parvenu nuitamment devant Benghazi, on l’avait introduit en tenue de plongée, muni de son couteau de combat, dans un tube lance-torpilles progressivement rempli d’eau de mer. Guidé par les lumières lointaines de la ville, il avait gagné le rivage dans la tiédeur nocturne de la Méditerranée, abandonnant dans son sillage comme un brasillement de feu de plancton photophore. Parvenu sur la plage faiblement éclairée par la lune, il avait caché sa tenue sous une colonne dorique de Leptis-Magna et gagné l’enceinte où les malheureuses infirmières se rongeaient d’angoisse dans l’attente de leur exécution au sabre d’abordage.

Hélas, surpris par la garde maure du Raïs, il avait dû décrocher en laissant à terre deux de ses hommes, non sans avoir gratifié, d’un revers fulgurant de son couteau de combat, trois ru gueux malfaisants d’un permanent sourire kabyle. Hauts sont les monts / Et ténébreuses les vallées / Les rocs sombres / Et terrifiants les Défilés ! (La Chanson de Roland)

Et tout cela, eh bien, c’était Ulysse ! Et je peux vous dire que je n’ai pas eu besoin d’inventer une seule ligne de cette époustouflante trajectoire, je le jure. D’ailleurs, comment aurais-je pu le faire : je manque totalement d’imagination. Seigneur ! Sans des hommes de sa trempe, que le monde serait donc triste !

Raoul Lélias

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