2. Un vieux bouc barbichu

La Mer Rouge! «El Bahar El Hammar»! Elle fut pour nous une irrésistible ivresse où, épaves consentantes, mes amis et moi nous apprêtions à sombrer corps et âme, envoûtés par un rêve qui nous dépassait.

Il m’arrive encore parfois, certains soirs de deviner dans un lointain extrême l’éclat intermittent du phare de Ras-Bir sur la suavité phosphorescente de la Baie de Tadjourah! C’est sans doute légitime. Combien d’heures précieuses de notre existence passée devons-nous à cette région du monde si ensorcelante, si enivrante du parfum bouleversant de notre jeunesse enfuie, et de notre enthousiasme perdu ?

Alain! Serge! Jean-Louis! Paul! Jacques! Maintenant disparus, vous qui n’avez pas eu la chance d’Henry de Monfreid…Où est le temps où l’amitié entre les hommes faisait de l’ombre sur la robe des femmes? Vous ne connaîtrez donc pas l’impression douloureuse de perdre de rivage à rivage, de forêt en forêt, tout ce bel univers qu’on s’est créé jeune par des lectures, des tableaux et des rêves.

Le débarquement matinal, en avril 1972, dans le vieil aéroport colonial, par 40 degrés Celsius, ceinture de plomb autour des reins, jambes gonflées en poteau de mine, chaussures retenues par l’asphalte qui fondait en larges flaques molles de bitume, n’avait rien d’une arrivée dans la Nouvelle Cythère, mais plutôt dans la caldeira incandescente du Niragongo!

Je vois encore à l’échelle de coupée, l’instinctif mouvement de recul des voyageurs pressés une minute auparavant de quitter l’avion climatisé pour plonger dans la fournaise!

La traversée de la ville écrasée de chaleur en minibus se fit tambour battant et cerveau en ébullition, car «l’Ibrahim Ibn-El-Riheh », notre boutre loué chez un Issa du nom d’Omar Bourrek, nous attendait au port.

Nous eûmes à peine le temps d’apercevoir la grande mosquée de la place Rimbaud et la si attachante place Ménélik, déjà envahie de ses petits Yaouleds, cireurs de chaussures. Ses bâtiments de caractère: «Les Grands Comptoirs Français», «La Grande Pharmacie de L’Océan Indien», sans oublier le trop fameux «Palmier en Zinc» où chaque soir, distraction d’un autre âge, devant un parterre captivé de Tirailleurs Sénégalais très attentifs, une prostituée somalie se faisait sodomiser par un âne! Délassement plein de distinction et ô combien délicat de nos troupes coloniales, si brocardées par la propagande cinématographique allemande en 1940.

Nous eûmes le temps d’apercevoir une silhouette qui n’allait pas tarder à nous devenir familière. Abritée d’une légère ombrelle de dentelle blanche, en tenue très Eugénie de Montijo, une dame sans âge, très abîmée quand même par les intempéries, arpentait l’avenue du Gouverneur Lagarde. Précédée de deux lévriers afghans qu’elle tenait en laisse, très droite, pleine d’élégance surannée et de classe, elle nous apparaissait très frissonnante, comme celles qui ont été beaucoup aimées et qui en ont gardé un petit gel entre les épaules.

On l’imaginait habitant un de ces châteaux où il pleut des Revenants , et à sa démarche triomphante, toute vêtue de noir, on était vraiment tenté d’admettre qu’en ce temps-là le veuvage était bien le bâton de maréchal de la femme. Le Tout-Djibouti savait qu’il s’agissait là de l’ancienne maîtresse du Négus, Haïlé Sélassié, empereur d’Ethiopie, qui venait de mourir à Addis-Abbeba, étouffé sous un coussin dans son palais du Vieux Guebbi, par cette brute primitive de Mengistu Haïlé Mariam… paisiblement assis sur le coussin jusqu’à ce que mort s’ensuive! Soucieux de profiter du «mana» que tout un chacun reconnaissait au vieux Roi déchu, il l’avait enfermé dans une boite étanche, disposée sous son bureau présidentiel, à l’endroit précis où il mettait les pieds.

A peine franchi le plateau du Serpent et la majestueuse résidence du Gouverneur, nous abordions le port sous un soleil de feu. C’est là qu’un peu déconcertés, nous découvrîmes l’ «Ibrahim»!!! Très imprégné des «Cigares du Pharaon», ce majestueux sambuk, l’ «Ibn-El-Riheh», «Le Fils du Vent»! dont nous avions rêvé, était en réalité le rejeton adultérin d’une coque de noix et d’un bateau-lavoir. Occupé par trois Afars si anthracite, si squelettiques, si décharnés qu’on aurait pu les prendre, s’ils avaient observé une relative immobilité, pour des victimes à demi-calcinées par l’incendie d’une raffinerie de pétrole.

Ces obscurs émules de Jeanne d’Arc qui, selon toute probabilité, n’avaient pas vu le jour à Domrémy, s’occupaient fort activement de charger et d’attacher sur l’avant du bateau, bientôt livré à de furieuses déferlantes, un vieux bouc barbichu, flanqué de trois ou quatre chèvres aussi décharnés qu’eux-mêmes. Entre deux éclats de rire, notre fabuleux skipper, Serge Guyomarc’h, futur parrain de ma fille, s’esclaffait en permanence, à croire que, nourrisson, il avait confondu son biberon et une bonbonne de protoxyde d’azote. Ce grand Marrant nous expliqua qu’il s’agissait là de la réserve de viande fraîche destinée à de futures agapes sur la plage.

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