Henri ne rentra pas. Il venait d’épouser Ceferina Guttierez à qui il avait bien tenté d’expliquer que, sortant du séminaire, il se devait de devenir prêtre.
Les curés, aimait-il à dire, ce sont des gens heureux. Un curé ne sait pas ce que c’est que de se sentir la tête paresseuse à cause d’une femme qu’a des yeux et tout. Les curés, ils croient que d’aimer ça n’est rien qu’une envie de la chose, une envie qui tient bon, mais qu’on use sur des oraisons comme lame sur meule.
Las ! Ceferina, éprise de son Breton, se désolait à l’idée de le voir entrer dans les ordres. Elle pleurait sur ses joues, sur ses mains, sur ses pieds et Henri se sentait compatissant comme un buvard.
Ils finirent donc par se marier … Et ils eurent raison !
Pendant toutes ces années, la vie s’enfuyait aussi au Chili. Le président Arturo Alessandri, Salvador Allende de l’époque, avait été renversé par le colonel Carlos Ibanez del Campo, une sorte de général Pinochet d’avant-guerre.
Mais qui se souciait à l’époque, en Europe, de Carlos Ibanez del Campo ou d’Arturo Alessandri ?
Vous me direz, qui se chagrinait à Santiago du Chili, de voir notre président Paul Deschanel criant « Cocorico ! », perché sur son marronnier, ou sprintant en pyjama sur une voie de chemin de fer ?
Ou d’un autre de nos présidents rendant le dernier soupir en crachant son râtelier sur le ventre de Marguerite Steinheil parce que, fâcheux retard, le Viagra n’avait pas encore été commercialisé.
Cependant, au Chili, tous les ans, le14 juillet, l’oncle Henri entonnait « La Marseillaise » : « Aux armes, citoyens, formez vos bataillons, marchons, marchons, qu’un sang impur abreuve nos sillons. Ran ! Tan ! Plan !! Tagada, tagada ! »
Devant cette scène hilarante et surréaliste où, à des milliers de kilomètres du théâtre des opérations d’hier, le tonton farceur appelait aujourd’hui : « Aux armes», face à ce singulier retard à l’allumage, on se surprend à penser : Et si c’était lui, le vrai père biologique du professeur Choron, l’immortel rédacteur en chef de la prestigieuse revue « Hara-Kiri » ?
Il va sans dire que, depuis mon lointain séjour polynésien où les enfants de la baie d’Atuona nous avaient, un soir de débarquement de l’aviso escorteur « Doudart de Lagrée » ancré en baie des Traîtres, régalé d’une succulente et tonitruante Marseillaise, à laquelle ils ne comprenaient manifestement rien.
« Arro zafa té ra Paatii-hi-hi / Ré zou té goua ré tarivé Ô zamé Titoï , Fômé fo patahon … »
Je n’avais jamais vu l’hymne national mitonné de cette façon.
Autre décision saugrenue, Henri refusa catégoriquement à ses enfants l’accès à la langue française ! Mais pourquoi ? Là aussi, on reste perplexe. Pourquoi jeter l’ostracisme sur cette admirable langue qui, avec les autres idiomes européens, rivalisait de force et de grâce ?
L’« immense » Louis-Ferdinand Céline ne proclamait il pas cependant : « Le français est langue royale, il n’y a que foutus baragouins tout autour ».
1922 ! Quatre années venaient de s’écouler. Complètement sonné, le pays avait toujours la gueule de bois !
La France avait gagné la « Grande Guerre ». De cet abominable holocauste elle ne se remettrait jamais.
Six millions de morts, d’invalides, de blessés ! Trente pour cent des jeunes hommes de 17 à 27 ans, et pas n’importe lesquels bien sûr, sans aucun doute les meilleurs du pays. Les autres avaient été réformés.
La France venait d’être frappée à la source même de sa vitalité.
« Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés / Dans la première argile , et la première terre / Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre / Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés ! »
« Une juste guerre !!! » : Lignes accablantes rédigées par Charles Péguy. Il faut cependant pardonner à ce consternant crétin car il a lui-même été « moissonné » le 5 septembre 1914 à Villeroy. Il n’avait eu, le malheureux, ni l’intuition ni l’intelligence de l’oncle du Chili.