3. Ibrahim Ibn-El-Riheh, fils du Vent

Je crois que c’est à ce moment que nous comprîmes pourquoi une équipe de touristes insouciants, fraîchement arrivée de Paris par le même canal, complètement affolée devant le spectacle lamentable et inquiétant qu’offrait cette épave, prétendant avec obstination mais contre toute espérance, devoir continuer à flotter, montée par un équipage de chèvres faméliques et de nègres calcinés et lugubres, commandée par un skipper hilare, de toute évidence dérangé du cerveau… que nous comprîmes pourquoi ces êtres civilisés, eux, avaient immédiatement choisi de rebrousser chemin et de regagner la France.

L’un d’entre eux avait d’emblée apostrophé Serge:« Pouvez vous, mon brave, nous donner la clef de notre cabine pour que nous puissions faire un peu de toilette avant d’appareiller?», et l’animal, enjoué, de lui rétorquer qu’il n’y avait pas de clef. «Hi!Hi!Hi! Hî!», pas de cabine et pas de toilettes non plus.

Mais il y avait la Mer, le ciel était bleu et, par conséquent, on pouvait croire en Dieu! 

Pour nous, le vin était tiré, il allait falloir le boire. Les bagages prestement rangés sous le château arrière, enfin délestés de nos ceintures de plomb, nous levâmes aussitôt l’ancre, pour la traversée de la baie de Tadjourah. Toujours entre deux éclats de rire, Serge Guyomarc’h, quand même un peu obsédé – il avait l’habitude d’aborder sa femme par derrière en lui demandant gentiment «Tu prendras bien quelque chose de chaud?» – s’acharna par le truchement d’une antique manivelle sur un moteur ruisselant d’huile noirâtre et malodorante, dont il avait levé le capot.

Après quelques tentatives infructueuses et un sourire peut-être très légèrement contraint, on devina soudain, en prêtant une oreille attentive, une sorte de halètement poussif de sanatorium pour phtisiques en phase terminale, qui montait de la cale tandis qu’un tuyau rouillé, sortant de la poupe, crachait soudain une fumée noire épaisse et grasse.Malgré nos visages accablés, Serge rugit de bonheur, et esquissa quelques entrechats devant le résultat de ses efforts. En vérité, je pense qu’il n’y croyait plus!

L’«Ibrahim Ibn-El-Riheh», «Fils du Vent», effectua une sortie de port glorieuse, saluée par les marins des bâtiments militaires à l’ancre, soulevés par une intense houle de rigolade devant notre skipper coiffé d’une casquette d’amiral d’opérette à la Luis Mariano. Il paradait à la proue du boutre, arborant sur sa chemise blanche à épaulettes, qu’il tenait d’un pilote d’Air-France, d’énormes décorations inconnues et bizarres, et multipliait les saluts militaires de plus en plus extravagants au fur et à mesure que sa prestation suscitait l’enthousiasme des marins de la Royale auprès de qui il paraissait jouir d’une réputation aussi solide que flatteuse.

Après une brève escale aux îles Musha et Mascali, nous mîmes résolument le cap au nord.

Cette première traversée se fit sans histoire, là où, quelques années plus tard, nous allions devoir sur le «Maryli» affronter une redoutable tempête. L’Ibrahim naviguait par une mer si calme, qu’elle nous paraissait limoneuse et plombée.

Une petite anecdote quand même … Mais il y en eut tant! Saisi soudain de la fort louable intention de prendre au téléobjectif un cliché de la côte, j’escaladai l’échelle qui menait au château arrière quand, soudain, parvenu au niveau de la plateforme, ma tête s’immobilisa face à deux superbes cuisses écartées à l’extrême, ouvertes sur un sexe bouclé et béant dont me séparait une bonne cinquantaine de centimètres seulement !!! Ce n’était que Colette D. qui exposait ses charmes à l’astre redoutable. Venue de Paris, sans fascination particulière pour la chasse sous-marine mais avec l’intention affirmée de s’envoyer tous les membres – si j’ose dire – de l’expédition: plongeurs débonnaires, skipper rigolard, nacouda flegmatique, nègres anthracites et pourquoi pas le bouc barbichu, avant qu’il ne finisse à la broche. Un peu déconcerté, je me retournai pour croiser le regard noir de Martine, à qui je fis aussitôt remarquer combien la mer était calme et le soleil radieux.

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