Un naufrage surréaliste à Baden-Baden

Passent les mois et passent les années. Il y a maintenant si longtemps que nous fréquentons cette ville ! Aussi, j’estime que nous pouvons légitimement prétendre aujourd’hui, en être les citoyens. C’est vrai ! Au cours de ces quarante-cinq dernières années, nous avons là-bas acquis nos habitudes.

Nous fréquentons par exemple le même appartement qui domine la ville si énigmatique et séduisante au clair de lune. Notre salle à manger du matin si confortable, tellement surannée, figée dans son discret parfum de cannelle et de bergamotte, ses œufs à la coque!

Ah ! ses œufs à la coque ! Toujours cuits à point, comme les apprécie Fabrice Lucchini dans : « Ces dames du sixième ». Ses plateaux de charcuterie et de poissons fumés. Son excellent café des «Blues Mountains».

Avec ses journaux, aussi. Ah! ses journaux : «Die Welt», «Financial Times», «Allgemeine Zeitung», «New York Herald Tribune», «Der Völkische Beobachter». Tous haubanés de cadres de bois, disposés en ordre impeccable devant de confortables fauteuils de cuir.

Nous y avons nos romantiques errances. De la Lichtentaler Allee à Geroldsau Kirche dont les cloches sonnent à toute volée l’angélus du matin et l’angélus du soir, comme s’il s’agissait d’une déclaration de guerre aux pirates barbaresques et sarrasins de tout poil.

Baden-Baden est une ville réservée, discrète, silencieuse. Tellement silencieuse ! Nous adorons ses silences. En particulier celui, écrasant, qui s’abat sur la vallée chaque soir à la brune, mais aussi ceux que l’on savoure tout au long de la journée, quand la foule, qui ne donne jamais l’impression d’en être une, défile en longues cohortes de fantômes des siècles évanouis et abandonne dans son sillage quelque chose comme un brouillard de rêves inassouvis.

Cette foule étrange. Tous ces gens qui semblent marcher vers l’inconnu. Et cet inconnu, qui est devant eux, est déjà sur eux. En eux. Ils y résident. C’est ce que nous disent leurs yeux qui, grands ouverts, ne nous voient pas et sont aveugles à notre temps. Ils évoquent, irrésistiblement, pour moi, le terrible aphorisme de notre maître Louis-Ferdinand Céline: «C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir». Mourir ? Dormir peut-être. Mais mourir ? Car en ce sommeil de mort quels rêves nous viendront-ils ?

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