Patagonie: la Tragédie humaine

Un Yaghan sur les îles Wollaston, photo du commandant Martial, 1882

Le vent du Horn ravageait la nuit. Il reprenait de la vitesse, brisée par la Cordillère Darwin sur ces terres de l’île Grande à peine ondulées. Il allait aborder la Patagonie australe où s’épanouirait enfin toute sa puissance. Et il irait mourir aux portes de Buenos-Ayres dans un dernier hoquet de pampero.

On entendait venant des profondeurs australes, le Vent du Horn qui poussait sa vague ravageuse, toute pareille à ces lames qui viennent dominer le château arrière des grands voiliers aventurés sous ces latitudes grondantes, soulèvent la coque, tiennent pendant quelques secondes toutes choses en équilibre entre la vie et la mort, et puis s’en vont on ne sait où.

« La nuit commence au Cap Horn », Saint-Loup

L’homme à la fronde, photo du commandant Martial, 1882

Dans la mémoire de ces Malheureux qui depuis 10.000 ans, intégralement nus, luttent pour leur survie, dans un climat impossible et glacial, il n’y a jamais eu de place pour le souvenir d’un Dieu bon. Pas le moindre génie bénéfique, ni même compatissant. Aucun recours dans l’Au-Delà. Pas de main miséricordieuse bénissant à travers les nuées. 

Dieu l’a voulu ainsi, mais les Kaweskars ne le savent pas. Ils ignorent leur mission sur cette terre. Perdus, abandonnés, condamnés à errer aux confins les plus désolés, exactement immuables d’un millénaire à l’autre depuis le paléolithique, oubliés au pied de l’échelle illusoire où tous les peuples se sont hissés à différents degrés, ils sont le Peuple Elu. 

Dieu n’en a jamais choisi d’autre.

Et Dieu, qui regarde le dernier Kaweskar dans son dernier canot, lutter contre les éléments pour atteindre une petite grève de galets où il passera la nuit, lui a déjà fixé la place, la première dans ce qu’on appellera … Le Paradis.

Les Kaweskars ! Combien de fois ils ont été sur le point de périr jusqu’au dernier, devant combien de peuples ils ont du reprendre la route chaque fois qu’ils se croyaient sauvés, des peuples toujours plus nombreux et plus forts, servis par des divinités puissantes. Des étrangers qui les méprisaient et ne leur faisaient jamais de quartier parce qu’ils les trouvaient petits et laids, inutiles, moins dignes de vivre qu’un animal.

 Enfin, Dieu sait combien de fois et après combien de massacres s’est élevé de leurs rangs clairsemés le grand chant de lamentation, celui qui ne s’adresse à personne parce qu’il n’existe aucun Dieu pour l’entendre, et tisse sous les arceaux des tchélos, de coeur à coeur, un réseau de tristesse et d’angoisse qui est le seul élément familier propre à ce peuple abandonné: « AKWAL ASWAL YERFALAY », LE CHANT DU MONDE.

Qui se souvient des Hommes (Jean Raspail)

***

Photos de l’expédition du commandant Louis-Ferdinand Martial, à bord du navire « La Romanche » (1882)

Couple d’Indiens Onas au bord du canal de Murray (1882)
Indigènes Alakaluf sur le pont du bateau « La Romanche », photo du commandant Martial, 1882

Ces photos portent une charge émotionnelle considérable et déchirante d’accablement pathétique. C’est un sommet dans le tragique, comme je n’en avais encore jamais vu. Prenons par exemple le fuégien solitaire accroupi sur un rocher des îles Wollaston, c’est pour moi la plus belle où le couple de Téhuelches sous une futaie de Nothofagus antarctica.

Elles ont été réalisées lors des voyages d’exploration du commandant Martial au cours des années 1880. Et que dire de « l’homme à la fronde?  Du trio hagard, sur le pont de « La Romanche »?

Tous ces clichés ont été enregistrés sur des plaques de verre négatives dont on allait produire des tirages sur papier albuminé. Les négatifs sont tous des émulsions au gélatino-bromure d’argent de format 13×18. 

La Romanche en Patagonie, 1882

 

La petite Julia est encore enfant au moment où elle voit des Blancs pour la première fois, en 1882, à bord du « barco frances » où elle accompagne ses parents.

Les Tehuelches ne savaient pas que c’était un bateau mais le prenaient pour un grand rocher qui se serait détaché de la falaise. Un vieil Indien disait: « Cela veut dire que le printemps est déjà arrivé, puisque les oiseaux sont en train d’apporter des herbes pour faire leur nid ». Il prenait en effet les officiers, portant des casquettes blanches, pour des cormorans de haute mer, ceux qu’on appelle des iakuta. « Maintenant, ajoutait le vieil Indien, ils vont faire leurs nids, c’est déjà la saison pour qu’ils fassent leurs nids, on les voit qui transportent des herbes dans leurs becs ».

A vrai dire, les officiers fumaient des pipes « cachimbas » et, lorsque la fumée sortait de leurs « becs », les Indiens s’écriaient : « Oh, les cormorans se sont brûlés, c’est pourquoi la fumée sort de leurs becs ».

Patagonie, 1993

Il nous a surpris, l’oiseau Indien, dans un sous-bois, vers 11 heures du soir, sur les flancs du mont Sarmiento, à l’ouest du golfe Ponsonby. T’en souviens-tu, cher Bernard? Pas la moindre rumeur ne venait troubler cette nuit de bible faite d’étoiles et de vent.

Oui, souviens-toi, cher Bernard, parmi tous les moments enchantés que nous avons connus de par le monde éblouissant des images qui vous laissent interdits, anéantis sur des sommets, cloués par la merveille !

Souviens-toi de l’écrasant silence de cette nuit.

Et soudain, une grande débauche de battements d’ailes et de froissements soyeux s’est abattue sur nous. C’était un oiseau de grande envergure, noir, bariolé de pourpre, qui de ses  ailes déployées, immenses et cramoisies, nous occultait soudain la Croix du Sud et la Chevelure de Bérénice. Cet incroyable pic aux larges ailes rouges, spécifique du détroit de Magellan, faisait au sein de nos vies une irruption à grand spectacle, que nous n’avons jamais oubliée. 

R.L.

Raoul et Bernard devant le Perito Moreno

Pour en finir avec les Fuégiens

Alakalufs, Yaghans, Tehuelches, Onas, toutes tribus condamnées après 6000 années d’errance océanique. Quel mystère difficilement concevable, qui ne peut pas ne pas faire naître aux tréfonds de nos âmes l’éventualité probable d’une similitude de destinée.

Oui, il faut nous faire à cette idée. Comme les Fuégiens, nous allons mourir. Grandes sont les étoiles et l’Homme, pour elles, est insignifiant. Mais l’Homme est un esprit juste et beau qu’une étoile conçut et qu’une étoile tue.

Il est plus grand que ces éclatantes assemblées aveugles car, s’il y a en elles d’incalculables potentialités, il y a en Lui un accomplissement, infime peut-être mais réel. Il meurt trop tôt, semble-t-il. Mais quand il disparaîtra, ce ne sera point pour retourner au néant comme s’il n’avait jamais été, car il est éternellement une des beautés de la forme éternelle des choses. L’Homme a eu des ailes et l’Espérance. Il avait en Lui d’aller plus loin que ce vol si court qui prend fin à présent. Il se proposa même de devenir la Fleur de Toutes Choses, d’apprendre à être l’Omniscient, l’Admirateur du Tout.

Au lieu de cela, il doit être détruit. Il n’est qu’un oisillon pris dans un incendie de brousse. Il est très petit, très simple, et sa compréhension est limitée. Ce qu’il sait du grand orbe des choses n’est que le savoir d’un oisillon. Son admiration est celle du petit oiseau pour ce qui est favorable à sa petite nature. Il ne prend plaisir qu’à la nourriture et à l’appel qui l’annonce. La musique des sphères passe au-dessus de lui, le traverse sans être entendue.

Pourtant, elle s’est servie de Lui et se sert à présent de sa destruction. Le Tout est grand, terrible et très beau. Le mieux, pour l’Homme, est que le Tout l’utilise. Mais se sert-il vraiment de Lui? La beauté du Tout est-elle vraiment rehaussée par notre agonie ? Et le Tout est-il réellement beau? Et qu’est la Beauté?

Tout au long de son existence, l’Homme s’est efforcé d’entendre la musique des sphères. Il a cru, de temps à autre, en saisir quelque phrase et même avoir une idée de l’ensemble. Il ne pourra cependant jamais en être sûr de l’avoir véritablement entendue, ni même qu’il y ait une musique parfaite à entendre. Et c’est inévitable, car si elle existe, elle n’est point pour lui dans sa petitesse.

Mais une chose est certaine. L’Homme lui-même est pour le moins musique, un thème vaillant et beau qui transforme en musique son immense accompagnement, sa matrice de tempêtes et d’étoiles. L’Homme lui-même, selon son rang, est éternellement une beauté dans la forme éternelle de l’Univers : Quelle bonne chose d’avoir été l’Homme.

Ainsi pouvons-nous donc avancer ensemble vers la Fin, la Joie et la Paix dans nos cœurs, en nous félicitant du passé et de notre propre courage car, après tout, nous ferons une belle conclusion à cette brève musique que fut l’Homme.

R.L.

Voir aussi un texte d’Alex Décotte à propos des ultimes autochtones de Patagonie…

Lire ou télécharger le texte original du livre de Saint-Loup:

Lire aussi un excellent article en français publié dans Latitud Argentina…

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