Taprobane

Nous nous sommes rencontrés à Ceylan, l’antique Taprobane, par le plus surprenant des hasards, exactement au pied du rocher du Lion, dans le vieux royaume perdu de Dhatu-Sena, envahi d’une jungle folle, exubérante et désordonnée.

Au hasard de nos errances, grandit notre amitié. Quelques années plus tard dans l’île de Mindanao, pris à Zamboanga sous le feu nourri des tirs de mortiers, en pleine attaque de guérilla des insurgés Moros, nous n’en menions pas large, t’en souviens-tu ?

Zamboanga ! l’hôtel Lantaka, Mayor Valdemosa, les Badjaos, ces ombrageux Gitans de la mer aux allures mystérieuses et farouches, gardes immobiles et figés sur leur flotte de fines pirogues barrant l’horizon de feu de la eer de Soulou !

Zamboanga ! Lointaine image déjà rongée par le brouillard inexorable et glacé des années mortes ! Bien des années s’écoulèrent. Un soir, à la brune, égarés par une nuit glaciale dans la forêt magellanique du mont Sarmiento, nous nous sommes demandé si nous n’allions pas mourir de froid.

Le vent du Horn ravageait la nuit. Brisé par la cordillère Darwin, il hurlait à nouveau sur l’île Sainte Agnès en s’engouffrant dans l’étroit canal Cockburn. Il partait à l’assaut des Evangelistes et des Furies occidentales.

Ensuite, il aborderait la Patagonie australe où s’épanouirait enfin toute sa puissance et il irait mourir aux portes de Buenos Aires dans un dernier hoquet de pampero.

Notre cher détroit de Magellan !

Du cap des Vierges aux îles des Evangelistes ! Puerto-Natales sur le senio Ultima Esperanza. Punta Arenas, nos ombres qui n’en finissaient pas, projetées sur le Grand Océan, par un soleil qui refusait de mourir dans l’incendie du soir …

Feux des Kaweskars errants des îles Charles à la presqu’île Munoz Gamero, des îles Wollaston et de la mer d’Otway, disparus dans la nuit éternelle !

Je rends grâce à cette terre de Patagonie d’exagérer à ce point la part du ciel !

Bien des années plus tard, nous fûmes littéralement bouleversés par la splendeur d’une aurore en baie des Vierges, à Fatu-Hiva des Marquises.

Fatu Hiva. La Madeleine des Conquérants de la Vieille Castille ! Ils étaient trois, trois qui vécurent cet instant surgi d’un surnaturel fulgurant. C’était précisément le 21 juillet 1595. Partis sur les traces de Magellan, de glorieuse mémoire, Don Alvaro Mendana de Neira, Pedro Sarmiento de Gamboa et leur valeureux pilote, Pedro Fernandez de Queiros, tombaient à genoux en entonnant un « Te Deum » sur le front de leurs équipages.

Au sein de cette immensité marine, de ces Mers du Sud au prestige aujourd’hui perdu, découvertes au prix d’une épique traversée de l’isthme de Darien par Vasco Nuniez de Balboa, ils venaient de connaître l’extase d’une vision de Paradis.

Ce matin-là, nos yeux éblouis éprouvaient cette même vision qui les avait tant charmés, l’une de ces aurores ensorcelantes qui impose à l’esprit, en évidence enchantée, l’irruption imminente de la Divinité créatrice d’une telle Harmonie. Et cependant quatre siècles venaient de s’écouler.

Seules manquaient les soixante-dix pirogues montées par l’une des plus belles humanités qui soient, en si parfait accord avec la splendeur sauvage de leur univers insulaire, cet Univers-île où ils vivaient depuis si longtemps, ce voluptueux songe enflammé qui ne devait jamais avoir de fin.

Queiros écrivit :

Soudain, d’une baie située à proximité d’une aiguille rocheuse, apparaissent soixante-dix pirogues creusées dans un tronc d’arbre. On peut compter environ quatre cents Indiens à la peau presque blanche ! Oui ! Presque blanche, et de belle stature, grands, robustes, forts, les jambes solides, les yeux vifs et les traits du visage agréables.

C’est une race propre, qui respire la santé et dont le parler même semble vigoureux. Leurs cheveux, aussi longs que ceux des femmes, sont très souples. Beaucoup d’entre eux sont blonds et accompagnés d’enfants si charmants que l’on ne peut s’empêcher de louer le créateur devant un tel spectacle 

Parmi eux, je remarque un jeune garçon d’une dizaine d’années qui pagaie avec deux compagnons, les yeux fixés sur notre navire. Avec ses cheveux blonds, son corps splendide et sa peau blanche, il ressemble à un Ange.

Voici que Pedro Fernandez de Queiros découvre les Hyperboréens de la mythique Thulé ! Et c’est ainsi qu’ils prirent possession de l’archipel au nom du roi d’Espagne, Philippe II, fils de Charles Quint, et ils le nommèrent « Las Islas Marquesas de don Garcia Hurtado de Mendoza de Canete », honorant ainsi le vice-roi du Pérou.

Peu d’hommes, a-t-on dit, quittent les îles de la Mer du Sud après les avoir connues. Louis Lacroix évoque ces capitaines de grande pêche, depuis longtemps retirés à terre, qui ne parlaient pas des Marquises sans évoquer, avec une certaine mélancolie, le temps des relâches dans les Pae-Pae Hae, maisons à terrasse d’Hiva-oa et de Fatu-Hiva.

A l’ombre des palmiers et des bouraos à fleurs jaunes au cœur marron, l’alizé austral leur apportait une fraîcheur délicieuse, agitant au-dessus de leur tête en guise d’éventails, les cocotiers précieux. Etendus sur leur dure couchette de bord, blessés ou malades, ou bien, couchés dans un lit d’hôpital pour y terminer leur vie agitée, combien de vieux marins ont une dernière fois rêvé d’Hanavavé, la baie des Vierges, ou d’Omoa le bon repos !

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