Tahiti 1966: La fête

Il pleut sans cesse sur Brest / Comme il pleuvait avant / Mais ce n’est plus pareil et tout est abîmé.

Jacques Prévert / Barbara

Passager à bord du Beagle en escale à Conception, au Chili, Charles Darwin, remarquait, lui : Et chaque jour, je m’étonnais qu’il fit aussi beau temps que la veille, Comme un beau climat peut apporter d’euphorie dans la béatitude de la vie !

C’est si vrai que l’esprit de la fête ne peut s’épanouir qu’au sein d’un climat privilégié. Comment notre si cher Albert, aujourd’hui ignominieusement jeté aux oubliettes, évoquait-il Tahiti?

Tahiti. Il n’y a de riant que la bande côtière habitée. Tout le reste est imprégné d’une mélancolie qui parfois vous étreint le cœur, et la montagne d’une tristesse grandiose.

Dans le cercle polynésien, elle est unique par la multiplicité de ses eaux, l’air en est hydraté à l’extrême limite de la saturation. Tout s’y rouille ou s’y oxyde, tout s’y amollit, même les cerveaux.

Cette humidité continue fermente sous le soleil équatorial, gonfle la terre de sèves inouïes et engendre une végétation miraculeuse, merveille de Tahiti, gonflée sous des pluies permanentes.

Mais la pluie de Tahiti n’a rien de la nôtre, morose et glaciale. Elle vient d’on ne sait où, sans crier gare, avec un crépitement joyeux multiplié par les palmes, les feuilles épaisses et les tôles. Elle vous tombe dessus sans qu’on ait le temps de s’abriter, elle vous croule sur la tête et les épaules, claire et tiède, surabondante et gaie, elle vous inonde, elle vous détrempe. Ce ne sont pas des gouttes, mais des filets d’eau qui offusquent le paysage de leurs stries continues et serrées. Cela tintinnabule comme une musique de sistres, de triangles et de grelots. Sur les grandes feuilles roides et gonflées de sève, cela fait un vacarme de percussion, une tambourinade de cent tambours. On est ahuri, aveuglé, submergé… Et tout d’un coup, cela s’arrête, sans transition, comme c’est venu. On n’entend plus que les grosses larmes qui tombent des branches et la turbulence des cascatelles qui s’écoulent de tous côtés. Voici le soleil et les éclairs d’acier des palmes trempées. La pluie s’amuse ailleurs. Ses plus sombres excès sont suivis de sourires divins.

L’aube est rose, le lagon bleu de soie. Les coqs chantent : Ce n’est pas merveille, les coqs d’ici chantent toute la nuit, comme les chiens aboient, mais ils chantent aussi à l’aube pour ne pas manquer à la tradition. L’herbe est pleine de rosée, de grosses gouttes tombent des palmes et des toits. Puis le soleil surgit de la mer ou de la montagne, monte d’un seul mouvement, il se dépêche, il a tant à faire pour parcourir tout l’équateur.

A cinq heures, la plus belle heure de Tahiti, la nature entière participe de l’émaillerie et du vitrail. Je ne pense pas qu’aucun pays puisse donner de pareilles jouissances animales.

Le violet du soir sur la mer passe entre mes doigts comme la lourde chevelure mouillée des filles qui viennent de se baigner à la rivière. Et le bleu sombre de la nuit m’émeut comme la senteur capiteuse de ce gardénia de Tahiti qu’on appelle Tiaré parce qu’il est la fleur entre les fleurs.

Albert T’Serstevens / Tahiti et sa couronne