Les années lointaines

CHAPITRE 1

«Dieu se moque des hommes qui maudissent les conséquences de ce dont ils chérissent les causes».

Le soir, et tandis que la maison dormait, Déméter prenait Démorphoôn, l’enlevait de son berceau douillet et, avec une apparente cruauté, mais en réalité guidée par un immense amour et désireuse d’amener l’enfant jusqu’à la divinité, l’étendait nu sur un ardent lit de braises.

André Gide / Retour de l’URSS

J’imagine la grande Déméter penchée, comme sur l’humanité future, sur ce nourrisson radieux. Il supporte l’ardeur des charbons et cette épreuve le fortifie. En lui, je ne sais quoi de surhumain se prépare, de robuste et d’inespérément glorieux.

Ah que ne peut Déméter poursuivre, jusqu’au bout, sa tentative hardie et mener à bien son défi ! Mais inquiète, raconte la légende, Métaneire fit irruption dans la chambre de l’expérience, faussement guidée par une maternelle crainte, repoussa la déesse et tout le surhumain qui se forgeait, écarta les braises… Et, pour sauver l’Enfant, perdit le Dieu.

La pluie tombait fine, froide, pénétrante, continue, et l’air avait quelque chose de tellement terne, de tellement éteint, qu’on ne pouvait se figurer qu’il y eut quelque part un Soleil. On en avait perdu la notion.On se sentait emprisonné sous des couches et des épaisseurs de grosses nuées humides qui vous inondaient ; il ne semblait pas qu’elles pussent jamais s’ouvrir, et que derrière il y eut un ciel. On respirait de l’eau. De l’eau, et encore de l’eau… On avait perdu conscience de l’heure, ne sachant plus si c’était l’obscurité de toute cette pluie, ou si c’était la vraie nuit d’hiver qui soudain s’abattait sur la ville.

Charles Journet, Exigences chrétiennes en politique

Et cette ville, c’était ma ville : Brest !

Brest s’ébrouait sur sa rade d’où tant de navigateurs avaient levé l’ancre pour ne plus jamais revenir, Jean-François de Galaup de La Pérouse, Paul-Antoine Fleuriot de Langle.Je suis né à Brest le 25 mars 1938 et, en cette même année, mes parents quittèrent le Léon pour s’installer en Cornouailles au climat moins redoutable.

Mon père s’en était allé prendre la suite du Docteur Dubois, ancien chirurgien de marine rapatrié du Tonkin, et découvrait les mauvaises routes du Cap-Sizun qui, à l’époque, n’offraient que l’inconfort de chemins de terre inlassablement entretenus par des cantonniers.

D’incroyables cantonniers hors d’âge, dégageant une odeur familière de vieux parchemin et de tabac à chiquer. Singuliers êtres desséchés plutôt que maigres, barbus, secs et chenus, que je vois encore juchés comme des échassiers étiques sur leurs tas de cailloux soigneusement calibrés à l’aide de leurs pics d’acier, dont le choc régulier et précis sonorisait nos routes. Il arrivait parfois à mon père de privilégier le cheval plutôt que de devoir abandonner son véhicule loin des fermes isolées de la côte qu’on ne pouvait atteindre qu’à pieds.

Ma mère, chirurgien-dentiste, avait ouvert pas moins de trois cabinets où elle exerçait alternativement, le premier sur la «Route neuve» à Douarnenez, où elle exerçait trois jours par semaine, le second à Pont-Croix, où mon père venait lui donner un coup de main pour les extractions dentaires souvent sportives, «Lou ? Peux-tu monter, j’ai besoin de toi pour une ex». Et le troisième à Plonévez-Porzay, dans la maison Pennaneach, où elle assurait les soins uniquement le vendredi.

Et moi, là-dedans, me direz-vous, un bambin de trois ans? Il allait falloir s’en occuper, et souvent, et beaucoup! En dépit de l’amour profond que me portaient mes parents, j’errais au fil de l’eau, d’une manière générale, assez abandonné à moi-même je le sais bien, que voulez-vous, c’était inévitable, compte tenu des circonstances. Mais c’est ainsi qu’il me parut un jour tout à fait raisonnable d’entrer dans la voie de la «collaboration». Avais-je d’ailleurs d’autre choix en cette solitude quotidienne d’une prime jeunesse enfuie?

CHAPITRE 2

Le temps passe… Cela suffit au fond, ces trois mots qu’on répète. Cela suffit à tout. Il n’échappe rien, au temps, que quelques petits échos, de plus en plus sourds, de plus en plus rares. Quelle importance? Et puis, tout doucement, ils deviendront tous fantômes… On les verra sur les landes, dans le vent, dans les plis de l’ombre. Je ne veux plus partir nulle part. Les navires sont pleins de fantômes. Vers l’Irlande. Il n’échappe rien au temps.

Toute cette foule animée qui naviguait de conserve, joyeuse et débordante de vie, ils sont tous devenus fantômes: Christophe et ses cheveux fous, en boucles blondes si mal maîtrisées par la discipline militaire, Ulrich au regard rêveur et si profond, Elflein, le sévère capitaine qui portait si fièrement la Deutsches Kreuz.

Elflein, 1940

Et tous ces habitants de Pont-Croix, de Saint-Avit, de Bourg-le-Cap, qui ont sombré dans un phénoménal oubli : Jean-Alain Pervé, le maire, à la situation si difficile d’équilibriste, Jeannette Bourhis, l’épicière, qui vendait aussi la presse nationale, de Témoignage Chrétien au Télégramme en passant par l’Ouest-Eclair et parfois même une littérature nettement plus leste, Jeannette, dont l’oeil de célibataire non résignée s’allumait soudain: «Oh Docteur, avez-vous vu le dernier numéro de Pantouse?»

Tout cela détonnait bien sûr devant la façade monumentale du Petit-Séminaire et, dans sa niche, face à l’épicerie, la statue de deux mètres de haut en kersanton de Notre-Dame du Bon Accueil. Monolithe si imposant et si altier devant laquelle, élèves de sixième rouge pleurant à chaudes larmes, nous étions les jours de rentrée invités à nous recueillir.

Pont-Croix, le Petit Séminaire

Octobre soufflait, émondeur de vieux arbres, le chanoine Gougay, préfet des études tendait le bras vers l’austère statue de granit et déclarait d’un ton sinistre : «Voici celle qui, pendant cette année scolaire, sera désormais votre mère. Et vous n’en aurez pas d’autre».

Jean-Alain Pervé, qui se destinait à résoudre des querelles de voisinage et voyait se déployer une singulière armée, tombée d’une autre planète, avec laquelle il devait chaque jour composer et arbitrer des conflits qui le dépassaient; Monsieur Leven, le chef de gare de cet important nœud ferroviaire qu’était alors Pont-Croix: «Vous venez d’Audierne par le train de 8 heures 45, qui va maintenant partir pour Beuzec-Coat-Pin, Poullan et Douarnenez, mais dans une demi-heure nous avons un autre convoi à destination de Pont-L’Abbé».

Jean-Alain Vigouroux, le menuisier, perpétuellement environné de nuages de copeaux de bois, qui, à chaque enterrement surgissait comme par magie et reprenait vie, lui, son mètre ruban à la main. Lionel Floch, Paul de Lassence et même Jo Bouillon qui, sur le pont des Druides et l’allée des Soupirs de Stang-Al on, brandissaient palettes et pinceaux, marchaient sur les tubes de peinture et rêvaient de transformer Pont-Croix en un Pont-Aven ou un Barbizon d’Extrême-Océan.

Et tant d’autres, Fil-Daéro «le hanneton», sabotier de Pennanguer. Chann Divahaoret, la brodeuse, dont la coiffe somptueuse et compliquée n’était pas sans évoquer une matinale envolée de sternes sur la plage de la Baie des Trépassés.

Lomig an Avel-Mor aussi, pour ne pas le citer. Ce clochard gesticulant, ivrogne et sublime qui faisait si peur aux enfants, et dont j’examinais la tête à la dérobée. Cette grosse face osseuse à la mâchoire puissante, piquée de poils roux échappés au rasoir, une gueule de mâtin avec des yeux de renard et un nez petit, gourmand. Loïc An-Avel-Mor! Pour l’avoir plus tard fréquenté, je le savais brutal, avide, rusé, dépourvu de tout scrupule mais pas foncièrement méchant. Je me rappelais l’avoir vu dans des moments d’abandon mélancolique qui l’inclinaient à une sorte de générosité honteuse, comme si son cœur se fût soudain lassé d’être en accord avec sa face de brute.

CHAPITRE 3

Mais, me direz-vous, n’y avait-il donc en ce temps-là, à Pont-Croix, qu’un fourmillement d’humbles existences promises au fugitif et inexorable oubli?

Ah, je vous en prie, détrompez-vous. Comment ne pas ouvrir ici une parenthèse et évoquer Pont-Croix sans ressusciter ne serait-ce qu’un merveilleux instant, éblouissant et magnifique, au seuil de sa lumineuse adolescence, ce pur chevalier d’un autre monde dont le spectre allait un jour en attirer d’autres?

C’était un paladin superbe, bâti en athlète, blond et d’agréable visage, qui attirait tout de suite la sympathie. Doué comme on l’est rarement, il recueillait bon nombre de succès scolaires, sans effort, car il était d’une paresse incorrigible.

Comment ne pas avoir le cœur broyé d’accablement et de tristesse en évoquant le passage en météore de ce merveilleux seigneur? Comment refréner un irrépressible sentiment navré d’indignation et de colère en évoquant la balle qui le tua, frappé en plein cœur, alors qu’il n’avait pas vingt-cinq ans?

Qu’était cette funeste balle sinon une mauvaise action de Dieu? Ses parents habitaient Pont-Croix et son nom était l’un des plus beaux de l’armorial de Bretagne. Parmi ses ancêtres, l’histoire fait mention d’un «Alain» qui suivit Saint Louis en 1248 à la septième croisade. Plus tard, il y en eut deux qui, avec Beaumanoir au combat des Trente, sur la lande de Mi-Voie, se battirent contre les soudards anglais de Benborough. Beaumanoir, blessé et sans espérance, se plaignait d’être torturé par la soif. Il lui cria: «Bois ton sang, Beaumanoir, et la soif te passera!»

A l’issue du combat, le mareschal de Bretagne l’estima «meilleur combattant de tous du costé des Bretons et qui mieux mérita le nom de preux et vaillant en meslée».

Cependant, le plus connu de cette illustre famille fut ce chevalier qui, en 1795, dirigea sous le commandement du comte Joseph de Puisaye la révolte des Chouans. On l’a comparé au Vendéen Henri de la Rochejaquelein et, vraiment, ses exploits furent inouis. Il fut tué dans un guet-apens, à la Trinité-Porhoët, le 28 juillet 1796.

Mais revenons à notre paladin. Son nom: Alain de Tinténiac, apprenti littérateur en classe de troisième blanche au Petit Séminaire de Pont-Croix.

Alain de Tinténiac portait haut et ferme le pennon de sa fabuleuse lignée qui timbrait d’hermines au croissant de gueules.

Vinrent sournoisement le 14 juillet et la fête nationale. Alain se sentit nettement plus nerveux. Comme partout dans le pays, on pavoisait et illuminait pour honorer la République. Alain, lui, ne voyait que le marquis Bernard Jordan de Launay, gouverneur de la Bastille, et ses Gardes suisses égorgés par la foule de Paris, déchaînée, hurlant «La Carmagnole».

Et se demandait comment ajouter une petite note personnelle à la cérémonie. Il chercha et il trouva. L’année précédente, on avait joué au collège un opéra de Casimir Delavigne qui s’intitulait «Charles VI», tout en patriotisme, semé de beaux vers et de belles chansons que rehaussait la musique d’Halévy.

Vienne le jour de délivrance / Des cœurs ce vieux cri sortira / Guerre à l’Anglais ! Jamais en France / Jamais l’Anglais ne régnera.

Au dernier acte, l’oriflamme apparaissait. Pense donc, l’étendard sacré, la bannière blanche fleurdelysée portant en chef les armes de France, d’azur à trois fleurs de lys d’or.

Dieu me pardonne, tous ces jeunes cœurs avaient battu devant cet emblème et Alain de Tinténiac, lui, la bouche contractée, les yeux secs, brûlait d’enthousiasme et retrouvait dans ce spectacle l’âme de ses aïeux. Il décida en conséquence, pour commémorer le 14 Juillet, de planter cette bannière au sommet de la collégiale de la ville, et s’en ouvrit à deux condisciples de troisième blanche: François Baot et Denis Jeanbé, qui ferait le guet à l’heure de l’offensive.

L’étendard avait été façonné et brodé par les ouvrières de l’institution et les religieuses ursulines, chargées de l’entretien vestimentaire des élèves, le conservaient jalousement dans l’une des armoires de la lingerie où Tinteniac l’avait plusieurs fois entrevu. Pendant que François Baot et Jeambé, de quelques sollicitations bizarres et saugrenues, distrayaient la si brave sœur Jude et sœur Saint-Edmond, Alain de Tinténiac ouvrait tranquillement la porte de la lingerie, dépassait les rayons où les religieuses rangeaient, sous des numéros d’ordre calligraphiés, la vêture des élèves, marchait droit à l’armoire au trésor et se sauvait avec sa précieuse dépouille.

Imaginez-le donc maintenant, escaladant en pleine nuit le clocher humide et glissant de la collégiale, le drapeau sur le dos. Clocher qui, faut-il vous le rappeler, culmine à 67 mètres de haut, dont 24,90 mètres pour la flèche proprement dite.

Le lendemain, fête de la République, l’étendard fleurdelysé flottait au vent du large sur la hampe inédite d’un paratonnerre collégial. Au son de la cloche matinale, Tinténiac, qui avait ses aîtres au dortoir 9, aperçut par la fenêtre entrouverte sur un jour splendide, l’oriflamme royale. Son cœur battit plus fort, de joie ou de crainte, et tout le monde gagna la chapelle en silence pour la messe du matin.

A sept heures et demie, les pensionnaires gagnèrent le réfectoire. Cependant, une certaine effervescence régnait dans la ville. Quelques sans-culottes locaux venaient d’apercevoir l’emblème séditieux, le drapeau blanc, insulte à la majesté de la République. Un attroupement se forma, on alerta le garde champêtre. Le maire ceignit son écharpe tricolore et, accompagné de son garde et des gendarmes accourus, se hâta là où le devoir l’appelait. L’objet du délit lui apparut et il faillit en être suffoqué.

«Le scandale est patent», s’écria-t-il. «Indubitablement», éructa le garde champêtre bardé de sa plaque d’acier. À la porte du collège, M. le Maire immobilisa son monde et pénétra, accompagné seulement d’un gendarme, dans la loge du concierge atterré. «Je voudrais parler à Monsieur le Supérieur», annonça-t-il laconiquement. Et le vieux Jacquot de se précipiter.

En ce temps-là, dans ce vieil établissement où nous fîmes nos humanités, l’unique maître après Dieu était le chanoine Belbéoc’h, déjà surnommé le père Fanch et, sous sa poigne, ça bardait! Le père Fanch, qui cultivait les Muses grecque, latine et autres, en l’antre livresque qu’on appelait son bureau, descendit l’escalier de granit monumental et vint d’un pas majestueux et digne au-devant des autorités.

«Bonjour, monsieur le Maire, qu’y a-t-il ?» «Cela!» fit le magistrat, en désignant, claquant haut dans le soleil, l’emblème factieux. Le père Fanch expliqua le phénomène, mit le geste sur le compte d’un farceur, d’une tête folle dont il punirait l’insolence et dont il tirerait un salutaire exemple. «Et je compte sur vous pour le mettre à la porte de votre établissement.» «Mais que nenni, monsieur le Maire, que nenni, je préfère le garder sous la main pour faire diligence et le mieux punir.» Et monsieur le Maire de s’en aller réjoui.

Le supérieur, lui, était furieux. «Réunissez tout le monde dans la cour et vite lança-t-il au surveillant général». Et voilà pourquoi, en cette matinée du 14 juillet, le repas fut suspendu et tous les élèves, entourés des professeurs, firent dans la cour d’honneur un grand cercle ininterrompu.

«Messieurs, tonna le père Fanch, il s’est passé cette nuit, quelque chose qui n’est pas dans l’ordre, et que je ne tolérerai pas. Ce pavillon…» Tous les regards s’élevèrent vers le ciel, puis s’abaissèrent effarés. «Le coupable est parmi vous. Je veux l’ignorer, si cela lui plaît, mais je punirai l’indiscipline en condamnant tout le monde».

Vincent de Tinténiac
(1764-1795)

Alors, dans notre cohue, il y eut un cri, un cri de guerre: «A toi, Tinténiac, tiens!» et, se plantant devant le terrible patron, le dernier descendant des Preux jeta: «C’est moi! Monsieur le Supérieur!»

Les romanciers racontent beaucoup de choses, mon ami, mais je t’assure que cette heure-là, que je n’ai pas connue, je l’imagine aisément dans mon rêve et dans ma fantaisie. «Bien!» dit le père Fanc’h. Je suis sûr qu’il n’aurait pu en dire davantage. Ce qu’Alain de Tinténiac entendit de la bouche du prêtre, bon et loyal, qu’était le chanoine Belbéoc’h, je l’ignore mais ce que je sais, c’est que François Baot, Jeambé et lui n’eurent pas l’ombre d’une punition et que le Supérieur confia plus tard à quelqu’un : «Manifestement, il n’y avait pas là de quoi fouetter un âne! »

Heu! Tinténiac avait derrière Lui toute sa Race et l’Ancêtre, vous savez… le Grand Chouan qui se battit jusqu’à la mort pour son Dieu et pour son Roi! ». Cela sonne comme une fanfare, ces parole, hein? C’est le passé, le passé joyeux, hélas, le passé qui enthousiasme, galvanise et enivre, le passé qu’il est bon parfois de rappeler.

Ensuite, comme ses ancêtres, Tinténiac s’élança dans la vie à la cadence de son destrier poussé au galop. Il donna alors tout ce qui lui restait d’ardeur et d’enthousiasme. En 1914, il échappa à l’encerclement de Maubeuge et regagna les lignes françaises en ramenant seul un officier allemand qu’il avait fait prisonnier. Enfin, il donna son sang. En l’an du Seigneur mil neuf cent quinze, le marquis Alain de Tinténiac, intrépide et gaillard, était monté à l’assaut. Frappé d’une balle en plein cœur, il tomba glorieusement pour sa Patrie. Inconnu des hommes mais si près de Dieu, il repose aujourd’hui quelque part dans une clairière perdue de la grande forêt des Ardennes.

CHAPITRE 4

«La guerre éclate en Bretagne, au printemps suivant. Et Grégoire entre en campagne avec Jean Chouan…» (Le petit Grégoire, Théodore Botrel)

Sommes-nous au printemps? En été? Je ne sais plus exactement, sinon qu’ un grand soleil breton illumine ce matin-là la grande route déserte qui mène de Pont-Croix à Douarnenez. Nous approchons de midi et je ne vois sur cent mètres, qu’une seule personne. C’est Jeanne Pourchasse, ancienne infirmière à l’hôpital de Vannes, d’où elle a suivi mon père quand, remplacé au pied levé par Abraham Drucker qu’il croyait son ami, il a quitté cet établissement pour s’installer à Pont-Croix.

Vêtue d’une sorte de sarrau à carreaux, son souvenir ne m’a jamais quitté et je la regarde encore aujourd’hui avec une affection émue, assise, sur cette route de Douarnenez, devant le jardin Moreau. Fort occupée à tricoter, elle me surveille distraitement, alors que je me livre aux singulières occupations de mon âge, sur ce grand chemin qui n’est pas encore, à l’époque, asphalté. Elle sait que je ne cours aucun risque car, hormis les jours de foire, où affluent en cohortes sauvages et bigarrées les paysans des alentours, il ne doit pas passer plus de cinq à six voitures par jour et à peu près autant de chars à bancs d’usage, indispensables dans les fermes d’alors.

Car ici «Naissent et meurent, des êtres couleur de roc, patients comme des éternels, rendant par hoquets une langue pauvre, presque éteinte, qui ne sait ni rire, ni pleurer.» (Tristan Corbière). Ni chanter évidemment comme on le verra plus loin. Jeanne bâille beaucoup, tricote un peu et lutte sans trop de persévérance contre le sommeil insistant et tenace de l’après-midi d’un faune.

Pendant ce temps-là, j’ai enfin trouvé une distraction à ma mesure. A l’aide d’un bâton de coudrier, je gratte le sol et tente de mettre deux des flaques d’eau de la précédente averse du matin en communication, pour que le contenu liquide de la première vienne s’écouler dans la seconde située un niveau inférieur. J’y verse avec précaution une poignée de ces fruits durets des rosiers, que les personnes sans dignité appellent des gratte-culs et dont les enfants et les oiseaux s’enchantent dans leurs mystérieuses dînettes. Ils dérivent au gré du courant ainsi créé et sollicitent au plus haut point mon attention. Fort précocement affamé d’exotisme, j’y vois en effet des caravelles en quête de «rivages heureux qu’éblouissent les feux d’un soleil. Car c’est ici qu’on vendange les fruits mystérieux dont votre cœur a faim».(Charles Baudelaire).

Venez vous enivrer de la douceur étrange de cet après-midi qui n’a jamais de fin. Mais c’est aussi là, à ce moment précis, que je vais voir sombrer mes espoirs de faire une brillante carrière d’ingénieur hydrographe ou d’explorateur envolé pour de nouveaux mondes…

Mon père (à droite)

Car c’est ici et maintenant que la Guerre va faire irruption dans ma vie. La guerre? Oui, la guerre. Qu’est-ce que La Guerre? Eh bien, pour moi, La Guerre, ce fut une rumeur étrange et tout d’abord lointaine qui, par sa singularité, par sa persistance, par son intensité surtout, cette intensité croissante qui enflait de minute en minute, ne put que solliciter au plus haut point mon attention et exciter soudain mon incertitude.

Jeanne quitte brièvement des yeux son ouvrage, avec l’espérance que fait lever au cœur des oisifs le moindre événement insolite. Et nous devons nous rendre à l’évidence. A quelque distance, d’abord difficile à évaluer, des hommes chantent.

Oui! Des hommes chantent mais ils entonnent, pour des oreilles bretonnes, une sorte de choeur viking, énigmatique et sauvage, qui vous transporte très loin, dans l’inconnu, dans l’insondable mystère des steppes glacées et des sombres forêts de conifères du Hartz et de la lointaine Franconie. Je n’ai jamais entendu rien de pareil. Ensorcelé, envoûté, je me dresse et, immobile, je scrute l’horizon.

À la sortie du village de Pont-Croix, face à la scierie Cavarlé, la route de Douarnenez dessine un virage accentué. C’est au niveau de ce virage que se matérialise quelque chose de vraiment extraordinaire. Un cavalier surgit, précédant de quelques mètres une cinquantaine d’hommes casqués qui le suivent en marchant trois par trois.

Leurs casques apparaissent couverts d’un grillage où s’entremêlent des feuilles et de courtes branches de chêne, ce qui accentue encore, s’il le fallait, ce côté farouche de «Frères de la forêt» qui s’avancent au pas cadencé.

Toujours debout, quasi halluciné, figé au beau milieu de la route, je regarde le cavalier qui progresse vers moi et, devant cet homme à cheval, si beau dans sa calme puissance, je me dis que ce chevalier ne peut être qu’un roi, un jeune roi, qui porte l’âme de tout un peuple, et je demeure figé comme une sainte de chapelle, sans me rendre compte que je lui barre la route, à lui et à ses hommes qui maintenant ont arrêté leur mélopée sauvage.

À environ deux mètres de moi, le cavalier immobilise sa monture, m’examine, légèrement ironique, et descend lentement de son cheval, dont il confie les rênes au premier soldat qui le suit. Le voilà qui fait un pas vers moi qui, en enfant abandonné, lui présente instinctivement les mains Et lui de sourire et de tendre aussi ses mains, gantées de cuir, pour me prendre dans ses bras.

Il ne sait pas, le malheureux, que mon père, soucieux de camoufler une calvitie naissante et précoce, porte en permanence des chapeaux de feutre variés et qu’il m’a sans doute communiqué ainsi sa passion du couvre-chef. L’officier, lui, est coiffé d’une magnifique casquette, pourvue d’un écusson qui brille, et je n’ai jamais rien vu de pareil exciter ma convoitise, à laquelle je ne peux pas ne pas céder.

Et de la prendre à deux mains par la visière de cuir. Et de la coiffer aussi maladroitement que possible, à l’envers, bien entendu. Suivent quelques mouvements divers, Christophe tente de replacer sur ma tête ce couvre-chef trop grand pour moi, de manière un tantinet plus orthodoxe, visière sur les yeux. Il se tourne alors vers ses soldats et proclame d’une voix forte: «Camarades, j’ai l’honneur de vous présenter le plus jeune officier de toute l’armée allemande!»

Déclenchant les rires tonitruants de la troupe, il appelle ma gouvernante, me dépose dans ses bras, reprend délicatement sa casquette avant de m’adresser un ultime sourire et un salut martial, puis de remonter à cheval.

Le convoi s’éloigne vers le centre-ville, nous abandonnant sur la route, ma gouvernante et moi, en proie bien entendu à des sentiments contradictoires.

Chez ma gouvernante, l’appréhension, l’inquiétude, a cédé la place à un sentiment de colère, abusif et inapproprié, dont elle fera longtemps des gorges chaudes. Dès le soir, elle va s’en plaindre à mon père : «Mais vous vous rendez compte, Monsieur, que va t-il nous arriver avec ce garnement, moi, je ne peux plus en prendre la responsabilité, vous vous rendez compte, il a barré la route aux Boches et tenté de voler la casquette de l’officier qui les commandait. Il va nous emmener en prison si ça continue!»

«Ecoutez, Jeanne, toute cette histoire me paraît extravagante mais je vous promets de tirer dès demain cette affaire au clair».

Bien entendu, aucune punition ne me fut infligée. Il est vrai que je n’en recevais jamais mais cette affaire, racontée par Jeanne Pourchasse, prenait quand même une dimension insolite. Le lendemain matin, nous eûmes la relative surprise d’affronter trois personnes qui venaient se présenter chez nous. Il y avait le maire de Pont-Croix, notre cher Jean Alain Pervé, muni d’un bon de réquisition, un officier allemand coiffé d’une magnifique casquette, et deux soldats portant ses valises.

Le maire expliqua à mon père que, compte tenu du nombre de pièces de notre maison, pourvue de deux salles de bain, luxe inusité à cette époque où l’eau courante restait une rareté, il était dans l’obligation d’en réquisitionner une partie pour le commandant de la garnison.

Christophe s’excusa en se présentant. Il s’exprimait d’ailleurs dans un français parfait. Toujours obnubilé par cette casquette, je me précipitai à nouveau vers lui, qui m’avait tout de suite reconnu. Soucieux de dégeler l’atmosphère et d’expliquer l’incident à mes parents : «Mais ce n’est pas possible, qui vois-je ici? Mais c’est le jeune officier que j’ai rencontré hier, bonjour à toi, mon bonhomme, je sens que nous allons devenir de vrais amis!»

Et de me rendre soudain compte qu’il ne portait pas la même coiffure que la veille! Seigneur, quelle découverte. C’était fantastique. Ils étaient nombreux, ces gens-là, et devaient posséder des centaines de casquettes pour en changer tous les jours. Ce serait bien le diable si je ne pouvais pas, dans l’avenir, en subtiliser au moins une.

Il n’y avait pas que des casquettes, il y avait également des couteaux, d’admirables couteaux. Même les soldats en portaient, ils appelaient ça des baïonnettes. Et aussi des sabres et des épées. Dieu! Quelles épées! Ils nommaient l’une d’entre elles, la plus belle: «Epée des Chevaliers Teutoniques».

Hermann von Salza, grand maître de l’ordre Teutonique (1209)

Celle-là, je ne l’ai jamais quittée, l’épée des Chevaliers Teutoniques, l’épée d’Hermann von Salza. Il me plaisait de penser que dans l’émotion et la fièvre du départ, Ulrich l’avait oubliée derrière le montant de son lit et qu’un jour, bien évidemment, il reviendrait la chercher car il savait que je la lui garderais par-delà les années.

Comme je l’ai attendu ce jour, comme je l’ai espéré! Mais il n’est jamais revenu. Les contes de fées se font au ciel. Quelque chose avait dû le retenir sur le front russe. Les impératifs de la guerre, vous savez!

Par un soir de l’hiver 1967, juste avant Noël, un grand vent d’ouest frappait les côtes du Cap Sizun et d’immenses vagues déferlaient sur la baie des Trépassés. J’avais arrêté ma voiture sur la falaise du Vorlenn et observais l’éclat intermittent du Phare d’Ar-Men, sur le grand Océan, lorsque soudain j’eus la claire prescience qu’il fallait cesser d’attendre et qu’il ne reviendrait jamais.

En dehors de ma gouvernante qui tricotait en permanence, de mes parents toujours par monts et par vaux, de Françoise la repasseuse, des deux jardiniers, Henri Béthrom et Louis Hélouet, je vivais dans un isolement où, forcée à l’évasion, mon imagination s’était développée et épanouie, jour après jour.

Et voilà qu’un enchanteur de songes surgissait dans le monde de ce jeune voyageur qui, sur un fleuve emporté, glissait sur ses eaux par un beau soir d’été et voyait fuir sous ses yeux mille plaines fleuries, ma pensée entraînée errait en ses rêveries.

Pendant toute la guerre, nous avons reçu des officiers de la Wehrmacht. Ces hommes n’étaient pas foncièrement des militants politiques, ce n’étaient que des soldats, tout simplement des soldats allemands qui auraient pu servir sous Bismarck en1870 ou Falkenhayn en 1914.

Comprenez-moi bien: Si tous les Allemands n’étaient pas nazis, tous les nazis n’étaient pas allemands.

Nous n’eûmes à déplorer qu’un incident grave. Un officier logeait chez notre confrère René Bardoul. Lui, semble-t-il, était habité par une foi politique ardente. Venu un soir s’entretenir avec l’un de nos propres officiers, le schnaps coulant généreusement, la conversation avait dégénéré et une violente dispute s’en était suivie, au point que le bardouliste avait sorti son Lüger et tiré dans la direction de notre propre pensionnaire qu’à deux mètres, par bonheur et ivresse, il réussit à rater.

Alerté par le coup de feu, mon père, qui n’avait pas froid aux yeux, s’était précipité et les avait séparés. Pendant des années, l’orifice de la balle, fichée dans le mur, est demeuré parfaitement visible. Pendant combien d’années ai-je rêvé de récupérer cette balle, qui doit encore aujourd’hui dormir à sa place et que je pourrais retrouver les yeux fermés, à l’aide d’un détecteur de métal!

L’activité fébrile de la maison supposait la rapide mise en œuvre d’une rigoureuse organisation et c’est ainsi qu’il fut décidé de prendre nos repas ensemble, ce qui entraîna promptement le développement d’une atmosphère de connivence. Un beau jour, nous dûmes prendre conscience que cette connivence s’était métamorphosée simplement en amitié, amitié on ne peut plus insolite mais réellement profonde. Lors de ses visites, mon oncle, prêtre et professeur d’allemand au collège Saint-Yves de Quimper, et Christophe, puis Ulrich ou Elflein, s’installaient au piano au cours de longues soirées où les lieds allemands succédaient aux opéras français.

Je crois que nous avions totalement oublié la guerre. Noël 1941 fut célébré avec faste.

«Monsieur, s’exclamait Jeanne, vous ne savez pas ce qui est arrivé. J’ai surpris Ulrich, aidé de son ordonnance, qui montait un arbre dans sa chambre»! «Un arbre dans sa chambre ! Jeanne, voilà que ça recommence, se lamentait mon père, Jeanne, quand cesserez-vous d’avoir des visions? Un arbre dans le salon du haut!»

Le sapin d’Ulrich, Noël 1941

Deux jours plus tard, le soir du 25 décembre, Ulrich, en grand uniforme, nous invitait dans son salon où, couvert de chandelles allumées, trônait en majesté un magnifique arbre de Noël, tradition féerique aux yeux d’un enfant, tradition féerique, que nous ne connaissions pas.

Christophe: «Jeanne, faites-vous les chambres ce matin, je n’ai pas mon ordonnance»? «Mais, Monsieur Christophe, je suis débordée, et puis je dois sortir le petit…» «Eh bien voilà, je partais justement en inspection au camp de Treflest. Raoul peut venir avec moi.»

Et c’est ainsi qu’un beau matin, je pris le départ pour inspecter ce camp aménagé au sein de la petite forêt toute proche. Même sans casquette, vous dire si j’étais fier!

J’avais déjà eu à trois reprises l’occasion d’accompagner l’Oberleutnant, le matin, à la Kommandantur où il disposait, dans un coin de la pièce, une couverture militaire et quelques jouets. Vous décrire la tête des notables qui se présentaient et qui ne pouvaient pas s’empêcher de me regarder à la dérobée. Je sentais le lieutenant, toujours farceur en diable, retenir difficilement un éclat de rire, intérieurement ravi d’observer le désarroi de ses visiteurs, interloqués par ce spectacle réellement inattendu.

Le camp de Treflest venait d’être aménagé au sein d’une vaste clairière au flanc d’une colline. On y avait creusé, en profondeur, douze vastes tranchées largement camouflées de branchages, destinées à abriter les camions et les chars. La clairière elle-même s’était couverte d’une mer de tentes verdâtres où circulaient les soldats. Un grand grouillement de chemises brunes, de jambes nues, de têtes nues, descheveux d’un blond clair, hérissés ou soyeux et qui semblaient, antiques, autant que frais et jeunes, prendre leur couleur originelle dans quelque page de Tacite.

Les bras étaient hâlés, pelés de soleil, les corps bronzés. Les têtes sentaient la graisse d’armes et la résine, imprégnées du parfum des volutes de fumée bleue qui montait parmi les arbres. Ah ce parfum! Ces extraordinaires effluves, comment aurais-je pu imaginer qu’elles allaient me hanter toute mon existence?

Une vie magnifique et bouleversante se dégageait de ce désordre singulier, qui semblait faire corps avec la nature dans ce qu’elle avait de plus intime et de plus secret.

Au bord du ruisseau qui coulait de la fontaine Saint-Nicolas vers un abreuvoir pour troupeaux, un groupe de soldats chantait la Lorelei : Ich weiss nicht, was soll es bedeuten, / Dass ich so traurig bin / Ein Märchen aus alten Zeiten / Das kommt mir nicht aus dem Sinn.

A mi-pente, au sein d’un chaos de rochers de granit, sur une espèce d’autel de pierres grossièrement taillées, brûlait un feu de bois. C’était le feu sacré du camp. Entre le premier jour et le dernier, ce ne devait pas s’éteindre. De chaque côté de la haute flamme qui montait toute droite vers le ciel, veillaient deux jeunes garçons, les gardiens du foyer, chargés d’empêcher cette flamme si exaltante et si pure de mourir. Ils montaient là une faction, rigides, les talons réunis, le corps droit, le regard fixé dans un espace perdu et immatériel.  Bien sûr j’étais très jeune et pourtant, j’aurais dû me demander «Mais où avais-je déjà connu tout cela»?

Dans son roman Les Vacances dont l’action se déroulait au château de Fleurville, la comtesse de Ségur s’exprime ainsi: «Les semaines passaient, et les enfants s’aimaient de plus en plus». Je ne sais pas pourquoi, évoquant cette période enchantée de mon enfance, cette phrase hante à ce point ma mémoire.

Puisque je vous la cite, je vais en évoquer une autre: «Le vent fraîchit, la montagne devint violette, c’était le soir…». Vous aurez retrouvé Alphonse Daudet et La chèvre de Monsieur Seguin, évidemment. Soufflait un vent glacé, la montagne était devenue violette, le soir était arrivé.

Un petit mot d’Ulrich en guise d’adieu, février 1941

Il y a toujours un soir dans la vie, vous vous en doutiez. Christophe, Ulrich, Ellflein, tous s’étaient éloignés vers de sombres horizons, remplacés par de vieux feldwebels réservistes qui n’avaient de soldats qu’un costume approximatif.

Où étaient donc partis ces merveilleux officiers qui portaient ces brillants uniformes, que nous n ‘avions pas vus depuis les centurions de Jules César?

Ils ont fondu dans une absence épaisse / L’argile rouge des steppes a bu la blanche espèce / Le don de vivre est passé dans les fleurs / Où sont des Morts, les phrases familières / L’art singulier, les paroles dernières / La larve file, où se formaient les pleurs.

Le cimetière marin /  Paul Valéry

Voilà ce que me récitait mon père, désolé de me voir si mal accepter le départ de mes Grands Amis.

Cependant, la région gardait une importance stratégique majeure, avec l’éventualité d’un possible débarquement sur nos côtes et, bientôt, la situation s’envenima avec l’arrivée de nouvelles troupes, des Russes Vlassov très vaguement civilisés, provoquant la haine de la population des rivages.

Un jour, mon père reçut la visite de deux indigènes, plus que réservés car, bien entendu toute la région était au courant des excellentes relations que nous entretenions avec les Allemands. Embarrassés, réellement mal à l’aise, les deux visiteurs lui annoncèrent qu’ils faisaient partie d’un groupe local de résistants, que la récupération d’armes parachutées sur Mahalon s’était fort mal déroulée et que leur chef, assez grièvement blessé, avait trouvé refuge sous la route, dans une sorte de tranchée d’évacuation des eaux. Il fallait d’urgence l’assistance d’un médecin.

Jusque-là, les confrères contactés, sans vraiment prendre leurs jambes à leur cou, n’avaient manifesté qu’une retenue décente pour ce genre d’intervention. Et c’est ainsi qu’en désespoir de cause, les résistants, les yeux toujours fixés sur leurs godasses, n’avaient plus eu d’autre choix que de solliciter l’aide de mon père. Surprise !  Le toubib déclara immédiatement: «Trouvez-moi trois hommes et une civière, nous partirons dès que la nuit sera tombée».

Quelques mois plus tard, de larges svastikas peintes au goudron ornaient la façade des confrères. La nôtre demeura vierge malgré le portrait du maréchal Pétain, qui trônait dans la salle d’attente et que Jeanne dut un jour enlever car on le retrouvait régulièrement la tête en bas.

Il est temps maintenant d’en venir à la conclusion: «Et que bénie soit la tomate dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il ! »

21 septembre 1944. Nous avons assisté de loin, ce matin-là,  à la reddition de la place forte de Lézongar, truffée de souterrains et de nids de mitrailleuses soigneusement enfouis. Il est midi. A Pont-Croix, en compagnie de mon ami Jean-Pierre, je me trouve à la fenêtre du premier étage de la maison Coulm, négociant en vins, et nous découvrons, impressionnés, le défilé ininterrompu de chars d’assaut, d’auto-mitrailleuses, de camions de prisonniers debout, mains sur la tête.

Face à l’irruption de cette invraisemblable armada, les derniers Allemands qui occupaient Lézongar ont fait leur reddition à l’armée américaine et, depuis ce matin, Pont-Croix assiste, éberlué, au défilé ininterrompu des troupes d’outre-Atlantique. A bâbord et à tribord, les soldats yankees se réjouissent au spectacle des indigènes locaux, et pas que les enfants, se précipitant sur le chewing-gum, les tubes de lait condensé sucré et les tablettes de chocolat noir à la fécule de pommes de terre.

Voici venir maintenant une bonne douzaine de motocyclettes B.S.A. ouvrant la voie à une sorte de command-car piloté par un officier de l’armée américaine. L’allure générale de ce militaire laisse une pénible impression de laisser-aller, pour ne pas dire de débraillé, à laquelle nous n’étions guère accoutumés. Il porte un fusil-mitrailleur sur un battle-dress douteux. Coiffé d’un casque évoquant un œuf d’autruche coupé en deux par le milieu, et qu’il porte d’ailleurs de travers, il arbore une expression dédaigneuse et avachie, tout en mastiquant laborieusement son chewing-gum.

A côté de lui ou juste derrière, je ne me souviens plus très bien, se tient un autre officier, tranchant par la raideur de sa tenue et son air figé, absent, C’est le commandant allemand, vaincu, du camp de Lézongar.

Je ne l’ai pas vu partir, le projectile. Il est pourtant impressionnant, de la taille d’une grosse pomme, sans évidemment en posséder la consistance, de loin s’en faut. Il n’est pas rouge, si tant est qu’il l’ait été dans un lointain passé. Sa couleur, si j’en crois le souvenir de la contemplation extasiée de ses nombreux débris, tirerait plutôt vers un noir vineux et terne, par endroits verdâtre, évoquant plus qu’il n’en faut l’imminente décomposition.

C’est tout simplement une tomate, oui, une tomate, mais une tomate pourrie, lancée avec une vigueur réellement surprenante et probablement destinée au commandant allemand, mais le lanceur rate sa cible et la tomate éclate dans la figure de l’Américain. Un impact que vous ne pouvez pas imaginer, un impact qu’on ne rencontre qu’une fois dans une existence, l’impact d’une vie.

Fou de rage, le Yankee se dresse en se torchant vaguement la figure et braque son arme vers la foule en vomissant des insultes. Il s’en faut d’un rien qu’il ne vide son chargeur.

A cause des façons implacables et nettes / Dont tu te découpais sur nos ciels de défaite / Demi-disque semblant sur le coteau vermeil / L’orbe à demi monté de quelque obscur soleil.

Tirade du Bicorne, Edmond Rostand.