Repas catalan

Le si étrange pays de Carlos Puygdemont ! Mon Dieu ! Les Catalans ! C’est simple, ils sont tous surexcités-frénétiques, pratiquement tous. Eh oui !

J’ai même entendu un barbu déchaîné qui criait au complot. S’adressant à une serveuse soucieuse de le calmer : «No me quiebres el culo, guapa, si Valls est élu maire de Barcelone, il fera venir Hollande pour être président de la Catalogne, claro que si!»

Je dois dire que la plongée profonde au sein de l’univers autonomiste catalan venait de me donner un grand coup de jeune, dans le style des aventures de Jack Palmer au sein de l’Affaire corse. Un invraisemblable sympathisant m’avait introduit au débotté dans une taverne borgne, non pardon : louche, métamorphosée en repaire autonomiste.

Mais quelle soirée ! Quelle soirée !

Pourquoi deux ans après, m’est-il impossible d’oublier cet homme hors du commun ? Peut-être que parce notre rencontre était marquée par l’insolite et l’inaccoutumé. Peut-être…

Soucieux d’y déguster à nouveau leurs succulents anchois qui, malgré le vinaigre, avaient gardé tout leur moelleux, et leur jambon de montagne qui fleurait si bon les sierras et la poudre, nous retrouvons trois jours plus tard le chemin de la taverne. Hauts sont les monts et ténébreuses les vallées, les rocs sombres et terrifiants les défilés.

Voyons le menu, vaguement affiché sur un poteau :

Pernil iberic i formatge de cabra codony vegetal de pollastre,y anxoves pit i orenga dolç, tonyina, pebrot rosti . Allez-y comprendre quelque chose. Finalement c’était plus simple à Taïwan.

Une foultitude d’énergumènes très énervés au comptoir et aux table adjacentes crie, gesticule, braille et vocifère au sein d’un niveau sonore indescriptible.

Ça, un restaurant ? Non, bien sûr, nous sommes ce soir sur quelque chose qui évoque les fronts de Teruel, de Brunete et de l’Ebre pendant la guerre d’Espagne, face aux Requetes phalangistes et à la Garde maure de Franco.

J’ouvre la porte de la grande salle, suivi de Martine, tout le monde se tourne vers moi et un silence de mort s’abat soudain sur nous en lame de guillotine. Je m’entends dire, la gorge un peu serrée : Buenos dias ! A huit heures du soir, tu parles ! Le groupe m’examine avec hostilité. Combien sont-ils, une bonne cinquantaine ?

Et voici que je les reconnais soudain, pas de doute, ce sont bien eux, mes rudes compagnons, proscrits dont le bourreau sait d’avance les noms, gens dont jamais le fer ni le cœur ne s’émousse, ayant tous quelque sang à venger qui les pousse, vous viendrez commander ma bande comme on dit, car vous ne savez pas, moi je suis un bandit. Quand tout me poursuivait dans toutes les Espagnes, seule dans ses forêts, dans ses hautes montagnes, dans ses rocs où l’on est que de l’aigle aperçu, la vieille Catalogne en mère m’a reçu…

Un vieux pistolero, sosie de Buenaventura Durutti, mais borgne, se penche vers le patron et lui marmonne quelque chose à voix basse. Lisant sur ses lèvres, je devine qu’il lui demande : « Tu connais cet individu qui vient d’entrer ? » Et le patron de lui murmurer : « Pas de problème, c’est Esteban qui l’a amené ici, il y a trois jours. »

Instantanément, toutes les conversations reprennent avec quand même, de temps en temps, un long et sombre regard inquisiteur à notre endroit. L’ambiance est réellement insolite et déroutante. De la cuisine, on apporte d’emblée de vastes toasts de pain de méteil grillés, frottés de tomates séchées, d’ail, de tabasco et d’huile d’olive.

Dans la foulée, on vous dispose sur la toile cirée une impressionnante potence de bois, à multiples crochets, où pendent deux couteaux style vendetta, affûtés comme des yatagans de Bodrum. Ils sont accompagnés d’une bonne douzaine de différentes variétés de saucissons, pour que tu puisses y découper des rondelles en fonction de ton appétit.

Magnifique ! Ça, c’est de la couleur locale. Le patron, moustachu, très membre de la Camorra, frère de lait de Toto Rîîna, t’apporte ensuite 500 grammes de pernil iberic, agrémenté de frites à l’aïoli.

« Et à boire, caballero, que vous faut-il ? »

« Eh bien, une bouteille de rioja, par exemple, une grande bouteille ou, mieux, un cubitainer, pour ne pas vous déranger deux fois. »

Bon ! C’est une nourriture d’hombre. J’oubliais de préciser que le pernil, c’est le jamon en catalan. Ce soir, il y a beaucoup, beaucoup de monde parce que, demain, on ne travaille pas. Et pourquoi ne travaille-t-on pas demain ?

« Porque ? »

« Je n’en sais rien, c’est comme ça, c’est normal, c’est l’habitude », va me répondre le patron devenu subitement rogue.

Je saurai le lendemain que c’est la fête nationale mais la fête nationale espagnole. Alors, on ne connaît pas ! On n’a jamais connu. On s’en fout de leur fête nationale à la con, compris ? La fête nationale, me cago en la leche de tu madre, caballero, me cago en Dios !

D’ailleurs, il pleut à verse. Il n’avait pas plu depuis six mois. Mauvais temps, fais-je remarquer au patron, qui couvre la salle son œil noir. « Il faut que les touristes sachent qu’il n’y a pas non plus de soleil dans les prisons d’Espagne », me souffle-t-il. On n’insiste pas.

Soudain, le voici qui revient vers nous, émergeant du brouillard impénétrable de la fumée d’innombrables cigares. Ici, tout le monde fume le cigare et si les touristes ne sont pas contents, ils n’ont qu’à aller se faire foutre.Mais il n’y a pas de touristes. Il  n’y a jamais eu de touristes.

Toto Rîîna marque un bref instant de recueillement sous l’impressionnant portrait à l’huile de Salvador Puig-Antich, le dernier garrotté de Franco, cloué au mur entre deux vieilles mantilles, noires de deuil, raidies d’incessantes vapeurs d’huile d’olive, et nous offre une somptueuse crème catalane destinée à clore ces agapes d’une autre époque.

C’est un cadeau de la maison ! On sent que le senor Esteban a ici ses lettres de noblesse.

La senora Marbella Encarnacion Pilar Guttierez, elle, est espagnole. La virgen del Pilar dice que no quiere ser francesa ! Encarnacion, c’est la patronne de notre hôtel, le magnifique Hôtel Grifeu qui surplombe la côte rocheuse chère à Salvador Dali.

La senora Guttierez donc est pleine d’amertume de nous voir, chaque soir, déserter son restaurant hors de prix où, le premier soir, profitant d’un moment d’euphorie, elle nous a alignés au fusil chargé de chevrotine. D’une voix acide, elle finit par se résigner et nous demande où nous avons bien pu dénicher un établissement digne du sien.

« Madame, nous étions ce soir à El Port de la Selva, au restaurant XXXXL. »

Et de voir ses yeux et sa bouche, s’arrondir de surprise, de frayeur et de dépit. « Mais, docteur, c’est un endroit très très mal famé, savez-vous ?

Le patron, catalan, rapatrié d’Argentine, prenait là-bas, à Buenos-Aires, son maté vespéral au café Tortoni, avenida Corrientes, pas celui du Dos de Mayo, en compagnie d’Alfredo Astiz, l’ange de la mort ! Vous vous souvenez d’Alfredo Astiz, qui avait ménagé un coup fumant à deux religieuses françaises, ce qui lui avait valu un temps le sobriquet d’Astiz Spumante… Et c’est là qu’ils avaient, paraît-il, mis au point le fameux système des « zoziaux ».

Les « zoziaux », senor, c’était leur méthode pour interroger les subversivos. Mains attachées dans le dos, ils les embarquaient à bord d’un hélicoptère de la Escuela Mecanica de la Marina et, arrivés à 1000 mètres au-dessus du Rio de la Plata, ils ouvraient les portières et balançaient le premier d’un grand coup de pied aux fesses devant son compagnon terrorisé, qu’ils n’avaient plus qu’à interroger ensuite.

Ils appelaient ça les zoziaux. Tiens donc, mais pourquoi ?

« Muy facil, senor, les zoziaux, parce que, quand le premier vole, souvent le deuxième chante ».

On raconte aussi qu’il avait là-bas una muniéca charmante, mais un poquito infidèle. On avait surpris Rafaël Torrijo, le chef des Gauchos, en sa douce compagnie, alors qu’il rentrait prématurément de Rio Gallegos. Cette nuit-là, on a arraché Rafaël de son lit et fait fondre devant lui le plat d’argent qu’il avait offert au couple en guise de cadeau de noces. On lui a introduit un entonnoir dans la bouche et versé le métal fondu dans la gorge, sous les yeux du cornudo.

C’est ainsi qu’on a retrouvé le cadavre de Rafi suspendu, tête en bas, à un poteau télégraphique en bordure de route, à trente kilomètres du ranch, la bouche ouverte, pleine d’argent durci. Personne n’a osé décrocher la dépouille, pas plus la police que la famille et, des années durant, le vieux chevrier qui rassemblait ses troupeaux dans le coin a parlé des bruits étranges que faisaient les corbeaux quand ils picoraient les joues de Rafi et tapotaient l’argent.

Finalement cet endroit, au bord de la route a reçu le nom de «donde los cuervos ricos», là où les corbeaux sont riches.

Et la senora de me jeter un regard en coin. « Si vous désirez que demain, je vous réserve une table au XXXXL, ce sera pour moi un plaisir. Buenas noches senor!»

Et de s’en aller en chantonnant : « Mambru se fué à la guerra, Que dolor, que dolor qué pena. Mambru se fué à la guerra, no se cuando vendra…»