Mort au champ d’étoiles

Mortels, vous êtes chair, souvenance, présage

Un mystère est tout votre bien

Vous êtes tout, vous n’êtes rien

Supports du monde et roseaux que l’air brise

Que seriez-vous si vous n’étiez mystère

Rien qu’un peu de songe sur la Terre ?

Paul Valéry

PREMIER EPISODE / Décembre 1966

Comme chaque soir, le Ma’aramou, ce vent de mer à la fraîcheur divine, caressait nos visages de son haleine voluptueuse et mouillée.

Nous devisions, Marc et moi, sur l’étroit sentier qui conduisait au mouillage de la Kaoha-Nui, la goélette administrative, cette vieille goélette qui allait dans le soir violet des îles Marquises, nous ramener de la baie de Taïpi-Vaï à celle de Taiohaé.

Marc :« Le « Kaï-Kaï nui (Tamara en Tahitien =Festin de cérémonie) s’est prolongé comme d’habitude bien au-delà de ce que nous avions escompté et je n’ai pas pu vous montrer ce que vous auriez tant aimé, vous le Breton affligé de mégalithes.

Car nous avons sur Nuku-Hiva ce que j’estime être le plus beau Tohua (=Esplanade sacrificielle) des Îles Marquises, après bien entendu, celui de la baie de Puamau et son fameux Tiki, le plus grand de toute la Polynésie. Je veux ce soir évoquer le Tohua Vahangekua, sur le chemin de la baie d’Hatiheu et d’Akapa. Mais vous reviendrez un jour à Taïpi-Vaï et Clément Falchetto vous prêtera bien un cheval pour y monter.

C’est ainsi que trois mois plus tard, dans un demi-jour de cathédrale, je grimpai sur un mauvais cheval, au sein d’une forêt de « mapès », vers le fameux Tohua vanté par mon ami.

Un débarquement à l’aube dans une île polynésienne est un moment inoubliable de l’existence… Comme cela pouvait être exaltant dans la divine fraîcheur de l’aurore de voir naître un monde !

Hélas ! L’ami Falchetto n’avait pu me fournir ce matin-là qu’une vilaine haridelle dépourvue de selle. Car en guise de selle, il m’avait d’emblée proposé un sac de jute d’une propreté douteuse que j’avais refusé, (voir cliché) il m’arrive parfois encore d’y songer : Comme le hasard fait bien les choses !

« Nous avions devant nous les bois « Tabou » de la vallée, théâtre de maintes orgies prolongées, de maints rites affreux. Sous l’ombre épaisse des arbres à pain sacrés régnait un crépuscule de cathédrale. L’effrayant génie de la religion païenne semblait y méditer en silence et projeter son maléfice sur tout ce qui l’entourait. »

Mais mon intention n’est pas ici de vous faire goûter, ne serait-ce qu’un instant, l’atmosphère à la fois étonnante et morbide du Tohua Vahangekua que je savourais, presque envoûté, l’enchantement du vendredi saint, du haut de mon misérable cheval.

Le dos de cette triste monture trempée de sueur me collait aux cuisses et au périnée, en me communiquant de brusques petits frissons insolites et rapides qui traduisaient l’inconfort de la pauvre bête, d’être piquée par des hordes d’insectes qu’attirait sa peau odorante et humide.

L’esprit ensorcelé, nous descendîmes, mon guide et moi de la montagne déjà embrumée de cette ambiance d’extrême automne, violette,odorante et incomparablement parfumée des vallées Marquisiennes solitaires et farouches.

DEUXIEME EPISODE / Mars-Avril 1974

Sept ans viennent de s’écouler !

Me voici marié, installé comme médecin de campagne à Pont-Croix où j’exerce cet exaltant et magnifique sacerdoce en compagnie de mon père proche maintenant de la retraite.

Nous habitons, Martine, mon épouse et moi au numéro 4 quai Anatole France à Audierne.

Cherchez bien, vous êtes surs de nous y trouver en compagnie de notre chien Tikal et de notre perroquet tout prosaïquement nommé Jacko.

Négligeons les détails, sans intérêt pour la suite de l’histoire et que le courage me soit donné pour entrer dans le vif du sujet.

Mais… Ai-je en ce moment la possibilité de reculer ?

Notre appartement comporte cinq pièces dont celle où les événements vont se produire : notre chambre pourvue d’un grand lit et d’un autre mitoyen de plus modestes dimensions. 

Nous disposons en outre d’une salle de séjour, d’une cuisine, d’un petit bureau et d’une salle de bains. Je me rends compte aujourd’hui, navré, que j’ai laissé passer beaucoup trop de temps avant d’entreprendre le récit de cette aventure car les années ont vu défiler leurs déferlantes ravageuses chargées d’une inévitable érosion, anéantissant pour jamais de si nombreux détails que j’aurais tant le désir de retrouver dans toute leur fraîcheur d’antan !

Venons-en au fait :

C’est une belle nuit de juillet 1974, il est environ trois heures trente du matin et je dois dormir d’un sommeil profond quand, soudain, une étrange impression m’oriente vers un réveil intempestif et prématuré :

C’est une sorte de prurit rappelant par son intensité et sa survenue…

Sa localisation aussi, au niveau du périnée, la présence de quelque chose de vivant…

Et cette sensation de se reproduire, encore, et encore.

Une relative clarté vient à ce moment déployer son halo de lumière indécise et je dois me rendre à l’évidence :

J’ai entre les cuisses écartées un animal animé de frissons répétés, provoqués par d’intempestives piqûres d’insectes.

J’ai, entre les jambes, non pas un quelconque rongeur, mais un destrier chevauché à cru, dont le contact est encore accentué dans son intimité par le fait que je ne porte pas d’étriers.

Vieille réminiscence de ma haridelle d’autrefois, de la vallée de Taïpi-Vaï.

Venons-en à ce magnifique destrier de combat…

J’ai tellement gardé en mémoire le souvenir de son dos et de sa tête qui évoquerait plutôt non pas le chevalier de Bamberg, mais le destrier de bataille de Bartolomeo Colleone, à cette différence près que celui-ci possède une livrée blanche tachée par endroit de mouchetures plus foncées tirant peut-être sur une nuance de gris.

Je suis maintenant complètement réveillé et j’aperçois devant moi un paysage de végétation basse et de taillis peu élevés.

Mais je ne suis pas seul car, à une cinquantaine de centimètres derrière moi, chevauchent immobiles six autres cavaliers : trois sur ma droite, trois sur ma gauche, si beaux dans leur calme puissance. Je n’aperçois distinctement que le premier de ces cavaliers qui se tient sur ma gauche. Encore aujourd’hui, malgré le halo qui cerne son visage, je m’estime être capable de le reconnaître entre mille.

Ce qui me frappe surtout chez lui, ce sont ses yeux noirs tranchants sur la pâleur de son teint, ainsi qu’un fin collier de barbe qui s’achève en pointe au niveau du menton.

Il me parle, mais ses paroles ne me parviennent pas distinctement.

Devant moi, émergeant soudain des broussailles, un homme est apparu à une cinquantaine de mètres peut-être de notre groupe.

Il est habillé d’une sorte de tunique de drap marron, couleur de terre, serrée au niveau de la taille, mais largement ouverte pour dégager la tête et les bras. Il semble fixer sur moi un regard attentif et farouche.

Hélas, ce n’est pas tout :

Son bras droit fait tournoyer une fronde dont la pierre ovoïde vient de partir en ronflant dans ma direction.

J’ai à peine le temps de percevoir le bourdonnement, virevoltant sur lui-même, de ce mortel frelon venu de la forêt basse, qu’il est sur moi, et me frappe avec une force inouïe au niveau du pariétal gauche.

La tête éclatée, je tombe instantanément de ma monture,

La dernière image que je conserve en mémoire, avant que tout ne s’évanouisse, c’est la vision ultime en gros plan du sabot avant droit de mon cheval, qui semble occuper tout l’espace et qui s’éteint soudainement comme un feu Saint-Elme.

Et l’instant immédiat avant que l’impact ne se produise et ne fasse éclater mon pariétal gauche, c’est un cri d’avertissement hélas trop tardif, un cri désespéré lancé par l’homme pâle, ce premier cavalier qui chevauche immédiatement à ma gauche, avant que je ne m’enfonce dans la nuit éternelle. Ai-je gardé l’écho, la trace de cet appel ?

Comme la mort peut paraître simple !

Et pendant ce temps-là, dans un fracas et un rugissement qui semblèrent durer des heures, l’armée perse du Roi Darius se ruait sur le champ de bataille.

Au sud, la Terre disparaissait sous le nuage de poussière soulevé par les pieds et les sabots, agité par le tumulte du vent et des soldats.

On entendait sonner les cornes, battre les tambours, gémir les chevaux et les bêtes de somme, hurler la voix des hommes qui avaient l’allure de centaures et se montraient aussi féroces que des loups. La forêt de leurs piques frémissait comme sous la houle, un effet de leur pas cadencé.

TROISIEME EPISODE / 21 août 1986

Un phénomène tragique et mystérieux vient de se produire dans le nord-est du Cameroun.

Imaginez un lac de cratère obscur et profond.

Paissent alentour sur ses berges de magnifiques troupeaux de bovidés.

Nous sommes au plus profond de la nuit lorsque se produit cette éruption limnique.

Imaginez cette libération soudaine de 300.000 tonnes de dioxyde de carbone, ce gigantesque nuage de gaz, expulsé à une vitesse de cent kilomètres à l’heure, ce gaz plus lourd que l’air qui va retomber sur le lac et les villages voisins, étouffant hommes et bêtes sur une étendue de vingt-cinq kilomètres carrés.

Les rares témoins affirment avoir vu le lac changer de couleur et senti une odeur insupportable d’oeufs pourris. Cet accident du lac Nyos provoquera la mort de 1746 personnes. Le lac NYOS ! Retenez bien ce nom.

« Attendez-moi, le temps d’achever mon article sur le lac Nyos ! »

Tel est le cri que je lance à mon épouse du premier étage de notre maison.

J’ai crié Nyos et cela me laisse en bouche une impression étrange, comme si c’était là l’origine de l’intérêt anormal que je porte à cet accident du Cameroun où je n’ai jamais mis les pieds.

J’ai crié Nyos ! Oui, je l’ai crié. Et passe devant mes yeux l’image fugitive, presque éteinte, de l’officier pâle, sur ma gauche, qui cherchait jadis à me mettre en garde du danger trop tard perçu..

QUATRIEME EPISODE / 15 décembre 1987

Et nous voici à Lomener chez l’ami Lyon Jamet. Il est mon plus ancien ami, à qui j’adressais de pittoresques épîtres et, en ce jour de décembre, nous célébrons nos énièmes retrouvailles face à l’île de Groix.

D’emblée, j’avise au fond de sa salle de séjour une bonne partie de sa bibliothèque, qu’il n’a pas encore eu le temps de monter dans son bureau, au premier étage de la ravissante maison de pêcheurs qu’il vient d’acquérir.

« Montre-moi ta bibliothèque, et je te dirai qui tu es ! »

Je parcours les rayons d’un œil avide de bibliomane malade… Et de prendre au hasard un premier petit volume qui ne paie pourtant pas de mine. Pourquoi ? Mais pourquoi ?

Voici que j’ai entre les mains L’histoire de la Grèce antique de Jean Hatzfeld, réédition de1962. J’ouvre le bouquin au hasard – mais si, je vous le jure. Nous sommes à la page 176 et, le cœur battant, je lis cette scène dans une sorte d’état second

« Par une série de manœuvres, Mardonios sut attirer dans la plaine Pausanias, régent de Sparte, qui se trouva là dans une situation difficile, la cavalerie ennemie harcelait son camp hâtivement fortifié… Quand Mardonios, informé de ce qui se passait chez les Grecs, jugea le moment favorable pour une action décisive, sa cavalerie et ses archers foncèrent sur les Spartiates. Ils prirent sous une grêle de flèches une formation de combat et, par une énergique contre-attaque, bousculèrent l’infanterie royale qui suivait les troupes montées. Mardonios fut tué pendant le combat. L’armée perse, que les Grecs ne purent poursuivre faute de cavalerie, se retira sans être inquiétée »

« Mardonios fut tué pendant le combat ». Cette phrase me plongea dans une grande perplexité. Pétrifié, submergé au sein de la plus grande stupéfaction, je m’entendis prononcer à haute voix : « Mardonios vient d’être tué, frappé à la tête par une pierre de fronde ! »

Je passai le reste de la soirée hébété, pratiquement absent, au point que notre hôte m’en fit la remarque.

« Peux-tu me prêter ce livre ? » lui demandais-je d’une voix altérée.

« Cela m’ennuie, me répondit-il, car je voulais l’offrir à un ami et le libraire m’a répondu qu’il était épuisé et en cours de réédition. »

Pendant des années je demeurai donc dans l’incertitude mais un beau jour, sur les quais de la Mégisserie, Mecque de tous les bibliophiles, je découvris ce fameux petit bouquin.

Bien des années plus tard, un vieil ami me fit découvrir le monde de l’ordinateur et poussa le sens de l’amitié, jusqu’à m’en offrir un. Mais je mis quand même au moins deux ans ou peut-être même plus, à cliquer « Bataille de Platée». Et c »est là que le coup de grâce me fut asséné, dans une sorte d’état second, par Hérodote.

Ecoutez plutôt :

« Mardonios sur un cheval blanc est présent dans le combat avec une escorte de 1000 hommes et tant qu’il est là, les Perses tiennent leurs positions… Mais une pierre lancée par le Spartiate Aeimnestus l’atteint à la tête et le tue. Sa garde personnelle combattra jusqu’à la mort ».

Chaque jour, maintenant, j’attends le prochain signal, la prochaine manifestation de cette histoire étrange.

Une couleur tombée du ciel peut-être ?

En précieux souvenir d’Artazostre de Persépolis, fille de l’empereur Darius, l’Achéménide.

Revivrons-nous un jour les ensorcelantes soirées d’Ecbatane et ses nuits rongées d’étoiles et de feux à jamais disparus ?

Raoul Lélias, octobre 2021

Lazare, poème de Léon Dierx (1838-1912)

… Et Lazare à la voix de Jésus s’éveilla,

Livide il se lança d’un bond dans les ténèbres

Et sortit, trébuchant dans ses liens funèbres

Puis tout droit devant lui, grave et seul s’en alla.

Seul et grave, il marchait depuis lors dans la ville

Comme en cherchant quelqu’un qu’il ne retrouvait pas

En se heurtant partout à chacun de ses pas

Aux choses de la vie, au grouillement servile

Il allait, chancelant comme un enfant lugubre

Comme un Fou. Devant lui la foule au loin s’ouvrait

Nul n’osant lui parler, au hasard il errait

Tel un homme étouffant dans un air insalubre.

Ne comprenant plus rien au vil bourdonnement

De la Terre, abîmé dans son rêve indicible

Lui-même épouvanté de son secret terrible,

Il allait et venait silencieusement.

Parfois il frissonnait, comme on fait dans les fièvres

Et tout près de parler, il étendait la main ;

Mais le mot inconnu du dernier lendemain

Un invisible doigt l’arrêtait sur ses lèvres.

Oh que de fois à l’heure où l’ombre emplit l’espace

Loin des vivants, dressant sur le fond d’or du ciel

Ta grande forme aux bras levés vers l’Eternel

Appelant par son nom l’ange attardé qui passe.

Que de fois l’on te vit dans les gazons épais

Te mouvoir, seul et grave, autour des cimetières,

Enviant tous ces morts qui dans leur lit de pierres

Un jour s’étaient couchés pour n’en sortir jamais !

Buste de Leon Dierx (1838-1912), poete parnassien

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