Le vagabond perdu de Faré-Uté

(Saynète en quatre actes)

Acte 1, Pont-Croix, avril 1973

Au volant de ma robuste Volvo rouge, framboise écrasée, magnifiquement détendu et impavide selon ma bonne vieille habitude, Je fonce vers Plogoff à la suite d’un appel de routine.

Soudain, au niveau de Lannéon, voici un auto-stoppeur d’aspect fort civil et sympathique, que j’embarque dans la foulée.

  • Alors, comme ça, Vous venez de loin ?
  • Non, non, j’habite Pont-Croix.
  • Ah bah, moi aussi !

C’était un grand bonhomme barbu, plutôt bien alluré, infiniment courtois et avenant, bientôt chaleureux dans le feu d’échanges improvisés à bâtons rompus.

C’est en tout cas ainsi que je fis la connaissance de ce singulier individu, beau garçon, à la voix harmonieuse et bien placée mais, j’en pris brutalement conscience, véritablement habillé en clochard. Son âge ? 25 ans peut-être, grand maximum.

Ancien étudiant, du moins le prétendait-il, le gaillard n’avait pas de travail et vivait mal sa situation de disponibilité désargentée.

Et moi de lui asséner tout-à-trac :

  • Mais qu’attendez-vous pour quitter ce pays sans avenir ?

A l’époque, tout à ma nostalgie d’éternel errant condamné à la sédentarité, j’aurais gaiement viré tous les Bretons outre-mer.

  • Mais enfin ! Qu’attendez-vous pour partir ? Pourquoi pas à Tahiti ?

Et de lui vanter d’enthousiasme les sortilèges intemporels de la Nouvelle-Cythère.

Un peu surpris par ma fougue, je me souviens qu’il avait esquissé une sorte de sourire navré.

Acte 2,Tahiti, avril 1977

Une terrasse de café, quai du Commerce, non loin du centre Vahima. Ma chère Martine, Jacques Sourd et moi jouissons de la magique béatitude de vivre cette heure d’une matinée polynésienne toute parfumée d’une sorte de bonheur animal.

  • Ne lève pas les yeux, s’exclame Martine, ou tu vas encore te faire draguer par un homo.

Je jette quand même un œil discret et j’aperçois un jeune Européen très bronzé, épaisse  chevelure noire ondulée,  chemise blanche décolletée en pointe, dévoilant une lourde chaîne d’or autour du cou, gourmette d’or assortie au bras droit, Rolex de plongée au gauche.

Ça y est, voila notre  popaa farani qui se lève et se  dirige vers nous.

  • Haere Maï, la orana. Je suis confus de vousdéranger : Vous ne seriez pas le docteur Raoul Lélias  ? Vous ne me reconnaissez pas, bien sûr? Je me nomme Paul Barazer et c’est grâce à vous que je suis ici !

 Et de me rappeler l’anecdote du clochard auto-stoppeur jadis pris en charge à Lannéon.

  • Nous allons arroser cela, permettez-moi de vous offrir le champagne.
  • Eh bien ! Dites donc, ça a l’air de marcher pour vous ! Vous avez fait votre chemin !
  • Oui, je ne me plains pas, voyez-vous, je dirige une agence de publicité et ça tourne très fort en ce moment !

Acte 3 Juin 1978 Audierne…

  • Allo? C’est Paul !
  • Paul?
  • Paul Barazer… Tahiti, le centre Vahima, vous vous souvenez ? Je viens d’arriver de Los-Angeles et j’ai quelques petites choses pour vous.

Apéritif à la maison, mangues, vanille, tiarés, punch coco, citrons verts, la fête !

  • Et toujours dans la publicité ?
  • Pas seulement, je m’occupe aussi d’exploitation minière off-shore.

Il ajoute bizarrement, dans son jargon maniéré qu’il affectionne, servi d’une mélodieuse voix de gorge d’une raucité discrètement sensuelle:

  • Je me sens complètement open à tout avenir pétrolifique.

L’homme usait d’un sabir étrange, d’un singulier galimatias, qui ramenait en ressac permanent d’improbables cohortes de vocables recherchés et sibyllins, dont il ignorait manifestement le sens mais qu’il utilisait à tort et à travers sans la moindre vergogne.

  • Les Vahinés ?  Oh, quelques lorgneries et flirtages furtifs quand, excité a giorno par l’acide désoxiribonucléique des topinambours dégorgés à foison en longs filets glaireux, qui ajoute la véhémence redoutable des laques carminées à la fanfare des garances!.

On en demeurait assommé, perplexe, déconcerté même mais secrètement ravi, soulevé intérieurement par une invincible houle de franche rigolade !

En d’autres circonstances, c’était aussi une autre musique. Son physique avantageux l’ayant fait engager comme figurant dans une production franchouillarde à l’eau de rose, style Piccoli, Sautet, Lelouche, il s’engageait dans l’univers des Feux de l’Amour ou des Premiers baisers, comme un sunnite entre dans la grande mosquée de Samarcande.

Lobotomisé par la télé, carbonisé par la vie, pendant  quelque temps, Paul causa  roman- photo.

  • Vous avez traversé ma vie comme une brise chaude dans le désert !

Ou

  • Nous étions faits pour nous rencontrer.  Je vous reverrai demain, demain et demain, dit-il à une cruche, genre Sophie Marceau (on l’appelait La Plante Verte), stupéfiée par ce délire dans lequel elle reconnaissait d’anciens épisodes de son propre feuilleton.

Puis passèrent les années. Puis les dizaines d’années. Je le je perdis complètement de vue et !’oubli, dans l’ombre et la poussière, exécuta comme d’habitude son œuvre assassine.

Cela suffit au fond, ces trois mots qu’on répète : « Le temps passe ». Cela suffit à tout. Rien n’échappe au temps, hormis quelques petits échos, de plus en plus sourds, e plus en plus rares. Quelle importance ?

Interlude, Tahiti, novembre 1982

J’arpente fiévreusement les quais de Faré-Uté, face à ce qui fut, jadis, mon cher Motu-Uta où, par les nuits sans lune, on trouvait de fabuleux cônes auliques tapis aux bords du récif.

  • Vous cherchez ?
  • Pouvez-vous me dire où se trouve le siège de la  société d’exploitation off-shore des nodules de manganèse, Barazer-Bambridge ? Il y a également une agence de publicité.
  • Alors là ! Sûrement pas ici. Voyez plutôt avenue du chef Vairaatoa. Vous avez dit Barazer ? Jamais entendu ce nom-là.

Acte 4, mai 2009, Audierne.

Nous avons pris l’habitude, mon épouse et moi de parcourir à la brune les quais d’ Audierne jusqu’au phare du Raoulic. C’est presque un parcours initiatique et rêveur, dans les brouillards du soir et les rumeurs du ciel.

  • Je voulais te dire, me glisse Martine, que depuis environ deux mois, je remarque régulièrement entre Pont-Croix et Audierne un grand type efflanqué et étrange qui fait de l’auto-stop. Tiens, justement, le voilà, de l’autre côté de la rue. Il me fait penser à ce vagabond de Pont-Croix que nous avions retrouvé jadis à Papeete, où il avait fait fortune. T’en souviens-tu ?
  • Non, ça ne peut pas être lui, ça fait si longtemps. Attends quand même, nous allons le suivre.

L’individu marchait bon train et, alors que nous étions péniblement parvenus à sa hauteur, s’obstinait à fixer les devantures des magasins en nous tournant le dos. Je le doublai et soudain revins sur mes pas pour me trouver face à lui qui, décontenancé, s’immobilisait.

C’est alors que je reçus le choc inattendu de ce visage inconnu et étranger, face auquel je me serais excusé s’il ne m’avait à ce point pétrifié par l’impression dramatique qui s’en dégageait.

Comment décrire cette physionomie ruinée et prématurément vieillie ? Dévastée par la vague ravageuse du temps, burinée par ses lointaines errances et ses soleils perdus. Comment exprimer la troublante et pathétique détresse de ce visage qui m’apparaissait comme labouré de blessures vives ? Comment évoquer cette écrasante intensité dans le tragique ?   Ce tragique qui jetait brutalement sur la scène le terrifiant aveu de notre inexorable déchéance et dont mon expression de stupeur navrée lui révélait l’impossible étendue.

L’écrasant silence venait de s’abattre en lame de guillotine et perdurait entre nous, avant de céder, enfin, à ma voix troublée:

  • Je suis désolé, Monsieur, j’avais cru reconnaître en vous un compatriote de Pont-Croix, connu autrefois comme Paul Barrazer de Lannurien.

Retombe un long silence, ce silence qui règne dans l’enclos des cimetières et au pied des gibets où verdit la Mandragore.

Et toujours ce regard perdu de ceux qu’ont dévorés les fièvres et le soleil !

Enfin, l’œil à demi fuyant, comme s’il exprimait à mi-voix d’affligeantes condoléances :

  • Vous faites certainement erreur, Monsieur, ce n’est pas moi et, d’ailleurs, je ne suis pas de la région.

Et de répéter plus doucement, comme s’il craignait d’être entendu:

  • Vous faites erreur, Monsieur …

De cette voix mélodieuse, bien placée, peut-être moins discrètement rauque qu’autrefois !

Mon regard accentue sensiblement son intensité et je m’entends dire simplement, sur un ton sans réplique         :

  • Paul, mais c’est toi !

Va-t-il enfin avouer ?

  • C’est bien moi. Je voulais plaisanter.

Maintenant, très vite, il replace le vieux vinyle sur la platine fatiguée et lance le son, comme au temps où l’on était saisi par la détresse et l’authenticité qu’il dégageait.

Il arrive du Pacifique, rentré depuis deux mois, mais ce n’est plus pareil, tout a changé, l’Assemblée territoriale, Oscar Temaruu, Gaston Flosse. Là, il embraye d’emblée sur overdrive. Lui, Paul, il était l’attaché de presse de Gaston. L’affaire J.P.K., il connaît bien, justement, il dînait le mois dernier avec le frère de la victime, L’avenir des îles, l’exploitation off-shore (il adore toujours ce mot) des nodules de manganèse. Les huîtres perlières… et les perles Moulières .

Ses lèvres continuent de bouger. Il parle mais écoute-t-il simplement ce qu’il dit? Ce n’est plus qu’un robinet qui fuit, chuinte et glougloute…

Une grande lassitude s’étend soudain sur nous, qui venons de revivre l’ultime rencontre de Palabaud et de l’abbé Chassignole.

Je ne sais même plus comment nous nous sommes quittés mais je l’ai observé pendant qu’il s’en allait, pendant qu’il se perdait dans l’ombre des quais. J’ai repris très doucement le bras de Martine et, soudain, j’ai éprouvé le pressentiment qu’il n’ y aurait pas de cinquième acte.

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