Baïkal-sur-Goyen

Si je m’y attendais !

Et voilà Jean-Noël, oui ! Jean-Noël ! qui me communique le Lac Baïkal de mon enfance!

Le Lac Baïkal ! Ai-je assez rêvé sur ses rivages?

Un ami m’a demandé l’autre jour de lui communiquer la liste des dix bouquins qui avaient modifié le cours de mon existence

Je n’ai pas osé lui citer : « Etre et temps  » de Martin Heidegger (39 euros 50 !!!). Oui, je sais, ça vous pose … Mais malheureusement, je n’en ai pas compris un seul mot de son « Dasein ».

Je lui ai quand même collé dans les gencives « Mémoires pour servir à l’étude du jacobinisme  » de l’abbé Augustin Barruel. Il faut se l’envoyer quand même : deux tomes de 500 pages !

Mais alors : Le Lac Baïkal (chanté par Lamartine, comme dis ma belle-soeur)

Eh bien oui… MICHEL STROGOFF !

Voilà un autre fabuleux livre, oh que oui ! qui a marqué ma prime jeunesse :

« MICHEL STROGOFF »

Que je vous explique :

Du haut de sa chaire, en ce chaleureux mois de mai, le révérend abbé Sébastien Gougay, supérieur du séminaire de Pont-Croix, soliloquait dans la moiteur printanière d’une « Retraite » à la Sainte-Vierge de six jours.

De temps en temps, il jetait un coup d’oeil à la fois bienveillant, mais de plus en plus intrigué sur l’élève de sixième penché sur son missel… qu’un tremblement de terre n’aurait pu distraire de sa méditation.

Et pour cause : J’étais en compagnie de Michel Strogoff, adroitement glissé dans la reliure de mon missel vespéral romain de Dom Gaspard Lefebvre.

Et que Racontait Dom Gaspard ? Tout simplement que le vaillant capitaine du Tzar se penchait sur Nadia Feodorovna la belle Livonienne, et lui effleurait les lèvres de sa belliqueuse moustache !

Et c’est à ce moment précis que je pris soudain conscience qu’un silence insolite venait de s’abattre dans la nef…

Le prédicateur avait interrompu son homélie, quitté sa chaire, et planait au-dessus de moi comme un balbuzard-pêcheur qui jette son ombre prédatrice sur un lapin de garenne affolé !

Et c’est ainsi, dans ces tristes circonstances, que prématurément mis à la porte du séminaire avec l’appréciation suivante : « La messe quotidienne semble peser beaucoup à l’enfant « , je dus renoncer prématurément à une carrière ecclésiastique qui s’avérait pourtant si prometteuse et pouvait me mener à un quelconque archevêché.

Sinon à la pourpre cardinalice … Je n’ose m’aventurer plus loin …

Et pourtant quand j’examine ce pape François, bergogluant, malfaisant et pernicieux en diable… je me dis Raoul ! Quel dommage !

On avait à l’époque formé à Pont-Croix une troupe de théâtre : « Les Chevalisers de Roscudon ». Pierrot Gargadennec (= Le Boucher de la Rue aux Oeufs) tenait le premier rôle, celui de Michel Strogoff dans : « Aventures sur le lac Baïkal « .

Dénoncé aux Tartares par le traître Yvan Ogareff (= Hervé Gouriou de Lannion), je le vois toujours hurlant « POUR DIEU ! POUR LE TZAR ! ET POUR LA PATRIE! »

Alors que les Tartares de Féofar-Khan s’apprêtaient à l’aveugler à l’aide d’un incandescent sabre de cosaque, rougi au feu ! il échappera à la cécité parce qu’en ce moment ultime, pensant à sa bien-aimée, Nadia Feodorovna, la belle Livonienne (= Jeannette Bourhis de Pennanguer ) des larmes s’étaient accumulées entre les paupières et le globe oculaire du vaillant capitaine, leur évitant d’être transformé en steak … en steak tartare, il va sans dire. Sacré Jules Verne.

A Pont-Croix, tous les bouchers s’appelaient Gargadannec. Le nôtre, c’était Noël Gargadennec de la rue de la Prison, boucher beaucoup moins reluisant, alcoolique invétéré certes, plus connu sous le sobriquet de « Fil-daëro » (Le Hanneton), par les amateurs de biftèques. Mais c’était un fidèle client de mon père, et son épouse, Madeleine Orvoën de Douarnenez, confiait sa bouche à ma dentiste de mère. Que voulez-vous, le commerce a de ces impératifs ! Tandis que « Michel Strogoff », lui,  était soigné par le docteur Savina : « Lomik » place du Champ de Foires.

Surnommé « l’Abominable » (=L’Abominable Garga-des-Neiges), Noël Gargadennec était connu pour la réponse invariable qu’il jetait, impavide, aux touristes de passage en quête de la Poste, de la Mairie, de la pharmacie Kéréveur : « J’sais pas, moi, j’suis boucher ! » 

Il y avait bien à Bourg Le Cap un troisième médecin, un aristocrate lettré, comme il aimait s’appeler lui-même, le Docteur René Bardoul…

René Bardoul = Bardouille: « Ar médicin Braz » chuchotait religieusement  la foule, réunie pour la « Foire An Teut »… ou aussi la foire NINGANAD, ou encore aux prestations du cirque Figuier, foule soucieuse de retrouver en lui  le thaumaturge de Fatima et de la Salette.

Je ne sais pas qui était son boucher à lui… Peut-être estimait-il d’ailleurs qu’il était inconvenant, pour un homme de sa classe, de mastiquer de la viande rouge.

Ah, ce savoureux souvenir de nos bonnes, Rose et Jeanne, surgissant apoplectiques et essoufflées dans le salon, une fois de plus ravies d’apporter une mauvaise nouvelle : « Monsieur ! Monsieur ! Vous savez pas qui on vient de voir sortir de chez Bardouille ? Denise et Corentin Gourriou de Kermalero, Monsieur qui a rendu tant de services à ces gens-là ! C’est-y pas croyable ! »

L’Aristocrate lettré avait une fille, « Jeannette », d’une rare beauté… Je soupçonne fort mon vieil ami Xavier d’en avoir été amoureux : Il me souvient d’un soir de mai, où il l’avait entraînée dans la vallée de Stangalon, réviser en sa compagnie « Titus Andronicus » du grand Shakespeare. On entendait rire le coucou dans les bois des collines. Le concert des grillons sur la lande autour de la ville s’élevait comme un cercle magique d’Esprits Moqueurs.

(Jeannette) : « Xavier ! Comme il fait bon ! Vous ne voyez pas j’espère d’inconvénients à ce que j’enlève mon soutien-gorge, n’est-ce pas ? »

(Xavier) :  » Je vous en prie, Jeannette, n’en faites rien, n’en faites rien ! »

Ah ! La troupe Thuet qui avec la troupe Norville de Paris venait régulièrement à Pont-Croix jouer au Patronage et au théâtre du Petit-Séminaire les grands classiques du répertoire. Toute la ville séduite jusqu’au fond d’elle-même, y assistait. A nos yeux d’enfants, c’était carrément féérique, tu penses, au lendemain de la guerre !

Chaudement félicités par le père Thuet, directeur du théâtre parisien itinérant , Pierrot Gargadennec-Strogoff avait complètement perdu la boussole. Il fallait le voir servir une entrecôte de boeuf ou de la tête de veau, persil aux narines  …

Non ! Non ! Non !

Nous n’étions plus à la boucherie chevaline de la Rue aux Œufs mais au palais d’été de Tsarkoié-Sélo… Ce n’était plus Pierrot Gargadennec, en tablier blanc taché de sang, qui s’approchait du comptoir, la tête de veau à la main… mais le Grand-Duc Nicolas Romanov portant, les bras tendus, la Croix de l’Ordre d’Alexandre Nevski et de l’Aigle Blanc de Russie.

Ecoutez ! Ecoutez !

On entendait le clapotis d’eau pâle de la Neva, à la perte de l’avenue d’Octobre…

Pierre, empereur du Ciel et de la Mer, ne voyait qu’immensités… perdu d’exaltation devant le galop d’une sotnia de cosaques à l’infini vers le large livide…

L’illusion était si forte qu’on avait beaucoup de mal à ne pas se mettre à genoux, et d’incliner le buste, figé dans une attitude d’infini respect. Pour recevoir la Tête de Veau !

Tiens donc, maintenant que j’y pense, ils étaient venus eux aussi à Pont-Croix, en 1946, les Cosaques Djiguites… J’ai encore le programme de leurs exhibitions équestres, au manoir de Tréfrest, dirigées par le capitaine Nicolas Yourkoff.

Quant à l’équipe de Russes-Vlassov qui quelques mois auparavant les avaient précédés, mieux vaut n’en point parler.

Débarrassé de sa tête de veau, Pierrot Gargadenoff (ou Stenka-Razine) disparaissait dans l’arrière-boutique. La porte claquait, assourdissant le cri qui nous parvenait d’un improbable et fabuleux ailleurs :

« POUR DIEU ! POUR LE TZAR ! ET POUR LA PATRIE ! »

Et c’est ainsi qu’en septembre 1946 à Pont-Croix sur le Don, sur la Volga …

Ou peut-être même là-bas, à des milliers de verstes, sur L’Angara, ou peut-être même sur l’Ienisseï.

LE RÊVE VENAIT DE PASSER.