Dieu est un grand jaguar

Tezcatlipoca

Oui, Dieu est un grand jaguar qui, le soir venu, hante les rives du fleuve Usumacinta. Le panthéon aztèque célèbre quatre dieux principaux, dont Tezcatlipoca, omnipotent et omniprésent. Associé au ciel nocturne, à l’endroit où sa jambe droite avait été sectionnée par les dents du Monstre de la Terre, il portait un miroir fumant d’obsidienne. Ennemi d’Huitzilopochtli, c’était un grand jaguar dont la peau tachetée ressemblait au ciel étoilé et lui couvrait en permanence les épaules.

Dieu de la Nuit, patron des brigands de grands chemins, des sorciers et des choses mystérieuses, il apparaissait au sein de l’ombre, sous la forme d’un jeune homme décapité avec dans la poitrine, deux portes de bronze qui s’ouvraient et se fermaient en émettant un bruit semblable à celui de la hache qui abat un arbre.

Oh Tezcatlipoca ! Couteau de pierre incurvé, vent nocturne, coeur des montagnes, dieu stellaire du froid, de la glace et des châtiments, dieu à face de jaguar des cavernes, des échos et des malheurs, assiste-nous, tandis que nous marchons dans ton immense forêt impénétrable, qui ne connaît pas de limites à sa splendeur d’angoisse et de ténèbres.

A K’inisch Yax K’uk Mo, fondatrice de la 6ème dynastie royale de Copan :

K’inisch Yax K’uk Mo
  • Eh bien, madame, vous êtes née un jour de joie et d’exaltation.
  • Certes non, Monseigneur, car ma mère criait beaucoup mais alors, tout au fond du ciel, il y avait une étoile qui dansait et c’est sous cette étoile que je suis née.
  • Etait-ce donc cette étoile merveilleuse qui, en l’année 350, scintillait sur le grand temple de Rosalilla alors qu’il se dressait, fou d’orgueil, sur la grande place de Copan, au Honduras ?

L’organisateur :

  • Mon cher ami, connaissant votre sens inné de l’inexactitude, je vous demande de bien vouloir nous expliquer ce retard, auquel vous nous avez d’ailleurs habitués.

Raoul :

  • Il est midi et nous voici donc à Pont-Croix, dans le sud Finistère, en avril 1940.

L’organisateur :

Lac Petexbatun
  • Vous n’y êtes pas du tout, senor Raoul, il n’est pas midi mais six heures du matin, le soleil levant achève de dissiper sur le fleuve les dernières écharpes à face de brouillard et de ténèbres et, de notre balcon, ce n’est pas le Goyen qui monte vers nous, dans le soleil, mais l’étendue d’eau enchanteresse et parfumée du lac Petexbatun. Nous ne sommes pas en 1940 mais en 1970 et vous séjournez à l’estancia Tayasal, sur le rio Usumacinta.

Le rio Usumacinta, c’est un peu le Nil de la civilisation précolombienne maya.

Raoul :

  • Mais je ne comprends pas, je devais rédiger un petit résumé de souvenirs d’enfance, concernant l’arrivée de l’Armée allemande dans le cap Sizun.

L’organisateur :

  • J’entends bien, j’entends bien mais le règlement auquel vous avez souscrit prévoit que, pour changer de chapitre, il vous faut un sujet de transition. Vous ne pouvez donc pas quitter ainsi la grande forêt d’émeraude, où vous avez eu la chance d’être admis, sans une honorable transition destinée à préparer le lecteur au nouveau chapitre.
  • Vous en avez de bonnes, comment voulez-vous établir une transition entre les civilisations mayas, perdues dans la jungle fiévreuse, et la Deuxième Guerre mondiale ?
  • Je vais vous mettre sur la voie. Souvenez-vous de votre séjour à Ceylan, en avril 1976. Après avoir été examiné par un mystérieux inconnu, vous aviez reçu l’autorisation d’entrer dans l’ancienne résidence du dernier gouverneur anglais, le Chris Patten de Colombo. Vous n’auriez pas quelque chose d’analogue à nous servir ? Souvenez-vous, vous aviez même, à l’époque évoqué un mystérieux Monsieur Henri croisé sur le lac de Florès. Nous comptons sur vous pour nous en dire davantage et nous gratifier d’une indispensable liaison, avant de retrouver Pont-Croix, un Pont-Croix en uniforme feldgrau.

A la demande de notre estimé organisateur, je vais donc, et ce d’emblée, vous remettre sur le droit chemin et vous replonger dans la splendeur sauvage des êtres et des choses.

Nous sommes arrivés à Flores en fin de matinée et nous sommes dirigés vers l’estancia Tayasal, cette récente structure hôtelière en bois, sur pilotis, située sur les rives du rio de la Pasion, affluent de l’Usumacinta.

Cette situation nous permettait une approche moins complexe des passionnants et fort peu visités sites archéologiques bordant le fleuve.

Après une nuit de repos, le patron de l’établissement, un Espagnol plein de faconde, très Folco Lulli tiré du Salaire de la peur, qui donnait l’impression de danser en permanence le flamenco ou la jota, déroule au petit déjeuner notre programme:

  • Nous allons commencer par Aguateca, site de toute première importance, et rentrerons assez tôt pour profiter de la situation de votre établissement car, dès demain, deux jours bien remplis nous attendent avec Ceibal, El Duende, Arroyo de las Piedras, Dos Pilas et peut-être même Altar de Sacrificios. Diable, vous avez là un ambitieux programme dont vous nous reviendrez affamés mais, n’ayez pas d’inquiétude, je vous préparerai un dîner solide et original.
  • Pas de pollo pibil, j’espère, on nous en sert tous les jours.
  • Pas de pollo pibil, senor, mais, pour commencer, le fameux vuelve à la vida (retour à la vie), mélange d’huîtres, de crabes de palétuviers, de crevettes et d’anguilles de l’arroyo, le tout arrosé de citron, d’origan et de piment rouge. Ensuite, le churrasco de l’Usumacinta, c’est de la queue de caïman accompagnée de chayotes et de frijoles, marinée dans une sauce de piments doux, d’ail et de papazule. Caballero, vous m’en direz des nouvelles.
  • Il est frais, votre caïman, au moins ? Vous savez, ici, j’ai remarqué que le piment camouflait beaucoup de choses.
  • Frais, senor, frais ? Mais le caïman est pêché directement dans le fleuve !
  • Comment, dans le fleuve ? Bon sang, hier soir, alors que je venais d’y passer plus d’une heure à nager de joie et de bonheur, personne n’a jugé bon de me prévenir ?
  • Senor, ici, les accidents sont très inhabituels. Il y a dans le lac tellement de nourriture pour ces reptiles, arapaïmas et poissons de toutes sortes, pécaris, cabiais, tapirs, kinkajous, pizotes, qu’il est rare de voir les caïmans s’intéresser aux hommes.

Soudain, un ange passe. Un récent souvenir, probablement. Se reprenant après avoir jeté autour de lui un regard discret et vaguement tourmenté :

  • Oui, senor, vraiment très rare, vous pouvez me croire (comme si je ne le croyais pas!). Ici, c’est nous qui mangeons les crocodiles, les malheureux, et pas l’inverse.

Il n’empêche que, cinquante ans plus tard, il me suffit de fermer un instant les yeux pour revivre à nouveau cette éblouissante plongée dans les ensorcelantes eaux douces d’Amérique.

Ah, ces sources bouillonnantes et tumultueuses du Rio de la Pasion ! C’était une véritable approche du Paradis, ces moments sublimes d’une lente immersion dans une eau si tiède, si douce, caressante et suave, si odorante et voluptueuse à ma gorge altérée, que dans un état second je finissais par en boire, oui, en boire à longs traits pour en éprouver cette indéfinissable saveur d’argile, de mousses, de feuilles mortes et de varech, si fabuleuse à mâcher. Pour jouir follement de cette plongée dans un liquide amniotique subitement retrouvé au sein d’une ambiance de communion sacrée. La mort m’aurait surpris en une telle sensation d’épectase que je n’aurais sans doute pas réalisé que je m’en allais.

Oui ! nous étions bien au pays de l’Ahau K’inish Janaab Pakal premier, Bouclier du Soleil, dont le caveau funéraire avait été sculpté en forme d’utérus, badigeonné de garance, d’hématite et de roucou cramoisi pour préparer sa prochaine et incandescente renaissance.

Frappé de stupéfaction devant la représentation inconcevable et transcendante de son impressionnante dalle funéraire, l’écrivain soviétique Kazantsev n’y avait-il pas vu la représentation très exacte d’un véhicule spatial dont il avait identifié les éléments de propulsion d’un lointain avenir ?

C’est à ce moment-là que Folco Lulli bomba le torse, me donna un coup de coude et, se prenant soudain pour Fred Astaire, esquissa quelques entrechats et claquettes. Puis il m’annonça, sans doute pour me faire oublier qu’il m’avait abandonné aux crocodiles :

  • Vous savez que nous avons aussi un cuisinier français ? Si, si, il voyage en ce moment à Flores, parti acheter quelques ustensiles, mais il sera là quand vous rentrerez, demain.
  • Un cuisinier français, tiens donc, et comment se nomme-t-il ?

Folco Lulli me regarda attentivement puis, d’un ton étrangement neutre, laissa tomber :

  • Il se nomme Monsieur Henri !

Le brouillard chaud du matin s’attardait sur le fleuve, une interminable et si étroite pirogue montée par deux lancheros nous y attendait. Nous étions neuf, quatre couples : mon épouse et moi ; Paul et Solange Monin qui donnaient le ton grâce à leur forte personnalité ; Nicole et René Herreman et enfin un couple nettement plus âgé, la soixantaine peut-être même : Roger et Madeleine Bouton. N’oublions pas la guide officielle de la société Explorator, la toute charmante mais si incompétente Yolande de Saint-Péreux.

L’embarquement nous fit prendre conscience que, si le sort de nos appareils photo nous était précieux, il valait mieux éviter les mouvements brusques.

Figés sur le plat-bord étroit qui nous labourait les cuisses, nous étions fascinés par la jungle, cette folle jungle qui, parfois, de ses bras chevelus, verts et tourmentés, semblait devoir engloutir le fleuve.

Dos Pilas, Ceibal, Bonampak. Nous en rêvions tous, de ce monde perdu dans cette immense forêt, et qui allait ce matin s’offrir à nous. Il y avait un grand soleil de circonstance et beaucoup de joie dans les coeurs.

Je ne me souviens plus du temps que prit cette navigation mais, quelle que fût sa durée, elle ne pouvait s’imposer à nous, vieux chrétiens mayas des catacombes promis aux belluaires, comme un trajet pénible.

Soudain, le barreur vira sur tribord et le bateau vint s’échouer lentement sur le banc de sable de la rive. Il y avait là, mais seulement pour un observateur très attentif, comme le départ d’une laie forestière, presque immédiatement fermée par des fougères arborescentes accrochées à un immense fromager, un ceiba.

Pour commencer, tout un tintamarre de grands éclaboussements salua notre arrivée. D’impressionnants iguanes rescapés d’une lointaine préhistoire, perchés sur les basses branches, se laissaient tous lourdement tomber dans le fleuve, qui subitement entrait en ébullition. C’était à se demander, devant ces exhibitions aquatiques, si nous avions affaire à des reptiles terrestres ou à des poissons repentis.

Au XVIe siècle, l’historien Oviédo y Valdes ne put même pas déterminer si l’iguane était « Une beste terrienne ou aquatique, pour ce qu’il remaigne en l’ève et va vaiant es selves et sur terre. »

Le temps pressait et, sacs à dos capelés, chapeaux de brousse ajustés, bâtons de marche à la main, Esteban, notre launchero, donna le signal du départ.

Esteban marchait le premier. Je le suivais, accompagné de Martine, mon épouse, de Yolande de Saint-Péreux, de Paul et Solange Monin et du couple Herreman. Roger et Madeleine Bouton fermaient la marche.

L’aube avait déjà de la vivacité et le premier éclat du matin. Cette marche vers Aguateca et l’ombre tutélaire de ce million d’hommes ayant vécu sur le fleuve promettaient d’emblée de nous réserver un enchantement de tous les instants.

Ce million de Mayas brutalement évanouis, nous en éprouvions la présence avec une folle intensité car, de part et d’autre du chemin, ils montaient une garde perpétuelle et nous regardaient avancer vers eux. Ils pérennisaient la grande aventure de leur si bref, si hardi et si stupéfiant passage sur terre, comme s’ils nous contemplaient depuis un éternel présent.

«Les vivants se découvrent, chaque fois, au midi de l’Histoire. Ils sont tenus d’apprêter un repas pour le passé. Le passionné d’Histoire est le héraut qui invite les Morts au festin».

Il faut dire que, sans devoir nous l’avouer, nous étions aux prises avec une sourde angoisse car il régnait en ces lieux une étrange ambiance, assez pesante, qui n’était pas sans me rappeler celle qui devait flotter sous les noires frondaisons de la forêt de Teutobourg, lors de l’attaque des trois légions de Publius Varus par Arminius le Chérusque.

Ici, ce qui perçait, c’était la singularité comme telle, le pluriel infini des existences finies. Avec le rayonnement obsédant de ces spectres, quelque chose du grand songe d’un univers perdu se maintenait et se mettait à flotter, presque hors du cadre religieux, dans une pérennité rituelle, mais où le sacré, le lien de la vie à la mort, devenait une sorte d’émulsion. Cette lumière mate, uniforme, où s’ouvraient de grands yeux. Ils ne cherchaient pas à parler, à exprimer, ils étaient dans le silence, avec lui, dans le «toujours» d’un silence qui échappait à leur vie et venait battre contre la nôtre.

Ici, véritablement, les civilisations mortes renaissaient à la vie. Ici, l’odeur et le suc des fruits tombés en ce temps-là, qu’évoque un poème de Pavese où tout le mystère du lointain, du proche lointain, est touché, devenaient sensibles et vrais. Ici, chaque mètre de progression, chaque mètre parcouru, nous apportait son lot de surprises, d’éblouissement et d’enthousiasme.

Fulgor porte-lanterne

Sur un tronc couché, deux étranges créatures, deux chevaliers teutoniques échappés de Gelgaudas, guettent notre petite troupe, deux extraordinaires fulgores porte-lanternes de plus de vingt centimètres, qui s’indignent en crissements menaçants quand je leur caresse les élytres avec mon outrecuidance coutumière.

Des dindons sauvages arpentent le sous-bois en majesté, toujours déambulant par couples. Ils évoquent irrésistiblement les courtisans du palais de Versailles à l’époque où Louis XIV régnait sur la France. Ce sont des oiseaux sublimes de beauté olympienne, qui n’ont plus rien à voir avec nos volatiles dégénérés de basse-cour.

Voici qu’à une cinquantaine de mètres sur notre droite, faisant trembler la terre, se déchaînait un formidable fracas de fin du monde.

C’était tout simplement un arbre, colosse de la jungle profonde, un fromager gigantesque et multi-séculaire, étranglé par des tonnes de lianes, dévoré par des millions d’insectes xylophages, qui, mort depuis longtemps, venait enfin d’atteindre à l’ultime renoncement et, vaincu, de s’abattre d’une mort de Géant mais, apôtre d’une renaissance, ce titan créait dans sa chute un puits de lumière au sein de la si dense canopée et ce puits de lumière permettait au soleil d’atteindre le sol et d’y créer à nouveau la vie anéantie par l’ombre que l’arbre générait depuis si longtemps, en vieille créature philosophe qui pressentait que philosopher, c’est apprendre à mourir.

Il nous semblait percevoir la clameur déchaînée de toutes ces petites plantes, de tous ces microscopiques animaux, inondés subitement de soleil, de clarté et d’énergie, qui allaient monter, monter, et monter encore à l’assaut de cette nouvelle clairière radieuse et ensoleillée.

Un bref moment de silence passa et, soudain, un cri, un formidable cri, un cri d’une puissance inouïe, tomba de la voûte. Ce n’était pas un cri d’homme, ce n’était pas non plus un cri de fauve, c’était une clameur qui semblait venir d’un autre monde. Ni le feulement du jaguar, ni le rugissement du lion, ni le barrissement de l’éléphant amok ne pouvaient lui être comparés. C’était quelque chose de glaçant, qui rendait la peur épidémique. On s’attendait à chaque instant à voir surgir de la jungle quelque chose d’horrible et de menaçant.

Santa campana de la agonia,

Lloras y rezas por quien se va…

La forêt entière parut éclater, la terre vibra. Le cri eût dominé le grondement du tonnerre. Machette à la main, Esteban nous adressa un sourire rassurant:

  • Los araguatos, les singes hurleurs, los demonios de la selva.

Affligé d’un jabot de proconsul, l’un d’entre eux nous contemplait, juché à la fourche d’un mancenillier. Je n’avais jamais vu un animal atteignant à ce point à la caricature humaine. Avec sa barbe grise et son complet acajou, il ressemblait à s’y méprendre à un très vieux sénateur de Seine-et-Marne, qui s’était jadis beaucoup activé lors du remembrement.

La troupe continuait son chemin et les hurlements s’estompaient dans le lointain. Cinquante mètres plus loin, un magnolia altier et orgueilleux faisait parade d’un invraisemblable épanouissement de colossales inflorescences pourpres. Nous approchions, nous approchions et, soudain, en feu d’artifices, l’arbre magique explosait toute sa pourpre parure dans l’espace.

Scarlet Ibis Bill Nature Long Beak Red Ibis Ibis

Ce n’était pas un magnolia, ce n’étaient pas des fleurs mais une colonie de milliers d’ibis rouges qui maintenant s’égosillaient d’indignation en se dispersant au-dessus de la canopée, avec la soudaineté d’un feu de brousse.

Dans chaque clairière, des tapis de rhoéo spatacéa disputaient chèrement la place à d’innombrables variétés de bégonias. J’avais toujours éprouvé un intérêt particulier pour ces tradescantia tropicaux. Les feuilles longues, lancéolées, vertes mais pourpre intense sur la face ventrale, voyaient se développer tout contre la tige centrale, au niveau de leur origine, de charmantes petites nacelles, gracieuses comme des gondoles de Venise, qui abritaient de délicieuses petites fleurs blanches présentant au monde le sourire émouvant et mouillé des petits enfants endormis. Johnny Barrymore, un botaniste anglais, les avait un matin découvertes et simplement appelées Moses in the cradle, Moïse dans son berceau.

Le soleil montait rapidement au zénith. Il avait tant à faire. Sa chaleur, généreusement dispensée avait endormi notre curiosité et fait taire nos conciliabules. Nous marchions, affligés d’une profonde torpeur, les yeux fixés sur les gouttes de sueur qui tombaient de nos chapeaux de brousse, avec une régularité de métronome.

Sursautant, je faillis percuter un monolithe haut de quatre mètres cinquante, sculpté d’un guerrier moustachu et belliqueux qui me barrait soudain le passage en m’examinant d’un air farouche. Nous venions de pénétrer dans la zone archéologique de Dos Pilas.

Il serait trop long de vous la décrire en détail, je n’évoquerai que cette merveilleuse stèle numéro quinze, six mètres de long, dont l’admirable dessin nous est parvenu intact parce qu’elle était tombée du bon coté. Face contre terre, l’humus, par-delà les siècles des siècles, nous la restituait dans son admirable fraîcheur passée. La stèle 333.

Tout à côté gisait une impressionnante dalle, probablement funéraire, surélevée à l’aide de quatre modestes troncs de bois provisoirement installés par les peones des archéologues. Midi, roi des étés, régnait dans un silence de cathédrale. Installé à genoux, j’examinais la cavité d’environ vingt centimètres de hauteur, provisoirement aménagée sous la dalle. Ma lampe de poche révélait un sol constitué d’humus noirâtre, semé d’éléments de couleur blanche que je n’identifiai pas dans l’immédiat. Je pris la décision d’en ramener un à la lumière.

Ce bâton de couleur ivoire, c’était un os humain, très exactement un humérus gauche que je tenais à la main. Et de replonger, fébrilement cette fois, dans la clandestinité de mon examen. Quarante centimètres plus haut, je tenais la partie frontale du crâne dans le faisceau de ma lampe, les temporaux, le maxillaire supérieur. Et puis plus rien. Le maxillaire inférieur avait dû tomber plus profondément vers l’os hyoïde et la colonne cervicale. Je pris ma lampe de la main gauche et, de la droite commençai à gratter l’humus sous la voûte palatine. J’arrivai à situer la branche montante du maxillaire inférieur, puis l’arcade dentaire.

Une dalle funéraire sculptée de glyphes ! Nous étions en présence de la sépulture d’un personnage éminent. Je savais donc que j’allais trouver là quelque chose. Et de gratter, de gratter, de gratter encore.

Une surface lisse sous la pulpe de mon index, je ramenai dans un état second un petit bloc trapézoïdal de jade d’un admirable poli, 4 cm sur 3, disposé dans la bouche du squelette voilà mille-trois-cents ans, et destiné à symboliser l’âme du mourant.

Ce petit bloc de jade, d’un vert très tendre lavé de gris, je me fis un devoir de le remettre au conservateur du site. Il était exactement semblable aux éléments du collier du roi Stormy-Sky qui régnait sur Tikal, un demi-millénaire avant l’embuscade tendue par les Arabes de Blancandrin et du Roi Marsile au comte Roland franchissant les Pyrénées.

Hauts sont les monts

Et ténébreuses les vallées

Les rocs sombres

Et terrifiants les défilés !

La Chanson de Roland

Esteban usait de sa machette avec une dextérité éblouissante pour dégager les stèles noyées sous les massifs de bégonias. Comme tout bon Guatémaltèque, ce garçon donnait l’impression d’être venu au monde pourvu de deux bras, de deux jambes et de quelques autres organes sans doute utiles, mais aussi et surtout d’une machette qui ne le quittait jamais, sauf le dimanche, à l’église.

Quand Esteban ne coupait pas quelque chose de sa machette, c’est que très probablement, il l’affûtait. Cette machette, c’était à la fois son couteau, son ouvre-boîte, sa hache, son marteau, sa faucille et, pourquoi pas, son rasoir.

Jabali

Il sectionnait maintenant quelques belles tranches de jabali, sorte de pécari de forêt, tout en fixant un jabiru, une cigogne de plus de deux mètres d’envergure, qui s’élevait si haut qu’on ne vit bientôt plus qu’un point blanc dans le soleil.

C’est à ce moment précis que, sur ma gauche, à une quinzaine de mètres, je vis soudain s’agiter les hautes herbes. Un étrange animal venait d’apparaître et de s’immobiliser, comme aux aguets.

Mon Leica à la main, j’ajustai le téléobjectif et déclenchai la prise de vue, qui s’accompagna de ce bruit caractéristique qui m’était, à moi, familier. À ma grande surprise, ce son inhabituel suscita chez l’animal une réaction de panique et de colère incontrôlables. Il fonça vers moi, gueule ouverte, et je fus sévèrement mordu à la cuisse gauche. Un éclair me frôla l’épaule et l’animal s’abattit à mes pieds. Esteban, d’un revers de machette, venait de lui trancher la tête. Il se tourna ensuite vers moi, l’air apitoyé, et dit seulement:

  • No suerte, senor, esta es la rabia !

Huit jours après cette aventure, j’étais de retour à Paris, ne prenant plus de nourriture et restant tout pensif au logis. Le docteur Nicollet me reçut à l’Institut Pasteur:

  • Le comportement anormalement agressif de cet animal, vous avez dit pissote je crois mas il s’agit en réalité d’un coati, peut évidemment évoquer la rage. Si vous ne voulez pas vous exposer à une très, très mauvaise surprise, je vous engage vraiment à subir une sérothérapie anti-rabique, et cela le plus rapidement possible car la blessure remonte à huit jours déjà. L’école pastorienne prévoit une série de neuf injections de sérum à intervalles de quatre jours. Pour être honnête, je dois porter à votre connaissance que le traitement prévu par l’institut Mérieux se limite, lui, à quatre injections seulement.

Et moi de répondre crânement avec un joli mouvement du menton:

  • Eh bien, je vais choisir le traitement préconisé par l’institut Pasteur.

Le docteur Nicollet s’inclina, plein d’estime contenue, et ajouta, avec peut-être un soupçon d’ironie :

  • Mon devoir m’oblige quand-même à ajouter ceci: Le vaccin mis au point par l’école pastorienne, que Dieu la conserve en sa très sainte garde, ne peut vous garantir que la moitié de l’efficacité du vaccin Mérieux.
  • Dans ces conditions, j’ose espérer que vous n’éprouverez pas trop d’accablement et de mélancolie si je vous avoue que je serai modérément chagriné d’abandonner Pasteur et préférerai jeter mon dévolu sur le vaccin de votre concurrent Mérieux.

Je n’ai jamais revu le docteur Nicollet mais, grâce à lui, j’évitai peut-être le trismus final entraînant l’envie incontrôlable, avant que de mort s’ensuive, de mordre tout vertébré passant à ma portée.

Six ans plus tard, je fixai un autre animal, toujours dans mon Leica, et déclenchai la prise de vue au prix de ce bruit caractéristique, métallique et familier à mes seules oreilles. Une nouvelle fois, ce son déclencha chez l’animal une crise de colère subite et inappropriée. Hélas, cette fois, dans le parc national Krüger en Afrique du Sud, ce n’était pas un coati que je photographiais mais un magnifique éléphant de savane.

Fou de rage, l’animal chargea, trompe levée, oreilles déployées. J’avais laissé la portière arrière droite ouverte et, au volant, ma femme donna un coup d’accélérateur au moment où, tête la première, j’atterrissais sur la banquette arrière, la tête entre les cuisses de ma belle-sœur. L’animal, soucieux de me réduire en charpie, arrivait déjà sur la piste, à l’endroit que nous venions d’abandonner.

Fin de l’intermède.

Sur le rio de la Pasion, c’est ainsi qu’affligé d’une pénible claudication, je retrouvai enfin la pirogue qui nous attendait. Roger et Madeleine, éprouvés par leur âge et les visites précédentes, avaient dû renoncer à cette ultime expédition et nous y attendaient depuis des heures.

Roger allait bien. Il tuait le temps en extirpant une à une les dizaines de tiques qui montaient à l’assaut de ses cuisses blêmes. Madeleine était investie par des nuages de moustiques et autres bestioles. Mais ce qui me préoccupait le plus chez elle, c’était une vaste tuméfaction qu’elle portait maintenant au niveau de la nuque. Elle prétendait avoir été piquée, au cours de la matinée, par une sorte de grosse mouche.

Dès notre retour en métropole, son médecin détecta une infection à staphylocoque et conseilla une antibiothérapie de couverture, avant d’entreprendre des soins locaux plus inquisiteurs et sanglants.

Le temps passait et l’abcès ne se résorbait pas. Pour éviter une septicémie, il était impossible d’inciser cette impressionnante tuméfaction. Une sorte de cratère béant s’était ouvert au sommet de la masse érythémateuse, cratère d’où coulait une sérosité sanieuse que Roger, impavide, tamponnait trois fois par jour à l’aide d’une solution antiseptique.

Un matin, il ne put retenir soudain un cri d’horreur :

  • Madeleine ! C’est épouvantable, il y a une bête là-dedans, J’en suis sûr. Je viens de voir une tête triangulaire pourvue de deux yeux noirs qui surgissait du bubon. Elle me regardait quand j’approchais la compresse, et brusquement, elle est rentrée dans la plaie.

Et de se ruer à l’Institut Pasteur, où le bon docteur Nicollet diagnostiqua un parasite classique de l’Orénoque, le colmoyote, qu’il se mit en devoir d’extirper.

Citons pour mémoire, avant d’en finir avec ce passage de pathologie exotique, que nos apprentis-explorateurs avaient échappé à une autre mouche, de proportions certes modestes, la fameuse mosca chiclera, véhiculant le non moins célèbre phlébotoma papatasi, agent pathogène de la leishmaniose.

Il faut quand même que je vous raconte. Ce protozoaire, qui provoque des ulcérations profondes du derme sous-cutané, manifeste un appétit sans égal pour le visage et ses éléments cartilagineux, le nez et les oreilles. Pensez-y la prochaine fois que vous dégusterez des oreilles de cochon à la ravigote. Les chicleros, qui récoltent la sève du sapotillier indispensable à la fabrication du chewing-gum, enduisent la partie atteinte par la maladie d’une épaisse couche de ce caoutchouc sauvage, prélevée directement sur l’hévéa. En quelques jours, le latex durcit au contact de l’air et devient étroitement solidaire des tissus ulcérés. Il ne reste plus qu’à arracher d’un geste sec et énergique cet emplâtre auquel adhèrent les chairs et cartilages plus ou moins nécrosés par le parasite.

  • Et c’est douloureux?
  • Oui, c’est douloureux, ne posez pas de questions stupides.

Pour nous remettre de ces émotions, savourons ensemble le balthazar que Monsieur Henri nous avait élaboré à notre retour, un vuelve a la vida que nous connaissons déjà mais qui, en la circonstance, fut particulièrement bienvenu.

Suivaient un magnifique mérou en tikin-xik, nappé d’une sauce piquante, arrivé directement hier soir par la piste de Puerto-Barrios, et des chuletas taucah, côtelettes farcies de cervelle de bœuf et de jambon de pécari. Le tout arrosé de vino rojo, un cabernet sauvignon du seigneur de la Napa Valley, Robert Mondavi. La boisson des gringos, dit Folco Lulli en crachant par terre.

Comme dans toute l’Amérique latine, les Yankees étaient ici profondément détestés et une conversation, si anodine qu’elle fût, ne pouvait commencer que par le traditionnel: «No soy gringo!».

Soudain, sans s’annoncer, le silence s’imposa autour de notre imposante tablée. Et Folco Lulli de nous déclarer avec une emphase insolite:

  • Je vous présente notre cuisinier frances, Monsieur Henri.

Nous ne l’avions pas entendu venir, de sa démarche silencieuse et feutrée. En forêt, nous n’avions pas eu la chance de croiser El Tigre, le jaguar. Devais-je d’ailleurs le regretter, moi qui ne faisais déjà pas le poids devant un coati, un pissote!

Cet homme n’était pas sans évoquer El Tigre, comme disaient les arpenteurs de brousse. Comment expliquer ce sentiment insolite qui paraissait faire partie de son être intime ? Certes, il n’était plus très jeune mais était grand, sec, plutôt maigre pour un cuisinier, avec un regard d’oiseau de proie, véritable regard de feu, qui accentuait encore le malaise. Même son patron, Folco Lulli, accusait le coup.

Monsieur Henri s’attarda un peu auprès de nous, donna quelques explications sur la cuisine locale, refusa avec courtoisie le verre de cabernet sauvignon qu’on lui proposait et prit congé en inclinant légèrement le buste et en claquant presque des talons.

Les conversations peinaient à reprendre à l’issue de cette apparition étrange, un tantinet guindée, et il m’était impossible de fixer mon attention sur un sujet autre que cet insolite cuisinier, dont l’image m’obsédait.

Certes, ses originales préparations exotiques se révélaient savoureuses, réellement. Je tentais de l’imaginer coiffé de l’imposante toque blanche, symbole de sa charge mais ça ne collait pas, alors pas du tout ! En costume noir, alors, chemise brodée, et nœud papillon, ça ne marchait pas non plus!

Paul Monin lança en plaisantant:

  • Et si tu le coiffais d’un casque, rien que pour voir ?

J’acquiesçai, moitié d’instinct, moitié par plaisanterie, et c’est ainsi que je mis dans le mille, sans encore le savoir.

On peut se perdre en allant à tâtons parmi les formes révolues. C’est effrayant ce qu’on a des choses et des gens qui ne bougent plus dans son passé. Les vivants qu’on égare dans les cryptes du temps dorment si bien avec les morts qu’une même ombre les confond déjà. On ne sait plus qui réveiller en vieillissant, les vivants ou les morts. (Céline)

Je vis alors Monsieur Henri émerger très lentement des ténèbres du passé – et d’un vieux numéro de «Signal» de 1942. Il portait un casque mais pas n’importe lequel, un casque allemand, fusil mitrailleur suspendu à l’épaule droite. Couvert d’un grand manteau de mer, il souriait, rappelant vaguement James Coburn, l’acteur américain.

Un autre cliché l’avait surpris en compagnie de deux autres soldats, à Berlin, sur la Kurfürstendamm. Coiffé cette fois d’un calot, il venait de recevoir la plus haute décoration allemande, honorant un certain nombre de faits d’armes et de combats rapprochés. L’un des deux autres soldats était le capitaine Henri-Joseph Fenet, titulaire de la même distinction.

Je me levai, et partis à sa recherche. Les deux mains appuyées à la balustrade de bois, il rêvait dans l’obscurité qui s’avançait sur la forêt.

M’entendant approcher dans son dos, il se tourna très lentement vers moi qui, immobile, le fixais.

Un très long moment de silence suivit, qu’aucun de nous ne souhaitait rompre. Nous méditions devant la forêt nocturne et une connivence de plus en plus puissante et manifeste se développait entre nous. Ce fut lui qui finalement rompit l’instant. Il me regarda et, soudain:

  • Ce n’est pas possible, vous êtes trop jeune. A l’époque, vous ne pouvez pas vous être trouvé à Berlin, sur le Kurfürstendamm.
  • Non, vous avez raison. D’ailleurs, au sein de ce fracas et de ces éclairs, comment aurais-je pu vous y rencontrer ?

Il me répondit:

  • Que voulez-vous, quand meurt un gueux, voit-on des comètes? C’est pour la mort des Princes que les Cieux même s’illuminent et s’enflamment.

Des heures durant, il me régala de toute cette épopée.

La Russie. Mais la Russie par quarante degrés au-dessous de zéro. A six heures du matin, une aube éblouissante monta, se déroula dans le ciel, or, orange, violette, adamantine, amarante, avec des mauves moelleux, ourlés d’argent clair. Je regardais le ciel avec des yeux d’extase. A ces grands déploiements de couleurs aux courbes empourprées, ruisselantes sur la steppe nue, je jetais mes souffrances avec amour!

D’abord le Beau, quel qu’en fût le prix! Je voyais au-dessus de moi les plus belles lumières du monde. J’avais jadis contemplé le ciel d’Athènes. Mon émoi, mon allégresse étaient plus frémissants encore devant la somptuosité et la limpidité de ce ciel de Russie.

Mon nez était gelé, ma joue était gelée. Ma mitrailleuse était de glace mais toute ma sensibilité brûlait. Dans cette aube diaprée de Rosa-Luxembourg, j’étais plus heureux qu’Alcibiade regardant la mer violette du haut des terrasses de l’Acropole. Ah, la vie, quelle magnificence ! Nous nous jetions dans sa lumière, dans sa chaleur, dans sa brillance, dans ses couleurs sans souillures, comme si nous avions plongé dans les premiers matins du monde.

Et le combat final de Berlin ! Les Français luttaient-ils à un contre vingt? À un contre trente? Blessés deux fois, blessés trois fois, ils revenaient au combat et se faisaient tuer sur place sans un cri, sans un appel à l’aide.

Depuis trois jours, leurs nerfs n’avaient pas cédé et ne céderaient pas. Il n’est pas une troupe au monde qui se soit battue avec plus de courage que cette poignée de Français luttant au cœur même de l’Europe pour un kilomètre carré de ruines. Il n’est pas un soldat qui ne doive, en soldat, leur rendre hommage. Il n’est pas un seul homme, ayant défendu ses idées avec sa peau, qui ne les puisse saluer.

Nous avons ensuite très longuement parlé, sous les étoiles filantes qui, ce soir-là, hantaient, nombreuses, le firmament. Il se leva.

  • Je ne sais si nous nous reverrons. Reçois donc mon éternel adieu! Pour toujours et pour toujours, adieu Ami ! Si nous nous revoyons, alors, nous nous sourirons. Sinon, nous aurons eu un bel adieu.
  • Pour toujours et pour toujours adieu, Herr Hauptsturmführer. Oui, si nous nous revoyons, nous nous sourirons et, sinon, nous aurons eu un bel adieu.

Ah, que ne peut-on savoir comment finira le travail de ce jour ? Cependant, il suffira que se terminer le jour pour que nous en connaissions la fin.

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