1. Sous le prétexte d’un extravagant chagrin d’amour

Ma mère avait été élevée dans cette illusion distinguée qu’il y a toujours une ressource dans le peuple,que le peuple est bien plus digne d’estime que les possédants. Mais moi qui l’ai vu, ce peuple déchaîné, ivre de scélératesse et de sang à l’oeuvre en 1944-1945, et dont la prime enfance est restée marquée par ce «Silence des Agneaux», je peux vous dire que j’ai encore dans l’oreille les hurlements d’effroi des femmes que l’on humiliait et massacrait dans l’allégresse et l’ignominie. Depuis lors, je ne suis jamais sûr de mes joies.

Gabrielle Wittkop, incarcérée à Drancy en 1945: « Ma détestation de la France moyenne, moucharde et zélée vient de Là. Drancy! J’y fus témoin de scènes indescriptibles qui me permettent d’imaginer ce que furent, sous la Révolution, les massacres de Septembre…» 

(Nouvel Observateur, 11 janvier 2001). 100.000 victimes passées sous silence et dont la bienséance d’aujourd’hui interdit d’évoquer seulement le souvenir !

Cette rencontre avec «La Bête» hante toujours ma mémoire … «Et quand ils auront achevé de rendre leur témoignage, la Bête qui monte de l’abîme leur fera la guerre et les vaincra, et les tuera et leurs corps demeureront étendus dans la place et dans la grande cité.» (Apocalypse XI, 7). Montaigne disait à juste titre » «Qu’y a-t-il de plus injurieux que l’estime que vous porte le peuple?»

Après un galop d’essai, une sorte de vol initiatique, en Espagne et au Maroc en 1951, je mis le pied à l’étrier en 1958 lorsque, sous le prétexte d’un extravagant chagrin d’amour, je quittai la Bretagne pour une longue errance en Amérique centrale. La lecture passionnée de John L. Stephens et Frederick Catherwood enfiévrait mon imagination, je ne rêvais que Cités perdues sous les suffocantes frondaisons du Yucatan, colonels Fawcett et Raleigt Rimmel retrouvés.

L’univers Maya a toujours constitué pour moi une passion de base, au même titre que la Polynésie et la conquête du Pacifique par les Vikings Maoris. La Patagonie aussi, bien évidemment: Magellan, Saint-Loup, José Emperaire, Jean Raspail et Bruce Chatwin avaient labouré en moi leurs sillons …

La Patagonie! Ah mon Dieu, cette terre oubliée dans le silence des siècles ! Un soir venteux d’un été austral à son aurore, à l’Estancia Harberton,la fantastique Nathalie Raë Prosser de Goodall, descendante du fameux pasteur Thomas Bridges, me disait: «Je rends grâce à cette Terre d’exagérer à tel point la part du Ciel …»

Sans oublier, il va sans dire, l’Extrême-Orient, la Chine, et le Japon que je chérissais tout particulièrement guidé par cette manie énigmatique de m’attacher aux causes perdues, et de prendre une fois pour toutes le parti des Vaincus.

Il faut, paraît-il, quatre particularités d’esprit pour devenir coureur de brousse et arpenteur de mondes: L’anticonformisme (ça va … On est servi!). Une certaine aptitude au risque. Un grand besoin de liberté. Un ardent désir de connaissance.

Je crois cependant que c’est le hasard seul qui guida mes pas vers Djibouti et la Mer Rouge. Certes, nous l’avions parfois évoquée à Nantes, cette mer étrange, avec Henry de Monfreid, mais d’autre sujets occupaient alors nos préoccupations; et finalement, ce fut pour moi une fortuite découverte de circonstance qui fut l’équivalent d’un alcool puissant, ou de compactes vapeurs d’opium.

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