5. Exquises arborescences de coraux

Tristan Da Cunha! Géorgie du Sud! Mohotani! Les îles Chatham! Pitcairn! Snares! Bounty! Antipodes! Campbell! Suyul Hanish! Djebel Zukkur! Vahanga! Nukutavake! Crozet! Tromelin! Juan de Nova!Robinson Crusoë! Alexander Selkirk! Terres d’Absolu! Terres d’incommensurable paix!

Alors, imaginez ce qu’a pu être le grand désordre de notre imagination en accostant sur ces nouvelles terres de Silence, absolument vierges d’hommes depuis les origines du monde, comme si, mort au champ d’étoiles, vous abordiez sur le rivage étrange d’une planète tellurique issue d’une constellation lointaine. Là, précisément, où l’Esprit qui rêvait séculairement sous les arbres se matérialisait soudain sur ce rivage et vous saisissait à la gorge.

Les îles du Prophète ferment la partie australe du détroit de Bab-El-Mandeb, face à la grande île de Périm, qui en occupe la partie septentrionale et qui servait à l’époque de base navale à la flotte russe d’Extrême-Orient.

Six îles composent l’archipel, la septième formant presqu’île et limitant la baie de Rasiyan au sud. Du nord-ouest au sud- est, nous trouvons donc: Hamra, Rhounda-Dabali, l’île double, Tolkha, île basse culminant à 17 mètres, Khadda-Dabali, l’île Grande culminant à174 mètres, Horod Le Rhale, l’île de l’est, et enfin Rhounda Komaytou, île du sud que nous appelions aussi l’île aux carangues, parce que les plus, grosses croisaient le long de ses rivages.

Nous avions jeté l’ancre vers onze heures dans une petite baie abritée de la petite Tolkha. Serge s’activait dans sa cambuse, soucieux de programmer d’emblée le déjeuner avant la première plongée de vesprée. N’y tenant plus, je décidai de jeter un petit coup d’œil d’investigation dans la baie et, sommairement équipé de palmes, masque, tuba, sautai à l’eau, qui me parut délicieusement fraîche et émulsionnée. Elle pétillait comme du champagne.

Là, ce fut le choc! Je ne m’attendais pas à recevoir la plus belle vision sous-marine de mon existence. Comment vous dire? Je n’ose utiliser le terme galvaudé de «paradis sous-marin» et pourtant, c’est exactement ce dont il s’agissait.

La mer était d’une transparence de cristal qui vous donnait l’impression de flotter dans l’éther. Elle révélait un vaste cirque sous marin au fond duquel s’ouvrait en gueule de four une vaste caverne de basalte d’un noir de jais, sur lequel d’exquises arborescences de coraux, acroporas, pocillopora, porites se paraient de jaune soufre, de rose et de mauve. Partout s’épanouissaient d’immenses anémones, magnifiques et radieuses, berçant des nuées dansantes d’amphiprions chrysogaster bariolés, des châteaux gothiques d’imposantes méandrines qui déployaient leurs circonvolutions tourmentées à l’extrême, bien loin devant les nôtres, au point que l’on pouvait se demander si ces énormes cerveaux de Neptune n’élaboraient pas des conceptions intellectuelles en gestation sur d’autres mondes. Des comatules, des crinoïdes et d’impressionnantes gorgones chamarrées de nuances, de couleurs tellement insolites qu’on aurait pu les croire tombées du ciel, dansaient une sorte de menuet silencieux, animées par un léger courant de nord-ouest.

Je la retrouvais enfin, la couleur tombée du Ciel!

Ce décor somptueux et féérique, destiné aux plongeurs et aux noyés infortunés, n’attendait plus que ses acteurs. Ils arrivaient en foule comme à la générale d’une représentation théâtrale. Toutes les vedettes du monde corallien étaient là! les poissons-anges, chaétodons multicolores, pomacanthus imperator échappés de Sainte-Hélène, pygoplites diacanthus, myripristis murjan par dizaines, chorégraphies asiatiques et compliquées de pteroïs volitans, énormes platax en défilés austères, abudefduf sexfasciatus et variola louti, toujours unis dans leurs ballets intemporels, aulostome trompette hiératique et forcipiger longirostris inquisiteur, idoles mauresques recueillies en d’interminables processions,fabuleux scaridés turquoise à l’œil espiègle, murènes léopard lovées dans leurs failles rocheuses, bancs de barracudas inquiétants et de coryphènes mordorées fermant les lointains indigo, tortues marines et pastenagues jaunes ocellées de bleu.

Chaque anfractuosité regorgeait d’antennes déployées de langoustes en pleine crise du logement et, comme un coup de cymbales dans cet univers silencieux avec la majesté d’un maître de ballet, soudain une raie manta d’environ quatre mètres d’envergure décollait en majesté de la caverne de basalte, battant la mer de ses ailerons puissants !

Je ne sus comment m’empêcher de faire surface en poussant un grand cri d’enthousiasme devant le plus extraordinaire spectacle sous-marin qu’il m’avait jamais été donné de contempler, et qui venait de me procurer un tel éblouissement. Quelques minutes plus tard, la surface retentissait de nos cris, de nos appels, de nos exclamations d’excitation et d’allégresse.

Dès la tombée de la nuit un festin gargantuesque de queues de langouste attendait les chasseurs affamés. Nous les trempions comme des asperges dans une respectable bassine de mayonnaise confectionnée par Serge qui n’avait pas tardé à tirer parti des œufs de sternes fuligineuses, hôtes habituelles de l’île en cette saison.

Le campement avait été monté dans le lit d’un oued de Khadda-Dabali, l’île grande, où ivre de soif agonisait une végétation rabougrie de palétuviers. Dès le soir, j’escaladai son sommet d’où la vue sur le détroit se révéla d’une mélancolie grandiose. Dans la chaleur incandescente d’un couchant écarlate qui consumait tant de splendeur barbare pour un homme seul, j’y découvris fort intrigué une sépulture mystérieuse et solitaire.

Contre un tumulus de pierres sèches, une simple pierre tombale que le soleil avait fendue en quatre. Et un nom: Enseigne de vaisseau Salmon, accompagné d’une simple date: 1935. C’était tout! Que s’était-il donc passé ici en 1935? Qui pouvait bien être le jeune officier venu mourir ici? Dans quelle dramatique circonstance?

Tout cela incite à la méditation et je m’attarde près de ce tombeau. A cent-soixante-dix mètres plus bas, la mer s’étend devant moi comme une solitude de nacre verte, remuée ce soir par un vent tiède soufflant de l’ouest. Notre boutre apparaît au fond, très loin, à peine visible, seul, perdu tout au bout de cette agitation bleue. L’horizon, rouge à la base, puis violet, puis vert, puis couleur d’acier, couleur de paon! Voici que la nuit arrive à pas de loup, paupières baissées, amenant au zénith des brassées d’étoiles scintillantes qui ne m’ont jamais parue si proches de la Terre. Du point de l’horizon occidental où s’est couché le soleil partent encore de grandes gerbes de rayons, qui traversent la voûte immense comme des zodiaques roses tracés dans une sphère bleu sombre. Il fait nuit maintenant et cependant, c’est partout comme une illumination magique, comme une fête de lumière, immatérielle et joyeuse.

«Voie Lactée, ô sœur lumineuse / Des blancs ruisseaux de Canaan / Et des corps blancs des amoureuses /Nageurs morts suivront nous d’ahan/ Ton cours vers d’autres nébuleuses?»

Ensorcelé, je quitte à regret cet endroit magique où souffle l’Esprit et prends le chemin du rivage. Là-bas, inquiets, mon épouse et mes amis m’attendent autour d’un festin de poissons variés.

Chapitre suivant: Coup de tabac