1. Contes d’apothicaire

Pendant que le pharmacien cherchait laborieusement le produit que nous lui avions demandé, des réminiscences insolites me revenaient en mémoire : Dans une maison déserte quelque armoire / Pleine de l’acre odeur des temps, poudreuse et noire / Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient, / D’où jaillit toute vive une âme qui revient. (Charles Baudelaire, Le flacon)

J’ai dans ma vie rencontré beaucoup de pharmaciens, neutres, incolores, inodores, sans saveur aucune mais je peux vous dire que, parfois, on en découvre un qui rachète tous les autres et ce pharmacien, cet apothicaire qui jouait trop bien sa partition, eh bien c’était lui, ce vieil homme en blouse blanche, voûté et souriant, qui devant mes yeux effarés s’évanouissait comme une écharpe de brume à la surface d’une étendue d’eau dormante pour céder la place à une vague silhouette, si fugitive, si vaguement entrevue, mais si follement présente.

Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres, / Mille pensers dormaient chrysalides funèbres, / Qui dégagent leur aile et prennent leur essor, / Teintés d’azur, / glacés de rose, lamés d’or. / Voici le souvenir enivrant qui voltige / Dans l’air troublé; les yeux se ferment, Le vertige / Saisit l’âme vaincue et la pousse à deux mains / Vers un gouffre obscurci de miasmes humains. (Charles Baudelaire, id.)

La main du vieillard enveloppait maintenant la boite de citrate de bétaïne, lentement, précautionneusement. Mon Dieu ! Comme l’âge venu rendait tous ces petits gestes si difficiles, si rudes, si douloureux. Mais il s’appliquait, oui, il s’appliquait comme il s’était toujours appliqué dans sa vie morte, quels que soient le danger, l’imminence extrême de sa fin. Au sein du fracas, des hurlements de mort, des explosions, de la terreur, sa main d’alors n’avait jamais tremblé, son geste inspiré d’un immémorial Olympe : calme, précis, efficace, foudroyant.

Cette vie, pour lui, semblait n’avoir été qu’un jeu de vieil adolescent. Voilà qu’Il me tendait le petit paquet et prenait, pour l’occasion, le regard à la fois inquiet et avide du pharmacien-type : – C’est trois euros cinquante centimes. Mais pourquoi cela paraissait-t-il tellement irréel. Ne jouait-il pas au pharmacien comme les petites filles jouent à la marchande ?

C’était bien sûr un très vieux pharmacien, me disais-je, mais pas seulement. Même quand l’oiseau marche, on sent qu’il a des ailes. Je réglai la petite somme. Il me rendit la monnaie. Et voilà, c’était fini, j’allais devoir partir et le remercier. Cependant, une inquiétude soudaine s’emparait de moi, comme à la fin d’un spectacle qui vous a envoûté.

Il me fixait à nouveau, toujours avec ce demi-sourire énigmatique qu’il m’aurait adressé d’un autre monde. Un autre monde qui m’était si familier. Et je me surprenais à prendre ce regard comme on boit une coupe d’eau vive. Les secondes s’affolaient à ma montre, alors que je m’efforçais de ralentir le temps. Secondes radieuses mais secondes tristes, si tristes, secondes trop légères au vent, que les bouffées malmènent, fripent, jonchent au courant.

Oh comme j’aurai voulu que cette minute se prolongeât au-delà du nécessaire. « Toi, instant trop fugitif, je t’en prie, demeure, tu es si beau ! »

Inconscient de mon impertinence, je lui demandai soudain :

  • Quel âge avez-vous ?

Une bonne minute de silence passa sans qu’il me quittât des yeux, puis simplement :

  • Je suis né en 1922.

Et là-bas, sous le pont, adossé contre une arche, Hannibal écoutait, pensif et triomphant, le piétinement sourd des légions en marche. (José-Maria de Heredia)

C’est à ce moment que quelque chose de fantastique s’empara de nous. Charrié, épave consentante, dans ce torrent des années qui passaient, je me sentais comme aspiré, fasciné, hypnotisé même, et il me sembla soudain plonger dans l’abîme sans fond de son regard.

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