Polynésie, le goût du malheur

Chers Alain et Jacqueline, merci, merci et encore merci ! Ces images me font frissonner. C’est tout simplement féérique. Les voir défiler, ces images, me laisse penser que ce fabuleux pays vous a apporté une vaste et conséquente rasade de bonheur. Car Il faut quand même l’aimer, ce bonheur, comme on aime le chant de la mer, si fugitif soit-il, u comme on aime les couleurs du soir, alors même qu’elles vont mourir et qu’on le sait déjà.

Dites-moi, Jacqueline et Alain, vous ne seriez pas un peu empapaoutés ? Attention, la Polynésie est un pays dangereux ! Ecoutez l’immense t’Serstevens – on dit ça maintenant à tout bout de champ : immense – qui vous met en garde :

« Cette tiédeur constante, dans une atmosphère saturée d’humidité et d’effluves végétaux, affaiblit à la longue les nerfs et le cerveau, engendre une nonchalance d’autant plus menaçante qu’elle porte en elle sa volupté. Peu de Blancs sont capables de lui résister ; la plupart se laissent aller à une apathie qui parfois devient de la déchéance. J’ai vu dans les îles, à Tahiti surtout, de telles abdications de la dignité humaine, et tellement nombreuses, que je me suis demandé quelquefois s’il ne valait pas mieux tourner le dos aux Paradis océaniens. »

Bon, maintenant, pour vous préparer au retour, je vous recopie le début d’une lettre que j’avais reçue de mon malheureux ami, Gilles Bouton.

Le 7 mars 1968

Cher Raoul

Il pleut ! Plus de feuilles aux arbres. Subitement plongé dans une atmosphère de grande tristesse. Ce retour m’a foutu un sacré coup de cafard. Et voilà, tout ce rêve est terminé, je suis actuellement à la recherche d’une situation au milieu d’une foule parisienne électrisée, complètement folle. Que cette carte ne t’apporte pas trop de nostalgie.

Il faut dire que nous étions là-bas depuis plus d’un an et quelques-uns d’entre nous, dont moi-même, avions totalement oublié la métropole. Le simple fait d’entendre, rarement, au hasard d’une conversation, des noms de là-bas, comme Plouhinec, Quimper, Lampaul-Plouarzel, éveillait en nous une sensation étrange, presque irréelle, qu’on avait beaucoup de mal à rattacher à un vécu, si lointain mais si proche, d’une totale abstraction.

Jean Marie S., pharmacien, marié, père de deux enfants, et sa femme enceinte d’un troisième, nommé pour un an à Tahit,i avait quitté la métropole avec moi, en manifestant les marques extérieures d’un insupportable chagrin. Comme moi, il n’avait pas eu le choix car, pour les quinze dernières places à Libourne, c’était la Polynésie ! Nous avions craint pour sa vie et appréhendions même une possible tentative de suicide.

Eh bien, huit mois plus tard, le pharmacien aspirant Jean-Marie S., qui occupait ordinairement son temps libre à l’aéroport de Faa’a, pleurant comme une madeleine en passant des colliers de coquillages à tous nos collègues regagnant la métropole en fin de séjour, mon cher Jean-Marie, venu me chercher au port de Faré-Uté à mon retour d’une mission aux Marquises, m’aide à porter mes valises jusqu’à sa voiture.

Sur le siège avant, comme si c’était hier, je vois encore une vahiné souriante et nouvellement pubère, dont un slip sommaire de dentelle rouge et un vague boléro de même couleur ne cachaient pas grand-chose d’un svelte corps chocolat au lait.

  • Je te présente Myrnah, annonce-t-il sobrement à son copain le taote Raoul, dont les yeux s’arrondissent et le maxillaire inférieur se décroche.

Dès le lendemain soir, il avait fait irruption dans mon faré pour m’annoncer sans la moindre vergogne qu’il vivait depuis un mois avec cette vahiné de Raïatéa, Il l’avait connue à l’aéroport de Faa’a, où elle était venue accompagner un petit ami parisien de retour aux pénates.

L’avion décollait et, une fois de plus, Jean-Marie éclatait en sanglots, ce grand sensible, pendant que, de son côté, Myrnah pleurait à chaudes larmes. Dans la voiture de mon ami, Ils étaient rentrés ensemble en trempant copieusement leurs mouchoirs…

Et maintenant ?

Eh bien, maintenant, il avait furieusement envie de l’épouser et de vivre paisiblement des revenus, certes modestes mais suffisants, dégagés de la récolte du coprah aux îles Sous le Vent, où les parents de la belle possédaient un bout de cocoteraie.

  • Jean-Marie, Mais tu es complètement fou ? Et ta femme ?
  • Oh, tu sais, elle est pharmacienne. Elle ne tardera pas à trouver quelqu’un d’autre.
  • Et tes gosses ?
  • Bon ! On leur écrira !

Ben voyons, comme tout cela pouvait être simple !

Très sagement, l’armée française ordonnait le rapatriement d’office, à la fin du contrat. Libre à vous, ensuite, de revenir par vos propres moyens.

J’ai connu également un officier ingénieur qui avait été encongaillé. Hilare, en paréo et en tongs, il servait de l’essence dans une station-service de Punaauia. Pour revenir en Polynésie, il aurait accepté n’importe quoi, éplucheur de bananes ou presseur de corossols.

Et moi, là-dedans, me direz-vous ?

En ce qui me concerne, le matin, avant d’arriver à mon bureau de Mahina, j’avais l’habitude de m’arrêter chez un Chinois de la pointe Vénus pour y commander des chaussons à la goyave ou à l’ananas, que sa fille me préparait en gazouillant comme un merle des Moluques. Je dois avouer que je l’avais en sympathie (le Chinois, il va sans dire). Cinquante ans plus tard, incapable de me remémorer un Sergent, un Ansquer ou d’autres patronymes courants de ma clientèle mais affligé d’une étrange mémoire des noms difficiles, je me souviens encore du sien : Tching-Niou-Hon-Foo-Aon, dit Tehaamaru Taraufau.

Les Chinois de récente importation prenaient tous des pseudonymes polynésiens pour passer inaperçus, ce qui ne les empêchait pas, alors, de rester infiniment mal perçus des locaux lascifs, tous endettés chez le Chinois, joyeux insulaires alanguis qui n’arrivaient pas à comprendre que, travaillant comme des bêtes de somme, ils arrivaient à gagner beaucoup d’argent.

Voici qu’un beau jour, le papa-jaunisse me demande de l’accompagner dans l’arrière- boutique et, tout de go, me propose d’épouser sa fille unique et de reprendre le commerce à mon compte !

Il me fait comprendre que ses revenus n’ont rien à voir avec ceux d’un médecin de campagne et que par rapport à lui, je suis un tout petit, petit, petit. Il m’explique qu’il a des problèmes de naturalisation et que le mariage de sa fille avec un popaa farani, taoté de surcroît, règlerait dans la foulée bien des choses.

Soucieux de continuer à savourer paisiblement mes chaussons à la goyave, je lui promis de réfléchir sérieusement à cet avenir furieusement bridé. Le problème, c’est qu’ensuite, une fois sur deux, il tenait contre toute attente à m’offrir un chausson à l’ananas (dans l’attente de la nana ?) ou de me dire : « Je vais mettre ça sur le compte ».

Comme la vie est étrange. Imaginons qu’après une fervente et robuste initiation à la réflexologie plantaire de style Georges Tron, je me sois marié avec la petite congaïe et que, négligeant corticoïdes et inhibiteurs d’enzymes de conversion, je me sois lancé à corps perdu et pour la vie dans la fabrication de petits chaussons à la goyave.

Cinquante ans plus tard, en décembre 2017, deux touristes venus de métropole, Alain et Jacqueline, décident, pourquoi-pas, d’aller visiter la curiosité locale au-delà du district d’Hitiaa, le fameux « Trou du souffleur ». Et les voilà qui s’arrêtent au carrefour de la pointe Vénus, attirés par une suave odeur de pâtisserie chaude. Et d’entrer « Chez Farine » », pour y commander des chaussons à la goyave.

Derrière le comptoir, ventripotent, en tricot de corps d’un blanc relatif, complètement chauve mais au teint d’une pâleur de craie, comme tous les métropolitains qui ont séjourné longtemps sous les tropiques, un vieux popaa au sourire révélant une denture ravagée, accompagné d’une très vieille asiatique, totalement édentée mais encore plus souriante de toutes ses rides de figue sèche, qui leur présente un appétissant plateau de pâtisserie en mastiquant du bétel.

Alain et Jacqueline sortent portant leurs gâteaux mais, avant d’ouvrir la portière, Alain reste un moment songeur :

  • Jacqueline, as-tu bien regardé ce couple étrange ? L’homme est manifestement européen. Comment la Chinoise l’a-t-elle appelé ?
  •  Je n’ai pas fait attention… Ah si, Raoul, je crois. Mais pourquoi me demandes-tu ça ?
  • Je ne sais pas, je ne sais pas. C’était comme une vague réminiscence, un étrange souvenir. Il m’a d’ailleurs lancé un vague regard de connivence, d’une infinie tristesse, ce Raoul, et figure-toi qu’un instant, j’ai eu l’impression fugitive de l’avoir déjà vu quelque part dans un passé incertain. C’est un peu comme si j’avais rêvé.

Revenons à Gilles Bouton, promis de la part de son statut social à un brillant avenir. Cet infortuné ami est mort deux ans après son retour en métropole, victime d’une contamination sévère.

Et Chouvlon, vétérinaire du S.M.C.B. à Turéia ?

Et Temarii Téaï, de Marutéa-Sud ?

J’ai bien dû quand même en perdre trois, de mes amis, grillés par l’atome, l’atome que l’humour gaulois laissait insensible, un atome maîtrisé au petit bonheur la chance par nos experts galonnés, nettement plus à l’aise à la table de bridge qu’aux tirs sous ballons.

Franchement, les Français n’étaient pas sérieux ! Si pâles et si peu sérieux ! Cette complexion des farani taïoro (Français, cocos râpés) avait, il y a si longtemps, surpris mon grand-père en poste là-bas. Il voyait peu ses collègues blancs, me disait-il, et Dieu sait s’ils étaient blancs.

Il se rappelait encore un certain banquet officiel. Jamais il n’eût cru que des hommes pussent être aussi blancs. Pas blêmes, blancs. Des fromages, des fantômes aux poignées de main molles, un cortège d’astres funèbres qui défilaient sous le portrait du président Paul Deschanel, entre des fauteuils dédorés et des tentures éteintes, pour se poser devant des assiettes moins blanches qu’eux.

Réunion réellement interplanétaire lorsqu’au moment de la glace au coco, l’électricité flageolant définitivement, on avait dû apporter dans la nuit à phalènes des lampes à globes. Alors, des toasts funéraires avaient été portés « à la prospérité des établissements commerciaux, à l’avenir si prometteur ». Les convives applaudissaient comme une chauve-souris bat des ailes. Les plastrons étaient mous. La nuit pesait. On eût dit la fin d’un banquet de lunes.

Et pourtant, Dieu que mon grand-père aimait ce pays ! Il racontait à son fils, prêtre, ces moments fabuleux de sa trop brève existence aux îles, comme ce retour d’une grande pêche au village.

Ce soir-là, les hommes étaient remontés de la mer, déployant leurs filets dont les mailles ruisselantes retenaient le jour refluant et les femmes avaient allumé de grands feux au bord de la nuit, tout près des arbres. Puis les canots avaient glissé sur le lagon et il ne restait plus qu’une immense pirogue, vaste comme une galère, où bruissaient des milliers de poissons d’argent, seul bruit, comme un frisson de feuilles dans un énorme silence.

Mon grand-père, Joseph Jacq, et deux autres officiers étaient assis au bout de la plage, sur un petit appontement qui affrontait le grand cercle luisant de la mer dormante. Jamais la béatitude n’avait exulté davantage qu’à cet instant mais le sentiment de leur solitude infinie, de leur insularité était sur eux. Mon grand-père parlait à phrases rompues de cette douceur de l’île, si envoûtante, si lourde à porter cependant, où l’on sentait toujours, malgré tout, comme un vide, une absence, un trou dans le bonheur, que rien ne parvenait à combler.

Les Maoris aussi sentaient cela.

  • On dirait, disait-il, qu’il manque quelque chose… Mais quoi ?

Alors, malgré lui, comme une pierre qui tombe :

  • Le goût du malheur, avait-il conclu.

Au début de mon séjour là-bas, il m’avait été déconseillé de faire le tour complet de l’île, pour retarder, l’épreuve de cette sourde angoisse de l’insularité.

Raoul Lélias