4. L’Atlas des îles abandonnées

«Sous un ciel brûlant et cuivre // Le soleil sanglant, à l’heure de midi// Se trouvait juste au dessus du mât // Et n’était pas plus gros que la lune.» (The lay of the ancien mariner).

Tout au long de cette expédition, Serge allait battre en brèche cette renommée de farfelu extravagant qu’il s’était laborieusement acquise place Ménélik, et se parer du prestige d’un navigateur expérimenté, compétent et habile. Il déployait une énergie et une joie de vivre sans pareilles. Le vocabulaire du bord subissait l’emprise d’expression guyomardesques, toutes à l’image de son enthousiasme communicatif: «absolument!», «sans rémission!», «déterminant!», la carangue avait été «escendue en flammes!», «bosser,

trimer, se défoncer!», les caméras étaient des «chiottes», avec lesquelles il fallait faire des «plans chiadés», des «scènes au poil».

Après chaque plongée, les lits picot étaient encombrés de fusils démontés, de caméras, de capsules de CO2, de sandows de toutes les tailles. Serge chantait: «Les sandows longs, des violons de l’automne, blessent mon mérou d’une langueur monotone». Devant leur inefficacité relative, avec les fusils à sandows, on se sentait aussi démuni et vulnérable, face aux requins et aux loches d’une demi-tonne, qu’armés d’un cure-dents devant un éléphant d’Afrique.

Avant notre départ de Paris, Alain et moi avions donc rendu visite, rue de la Croix-Nivert, au vénérable père Pelletier, inventeur du fameux fusil Pelletier à CO2. Bardés de ces super-armes, sans oublier quelques sparklets et pointes explosives, nous nous sentions invincibles. Les squales n’avaient qu’à bien se tenir et, au lieu d’avoir devant eux des nageurs terrorisés, dont l’anxiété, très perceptible par ces poissons, aurait excité leur appétit, ils allaient devoir faire face à des prédateurs, pleins de fureur et de rage de tuer, armés de bazookas et de flèches amères.

Le soir même nous jetions l’ancre à l’est de Tadjourah et établissions un campement de fortune sur l’une des grèves de l’ancienne capitale Obock. Le constant vent de mer rendait maintenant la température très supportable et le lendemain, aux aurores, l’ «Ibrahim» saluait le phare de Ras-Bir et rangeait la côte inhospitalière de Godorya pour gagner, à l’abri du Khamsin, le havre de Ras-Syyan, face au célèbre archipel des îles du Prophète, également appelées les «Sept Frères» ou les « îles Seba». La Mecque mondiale de la chasse sous-marine, notre destination finale cette année-là. Car il s’agissait d’un galop d’essai avant la grande expédition aux îles Hanish, que nous préparions fiévreusement pour l’année suivante.

Non! Vous ne connaissez pas les «îles du Prophète». C’est tout à fait normal mais bien dommage pourtant. Le monde recèle ainsi plein de trésors cachés ou inaccessibles, à moins d’en faire le but de sa vie. A ne vous rien cacher, c’était le mien.

Mon gendre avait dû le percer à jour en m’offrant pour Noël l’«Atlas des îles Abandonnées», qui en comporte quelques uns de ces univers extraordinaires, mondes pleins d’étrange et d’ailleurs éternels, qui n’ont pour la plupart jamais été foulés par l’espèce humaine.

Des planètes absolument vierges. Mais vous vous rendez compte?

J’y pensais dès mon enfance où, parcourant des grèves isolées encastrées au pied de falaises abruptes du Cap Sizun, je disais à mon vieil ami Paul: «Tu vois, je suis sûr que pas âme qui vive n’est passée ici, où nous sommes, depuis des années. Regarde aurour de toi, toutes ces épaves abandonnées qui n’ont jamais été recueillies!». Prenant conscience de cette écrasante réalité, nous savourions ces moments, comme des instants magiques de grande exaltation.

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