Les festivités vont durer plus d’un mois, c’est plus qu’il n’en faut à l’Angleterre pour masser aux Falklands, à l’entrée du détroit de Magellan, toute la puissance de feu qu’elle a pu réunir.
Pour notre exilé breton, ça n’est plus une vie. Soucieux une nouvelle fois d’échapper à cette folie qui gagne le monde, las d’adopter un profil bas, Henri, qui se demande où il est tombé, décide de déménager à Santiago !
Finalement, son nez très court qu’il tient de famille ne manque pas de flair, j’ai également constaté pareille faculté chez son arrière-petite-nièce, mon épouse. Car le Chili, lui, va rester neutre et ce n’est pas si évident que ça.
Que les belligérants comptent parmi eux l’Autriche-Hongrie, la Belgique, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Russie, d’accord ! La Turquie, à la rigueur, pourquoi pas ? Mais Les Philippines ? Le Costa-Rica ? Le Guatemala ? Qu’allaient-ils donc foutre dans cette galère ? Je vous le demande !
Bon ! il est certain qu’on n’a pas croisé beaucoup de Badjaos de Mindanao, ces gitans de la mer, au chemin des Dames, et que je n’ai pas vu au Guatemala de monuments aux Morts portant l’inscription suivante : « Aux enfants de Chichicastenango morts à Verdun pour défendre leur patrie ». Il n’empêche que ces nations avaient déclaré la guerre aux Empires centraux.
Henri Colin a 22 ans, il est seul. Le voici professeur de français à la « Pontificia Universidad Catolica de Chile ». Nous sommes en 1915, voilà bientôt un an que la Grande Guerre a commencé. Depuis la mort du caporal Peugeot, frappé d’une balle en plein front, combien de milliers de soldats sont déjà tombés !
Quelque part en Sologne, les premiers brouillards glacés d’un automne précoce estompent les silhouettes navrées d’un couple qui se recueille devant un vieux château perdu entre forêts et marécages. Augustin Meaulnes et Yvonne de Galais pleurent la mort du lieutenant Alain Fournier, enseveli par un obus aux Eparges. Il n’avait que vingt-sept ans. On retrouvera son corps en 1991, soixante-sept ans plus tard !
A Santiago, l’existence reste invraisemblablement paisible, à croire que la cordillère des Andes coupe le Chili du reste du monde. La rade de Valparaiso, mélancolique, noyée de ces brumes tristes de l’aube, reste pratiquement déserte. Comme de grands frissons, des rafales de vent se lèvent de la mer. Annonciatrices de l’Hiver austral, les premières rafales de vent venues des îles Chiloé arrachent des volées de feuilles mortes aux futaies de hêtres antarctiques. Elles se dispersent tourbillonnantes en valses tristes le long des quais, dans les avenues du port. Les mois ont passé, générant une angoisse sourde et diffuse succédant à l’ambiance des Fêtes évanouies.
Depuis longtemps, les croiseurs cuirassés Scharnhorst et Gneisenau ont franchi le cap Horn avec la flotte de Maximilian von Spee. L’armada de l’amiral Frederick Doveton Sturdee, beaucoup plus moderne, rapide et puissante les attend aux Falklands.
Adieu la Zamacueca , adieu les gros cigares, adieu Concepcion et ses amours, le pisco, les mantilles et les roses ! Adieu les jupes étroites et courtes des filles de Valparaiso.
Massacrés au canon de 308 à longue portée, ils sont tous morts !
L’amiral et ses deux fils qui valsaient avec tant de grâce et de majesté. Tous ses beaux officiers qui troublaient si fort les jeunes aristocrates de Concepcion. Tous ses solides marins aux yeux pensifs de pervenche …
« Sur la tombe du marin ne fleurissent pas les roses, sur la tombe du marin il n’y a point d’edelweiss, il n’y a pour fleurs que les grandes mouettes blanches et les larmes brûlantes de la fille qui l’aimait ! »
On chantait à l’époque « Rêves d’Amour … bonheurs trop courts… ô Paradis perdus ! Tendres espoirs… bouquets d’un soir… dont le parfum n’est plus ! »
1850 marins allemands aux Falklands, 1656 marins anglais à Coronel, cela donne 3506 sujets européens de souche envoyés par le fond, 3506 soldats de race blanche, fauchés au canon avant d’avoir pu forger l’avenir de l’Europe et dont la descendance fera dramatiquement défaut quand sonnera l’heure des grands règlements de comptes !
« Et quand ils auront achevé de rendre leur témoignage, la Bête qui monte de l’abîme leur fera la Guerre et les vaincra, et les tuera et leurs corps demeureront étendus dans la place, et la Grande Cité. »
La nuit tombait, paupières baissées, sur Santiago du Chili. La ville était triste, triste comme un dimanche au Paradis !
Avenida Bellavista, penché sur le rio Mapocho, Henri Colin pense à sa famille qu’il ne reverra plus. Sa mère qui souvent, les soirs d’été, lui racontait les étoiles, en particulier les cinq de Cassiopée, qu’elle aimait comparer à ses enfants. Il lève lentement les yeux mais le désordre a gagné le ciel. Sur l’horizon, il pense reconnaître la grande Ourse, mais chavirée, complètement à l’envers. Noyée bien au-dessous de l’horizon septentrional, Cassiopée, elle, ne se montre pas.