Rhapsodie nantaise

J’aimerais ce soir dédier ce récit à ma petite et si charmante Nicole Dion, de Mouilleron-en-Pareds, morte toute seule à l ‘âge de sept ans, dans la nuit du 6 Janvier 1959, à l’hôpital de Nantes.

Sans doute parce que ce monde n’était alors pas fait pour le séjour des Anges.

Un soir, je lui ai pris la main et je lui ai promis de la guider un jour vers les plus beaux Chemins du Monde mais, le lendemain matin, elle n’était plus là, disparue dans la nuit, refusée à l’aube nouvelle. En emportant ce dernier rêve.

Son vieux médecin qui ne l’a jamais oubliée

Le grand château de sable abandonné sur la plage de Préfailles, récit constitué à base de 90% de matière historique et de 10% de l infinie compréhension des Enchanteurs de l’Esprit.

Le souffle puissant de l’Océan atlantique si proche noyait la ville de son haleine salée, tiède et humide. Et comme à son habitude, l’esprit en fête, Karl « crébillonnait ».

« Crébillonner » : C’était l ‘expression consacrée des Nantais qui occupaient une part significative de leurs loisirs à cette coutume très locale, bien ancrée dans leurs moeurs. « Crébillonner » consistait simplement, pour les Nantais, à arpenter cette si élégante artère commerciale qui, de la Place Royale à la Place Graslin en ne négligeant surtout pas le Passage Pommeraye, semblait les propulser vers le ciel. La Rue Crébillon !

La rue Crébillon réunissait la plus grande partie des magasins de luxe de la ville. Après un apéritif rituel à la terrasse du Grand Café Continental, sur la Place Royale, vous aviez tout juste le temps de la remonter d’un pas alerte, pour vous en aller déguster deux douzaines d ‘huîtres, accompagnées d’un muscadet bien frais de Basse-Goulaine, sous les lambris d’un siècle passé du restaurant « La Cigale » face au grand Théâtre de la Place Graslin.

Oui ! En cette nuit qui, paupières baissées, s’avançait sur la ville, Karl avait bien l’esprit en fête …

Et la tête dans les étoiles …

NANTES !

Sa ville, qu’il avait en partie remodelée à sa guise, s’était offerte à lui dans une atmosphère de connivence et de chaude sympathie. Finalement, l’ambiance relevait dans l’ensemble du climat d’un « Rotary-club », où les réceptions succédaient aux bridges, parties de tennis et de golf. Toute la haute société de Nantes se l’arrachait.

Oui ! Nantes était depuis tant d’années devenu son domaine, domaine qu’il avait tant restructuré, que le simple fait de l’arpenter, seul, la nuit, générait au fond de son être une sorte de jouissance animale.

Karl était arrivé à Nantes en 1929 à la tête d’une solide équipe d’ouvriers et, en sa qualité d’ingénieur du génie civil, avait entrepris et réalisé sur pas moins de deux kilomètres le comblement de l’Erdre, qui à l’époque coupait la ville en deux avant de rejoindre la Loire au niveau de l’île Beaulieu.

Ce gigantesque chantier « haussmannien » consistait, tout simplement, à remplacer le cours du fleuve, dernier affluent de la Loire, par une magnifique avenue large comme les Champs Elysées, ce qui allait améliorer de beaucoup la circulation au sein d’une agglomération jadis coupée en deux.

Ces travaux rondement menés par son entreprise de Düsseldorf allaient durer quatre ans et le Maire de la ville, enthousiasmé, de lui demander, dans la foulée, de procéder au creusement de l’imposant tunnel Saint-Félix.

Fabuleuse époque, où rien ne paraissait ni trop beau ni trop grand. Ni surtout trop cher car, de toute façon, c’était gratuit. Et pour cause, Nantes, qui n’avait jamais été à portée des canons du Kronprinz, ni bien entendu subi nulle destruction, bénéficiait comme tout le territoire national des avantages accordés par l’indécent et révoltant traité de Versailles. C’était l’Allemagne qui réglait la facture au titre des dommages de La Grande Guerre 1914-1918.

Cinq années de présence à Nantes, l’ampleur des travaux qu’il y avait réalisés, le tout associé à son charme, à sa prestance d’individu d’élite, sans oublier la sympathie spontanée qu’il suscitait, avait fait de lui une personnalité indispensable et réellement appréciée de la haute société locale.

Et cette nuit, il était le Maître de la ville : Nantes, sa ville.

Nantes et ses petits vendeurs ambulants de civelles qu’on achetait au début du printemps dans de petits cornets de papier calibré et dont les prix décroissaient au fur et à mesure de la récolte, qui se faisait de jour en jour plus abondante.

Nantes ! Ses huitres incomparables venues de Marennes au marché Talensac, qui exhalaient cette enivrante odeur de marée océanique.

Nantes : Ses brochets beurre-blanc qu’on dégustait le samedi soir « chez Clémence » à la Chebuette, sous le pont de Thouaré, là où La Loire s’essayait à devenir une Mer …

Nantes, la chaleur de son atmosphère, quai de la Fosse au pied de son impressionnant pont transbordeur, ses étals de poissons encore tout frémissants du quai des Salorges, les escapades du samedi soir où l’on allait s’encanailler à Trentemoult …

Et tous ses amis, descendants fortunés des armateurs de la grande pêche à la Baleine dans les dangereuses mers australes …

Ou du fameux et controversé commerce triangulaire du Bois d’ébène …

Ses amis de coeur : Les Sourdille, les Dubigeon, les Winslow, les de la Villemarqué, la marquise de Sesmaisons, l’avocat Fernand Ridel …

Kart réfléchissait en avançant. La marche soulève, dit-on, une poussière d’idées.

1929 ! Comme le temps passait. Le temps ! Cette chose inouïe ou le passé n’est plus, où l’avenir n’est pas encore, où le présent n’est là que pour nous échapper…

Nous vivons dans quelque chose qui n’existe pas, écrasés entre I’ avenir et le passé. La mort est simple, mais le temps est stupéfiant ! D’où vient-il ?

Il lui semblait que c’était bien, là, la seule preuve de Dieu, la preuve en creux de l’éternité.

Et soudain l’idée lui vint de ne plus quitter la ville qu’il avait transformée et il caressa l’espoir d’y achever son existence. Au printemps, il ferait venir d’Altona sa femme et ses deux petites filles : Waltraüte et Maria …

François-Marie Dubigeon lui avait proposé sa grande villa de Préfailles.

Et les petites se réjouissaient, car l’hérédité parlait déjà, à l’Idée des grands châteaux de sable qu’elles construiraient sur la plage, à marée basse.

Des longues baignades berçant leurs rêves enchantés, des chasses à la grenouille dans les marais de la Grande Brière et, dans les douves du château de l’oncle Alphonse de Chateaubriand, la lecture de son admirable « Gerbe des forces », ou de « Monsieur des Lourdines « qui venait de conquérir le « Goncourt ».

Oui ! C’était décidé, il finirait son existence à Nantes, sa si chère ville.

La soirée de bridge, cours Cambronne, chez François-René Dauvigne, s’était prolongée jusqu’à une heure inaccoutumée, et le beffroi de Saint-Nicolas égrenait son immuable ritournelle, avant d’asséner les douze coups de minuit.

Karl venait de franchir la rue de Strasbourg et s’engageait place du Pilori. Il approchait maintenant de ce que les Véritables Nantais appelaient : « La place Louis XVI », parce qu’en son centre s’élevait une imposante colonne de vingt-huit mêtres, coiffée d’une noble statue de trois mètres cinquante de hauteur.

Il s’agissait, ni plus, ni moins, que de la représentation en majesté, de Louis XVI, le Roi Martyr, qui protégeait la ville de son ombre tutélaire.

Au cours des années vingt, les républicains du cru avaient débaptisé la place, qui portait désormais le nom de « Place Maréchal FOCH ». Pourquoi pas ? Place d’où partait une magnifique avenue, dite du maréchal Joffre, maréchal aux capacités réellement limitées, dont l’appartenance à la Franc-Maçonnerie n’avait de toute évidence que trop bien servi son accession aux étoiles.

Louis XVI portait maintenant son regard triste et compatissant sur ces deux magnifiques andouilles, Joffre et Foch. « J’offre un bock à Foch … et un phoque à Joffre ! », disait Clémenceau, ravi de son calembour. Et les sans-culottes locaux s’étaient momentanément calmés. Le maréchal Philippe Pétain, qui examinait goguenard le petit Foch trépignant sous son képi trop grand au cours d’un conseil de guerre et glapissant comme à l’accoutumée : « Attaquons ! Attaquons ! Attaquons ! », s’était penché sur son aide de camp et avait murmuré : « Attaquons, attaquons … comme la Lune ! »

Cependant, nanti de son titre de « généralissime ! », Foch lui avait quand-même brûlé la politesse car les loges toutes puissantes bloquaient la promotion des officiers modérément laïques à la personnalité trop affirmée …

En France, on n’était pas près d’oublier Bonaparte … Et le danger d’un coup d’Etat militaire.

La délation vivement encouragée, le colonel Pétain avait ainsi été convoqué :

« Colonel ! Pouvez-vous nous donner le nom de vos officiers qui assistent à la messe ? » Et Pétain de lancer avec mépris : « Il m’est impossible de vous répondre , car je ne me retourne jamais pendant les offices ».  Bonjour l’avancement ! Sa mise à la retraite venait d’être programmée, lorsque la Grande Guerre 14-18 éclata.

Mais pendant ce temps-là, Karl venait de parvenir à la Place Saint-Pierre, face à la cathédrale. Il fléchit légèrement la jambe gauche pour descendre du trottoir et s’engager sur la chaussée …

Et c’est à ce moment précis qu’il éprouva la sensation d’une violente claque qui lui était portée dans le dos, à droite, au niveau de l’omoplate … Stupéfait, il s’imagina brièvement qu’un ami s’était approché silencieusement par derrière mais la brutalité du choc qu’il venait de subir n’était pas compatible avec un geste d’amitié ou de malice.

Il ouvrit la bouche pour crier, mais il n’en sortit pas le moindre son car sa gorge venait de se remplir d’un liquide chaud qu’il pensa être de la bile.

Il vomit à longs traits ce liquide qui lui envahissait la bouche mais ce liquide qu’il crachait, épais et noir, et contemplait hébété sur la chaussée, ce n’était pas de la bile, c’était du sang.

Un autre choc lui fut porté à la taille, au moment où il lui semblait percevoir une détonation. Il fléchit les genoux et s’abattit. Appuyé sur le coude droit, il leva vers le ciel un regard éperdu et désespéré qui fixait la nuit.

Et la Nuit avait un visage, elle s’agenouilla sur sa poitrine.

Il voulut se lever, s’extraire de la boue mais s’écroula aussitôt la tête la première.

Le Monde se fit douleur … La douleur devint Monde …

Et il lui sembla murmurer une chanson qui lui revenait de très loin en mémoire.

Une vision suprême le frappa à l’ultime tourment: un château de sable, immense, sur la grande plage de Préfailles. Et deux petites filles à genoux qui pleuraient leur papa qu’elles ne reverraient plus.

Une dernière salve le frappa en plein cœur.

C’est ainsi que, le 20 octobre 1941, le lieutenant-colonel Karl Höltz, feldcommandant de la place de Nantes, responsable des troupes d’occupation de la Loire-Inférieure, mourut, lâchement assassiné dans le dos devant le porche de la cathédrale Saint Pierre, dans sa bonne ville de Nantes qu’il ne voulait pas quitter.

Le colonel Höltz repose au cimetière allemand de Pornichet, bloc Z, allée 21, plaque 655.

Intercalées dans l’an, viendront des journées veuves

Des vendredis sanglants et lents d’enterrement

Des blancs et de tout noirs vaincus des cieux qui pleuvent

Quand la femme du Diable a battu son amant