Un boutre en mer Rouge

Mes parents étaient des voyageurs de naissance et d’instinct… Mais des voyageurs pressés qui confondaient la Terre et le Vent. Ils ont, l’un comme l’autre consacré leur existence au travail. Affligés, comme on pouvait l’être à l’époque, d’un train de maison aussi indispensable que fastidieux et pervers, leurs départs pour des contrées qui nous paraissaient lointaines s’avéraient héroïques, et leurs retours pénibles.

Je me souviens de la joie des domestiques, ravis de les accueillir, en leur annonçant demauvaises nouvelles (fuites d’eau, factures, cambriolages dans le voisinage, morts locales, patients ayant changé de médecin, etc, etc.) Aaah! Les mauvaises nouvelles, la gueule des patrons en les apprenant, c’était leur régal du dimanche. Le peuple a l’âme généreuse: les délicatesses de petites gens.

L’une de nos bonnes, Rose C, triomphait dans la malfaisance et l’obséquiosité sournoise, l’oreille toujours aux aguets, elle traquait le moindre ragot qu’elle pouvait monter en épingle et en faire sa dépêche d’Ems. Elle arborait en permanence une espèce de sourire, un petit peu hypocrite et fourbe, un petit peu malin et un petit peu obscène. Nous le connaissons bien maintenant ce sourire, car c’est devenu l’immuable recette du sourire des speakerines de la télévision.

Sa vie honteuse avait déshonoré jusqu’à la bassesse de sa naissance. Elle ne trouvait dans l’existence d’autre satisfaction que celle de vous mordre aux chausses. Mon père, la surprenant s’attardant de manière insolite la soupière tendue plus que de raison derrière l’épaule d’un convive attablé et prolixe: « Rose! Vous écoutez à table en servant. Il ne faut pas écouter, savez-vous? Contentez vous d’entendre.»

C’était Richard Millet, il évoquait Gilbert le pédéraste, qui, rentrant par hasard dans le cabinet de toilette d’Emilienne d’Alençon, la trouvant à cheval sur le bidet et, du bout de sa canne, montrant avec dégoût l’entrejambe de la belle prostituée:

« Quand je pense que c’est avec «ça» qu’on nous prend nos Hommes. »

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