Je serai Pêcheur d’hommes

« Je serai Pêcheur d’hommes », le livre de Bénédicte Feat consacré au sauveteur François Mic, dans lequel figurent plusieurs de mes aventures.

Au sein d’un océan d’artichauts, d’oignons et de choux variés, j’achevais là-bas mon dernier remplacement avant de troquer mes belles cnémides pour chausser, résolu et farouche, mes ultimes semelles de poussière et de vent.

  • Vous avez une urgence à la ferme de Louis Le Chevanton. C’est sur la route de Kéremma, à Kerjean-Vian an Arvor, vous devriez prendre la trousse d’urgence, car il y aura sans doute des points de suture à mettre.

Cet accident marqua le début de nos relations, qui devaient s’achever au mois de juin 1970. C’était un beau samedi plein de poussière et de soleil, et Louis Le Chevanton, assis en face de moi, occupait mon lit d’examen.

  • Vous nous quittez donc lundi, docteur, et vous partez vers quelle heure ?
  • Je ne vais pas avoir le temps m’attarder, mon cher Louis, je quitterai Plonevez-Lochrist vers 10 heures à peu près. 
  • Vous pourrez faire le crochet par la maison ? Ma femme vous a mis de côté quelques cageots de légumes, des artichauts et des oignons rouges que vous aimez bien. 
  • Voyons, il ne fallait pas, mon cher Louis !
  • Vous savez ce qu’elle m’a dit ? Comme ça, il se souviendra de nous un peu plus longtemps.

C’était il y a plus d’un demi-siècle et je n’ai jamais oublié le geste d’adieu de Louis Le Chevanton, à Kerjean-Vian an Arvor, debout devant la porte de sa maison des champs.

Dois-je évoquer une autre image de là-bas, dramatique celle-là, et impossible à effacer de ma mémoire ?

Nous sommes par le fond, à environ dix mètres, devant les rochers de Kéremma, sur la face nord du Roch-Velen, dans le travers de Porz-Gwenn. À travers mon masque de plongée, distant d’à peu près trente centimètres, je contemple attentivement un petit crabe vert d’environ dix centimètres d’envergure qui, de son côté, dresse verticalement ses deux yeux jaillis de leurs orbites de chitine pour mieux analyser la situation et apprécier l’éventuel danger que je constitue pour lui.

C’est tout juste un petit crabe vert, banal, sans originalité particulière. Mais un tout petit crabe vert et féroce. Et ce petit crabe vert est tout bonnement installé sur le menton de Jean, arc-bouté sur ses six pattes.

Un crabe agrippé de ses six pattes au menton de Jean !Oui ! Car Jean, un solide garçon de dix-huit ans, dans le plein épanouissement de son adolescence, traînant à la ceinture un respectable sac d’ormeaux, vient d’être emporté par une vague scélérate de marée montante, il n’y a pas plus de quarante minutes.

Ah, ce crabe qu’aujourd’hui je vois encore. Il me fixe d’un regard qui évoque presque une intelligence à l’oeuvre, en tenant solidement dans sa grosse pince droite un morceau conséquent de la lèvre inférieure de l’infortuné Jean, qu’il est fort occupé à déchiqueter.

D’autres crustacés ont attaqué la face, en particulier le nez et les sourcils, et, comme une nuée d’orage, un brouillard gris-verdâtre se développe de minute en minute, enfle et gagne, commence à s’étendre sur les roches d’alentour, occultant peu à peu le visage dans un halo vespéral fantomatique. Mais ce brouillard verdâtre que le jusant diffuse, c’est du sang.

Toujours la pince serrée sur son débris de lèvre qu’il ne voulait lâcher, le petit crabe se laissa finalement glisser tout au long du cou et partit s’en repaître dans une anfractuosité propice.

Les proches de Jean me feront part de leur étonnement devant l’état du faciès déchiqueté de l’homme que je venais de ramener en surface. Je ne me souviens pas d’avoir eu le cœur de leur répondre. Sinon d’avoir pensé :

Eh bien, tous ces marins — matelots, capitaines,
Dans leur grand Océan à jamais engloutis…
Partis insoucieux pour leurs courses lointaines
Sont morts — absolument comme ils étaient partis.

Un grain… est-ce la mort ça ? la basse voilure
Battant à travers l’eau ! — Ça se dit encombrer
Un coup de mer plombé, puis la haute mâture
Fouettant les flots ras — et ça se dit sombrer.

— Sombrer — Sondez ce mot. Votre mort est bien pâle
Et pas grand’chose à bord, sous la lourde rafale…
Pas grand’chose devant le grand sourire amer
Du matelot qui lutte. — Allons donc, de la place ! —
Vieux fantôme éventé, la Mort change de face :
La Mer !

(Tristan Corbière, Les Amours Jaunes, 1873)

Avant d’entrer dans le vif du sujet, je vous communique quelques vieux documents pour que votre fenêtre laisse pénétrer un vent de mer chargé de sel, d’embruns, d’appels de mouettes et de vols de cormorans.

Plounevez-Lochrist, un samedi après-midi. Le téléphone me ramène au réel : C’est mon vieil ami René Elpège qui, de Grenoble, se rappelle à mon bon souvenir:

  • Allo Raoul ?
  • Salut à toi, René comment vas-tu ? 
  • Excellent, dis-moi, tu achèves ton remplacement aujourd’hui, j’ai pensé que tu serais disponible à partir de la semaine prochaine, aussi j’aurai besoin de toi deux ou trois jours, tu recevras lundi à Pont-Croix le plan de notre petite aventure à laquelle je te convie, d’accord ? Je raccroche car je suis très pris… Non, tu ne seras pas déçu. 

Nous allons revenir sur cette aventure après ma remise en mémoire de la fin de mes activités en Haute Bretagne. Je n’en avais pas fini en effet de sillonner cette magnifique région car ce n’est que six mois plus tard que je me retrouvai à Saint-Malo.

Saint-Malo ! Un ravissement pour l’esprit, le corps et les yeux ! Je venais d’y être affecté à la 409ème compagnie de Q.G. qui occupait le quartier Rocabey. Je devais me tenir à la disposition du médecin capitaine, qui n’était guère dépassé par la besogne.

Chaque jour nous nous retrouvions quatre au mess : trois capitaines, dont le médecin et moi. D’interminables parties de bridge entamaient largement l’après-midi avant que je ne retrouve la liberté de m’en aller piquer une tête dans l’océan.

La caserne, susceptible de contenir un régiment, se composait d’un imposant bâtiment principal situé face à une cour d’honneur, où se déroulaient manifestations diverses, drapeaux déployés.

Deux petits immeubles administratifs de proportions nettement plus modestes, flanquaient le bâtiment principal en est et ouest. Une chambre confortable m’avait été attribuée dans le bâtiment est, le plus discret et éloigné, ce qui n’était pas sans me combler de satisfaction.

Chaque soir en effet, je passais devant le poste de garde au volant de ma Peugeot grise. Mâchoire crispée, l’oeil agressif du soldat qui monte au front, j’adressais un salut guerrier aux deux ou trois plantons qui enregistraient les entrées, avant de gagner un parking éloigné et discret aménagé au pied de mon petit immeuble.

Je sortais de ma voiture, balayais les environs d’un œil inquisiteur et m’en allais ouvrir la porte de mon logement. Je revenais ensuite vers mon véhicule dont j’ouvrais discrètement le coffre.

Il était bien entendu formellement interdit d’introduire une personne étrangère au sein de la caserne. Dans le coffre, une épaisse couverture militaire et, sur la couverture, une P.F.A.T. (Personnel Féminin de l’Armée de Terre) me tendait les bras avec un sourire espiègle, malicieux et complice. Affligé depuis ma prime jeunesse d’obsédantes terreurs nocturnes, elle m’était nécessaire pour bénéficier d’une présence tutélaire et attentive qui assurerait ma quiétude et la sérénité de mes nuits.

Le général Jean Gabriel Revault D’Allonnes commandait la 409ème compagnie de Q.G. Tenu au courant de mes prestations sous-marines dans la région, Il avait manifesté de l’intérêt pour la faune, du littoral en général et de la région trégorroise en particulier. Nous avions longuement évoqué les ressources halieutiques de Haute-Bretagne, en particulier celles qui m’étaient accessibles.

Et d’évoquer avec un enthousiasme non feint les bars de dix kilos et plus, les labridés que j’affectionnais tout particulièrement, les turbots, et les soles énormes et si vulnérables, des «draps de lits», sans oublier, bien entendu, langoustes et homards, lieux jaunes et tourteaux.

  • Et les ormeaux, en voyez-vous parfois, me demanda soudain un lieutenant-colonel qui assistait à l’entretien ?
  • Les ormeaux ! Chaque anfractuosité de rocher vous en abrite une bonne demi-douzaine, m’entendis-je répondre d’enthousiasme.

Deux jours plus tard, sur la grande plage du Sillon à marée basse, un plongeur, poignard à la cheville et sac sur l’épaule, arpentait le rivage et suscitait la curiosité des promeneurs. A proximité immédiate de mes vêtements posés sur le sable, retenant difficilement leur allégresse et leur jubilation, affichant un air à la fois paisible et détendu, trois gendarmes affectaient de garder mes affaires.

  • Bonjour messieurs, lançai-je d’emblée en guise d’aimable préambule, il ne fallait pas vous donner cette peine, mes vêtements ne risquaient pas d’exciter une éventuelle convoitise.

Un peu interloqués par ma décontraction insouciante qu’ils n’avaient pas prévue…

  • Et d’où venez-vous comme ça ? 
  • Mais de la pêche, toujours la pêche, vous savez chez moi c’est une obsession. 
  • Ben voyons, et peut-on savoir ce que vous avez dans ce sac ?
  • Ce sont des ormeaux, et pas des petits, je peux vous le dire tout à fait entre nous. 
  • Mais enfin, vous êtes complètement malade, vous ne savez pas que c’est strictement interdit ? Voilà une heure qu’on reçoit des appels téléphoniques pour nous signaler vos agissements ! 
  • Vous m’en voyez réellement désolé, que voulez-vous, mais je vous ferai remarquer que ce sens de la délation profondément ancré au cœur des Français, moi qui ai connu l’Occupation et la Libération, je ne vous le cache pas, cela m’écoeure.
  • Bon ! Bon ! Revenons-en à ces ormeaux, vous allez devoir nous suivre à la gendarmerie.
  • Les ormeaux, mais dites donc, maintenant que j’y pense, il faut que j’aide le cuisinier à les préparer pour midi, vous comprenez, c’est pour le général, à qui j’ai promis une petite surprise à la caserne Rocabey. 

Là, changement total d’ambiance et de comportement…

  • Ah parce que c’est vous le nouveau toubib, vous auriez pu le dire plus tôt. Ben on va vous accompagner jusqu’à la caserne. Quand même mon lieutenant, à l’avenir faudrait quand même être plus discret, voyez vous.

Je vous laisse imaginer ma joie de grand fouteur de merde lorsque, accompagné de la maréchaussée, je franchis triomphalement la grille d’entrée de la caserne Rocabey. Ce fut là un fabuleux festin d’oreilles de mer qui frétillaient d’aise dans une motte bien jaune de beurre breton salé à souhait. Tout cela s’acheva par une entente à l’amiable et on m’expédia désormais à la pêche sur l’îlot de Cézembre, à l’époque interdit au public, truffé qu’il était encore de mines allemandes.

J’allai à la fin du mois d’août faire mes adieux au général :

  • Ainsi donc vous partez ? C’est vrai bien sûr que l’été est bientôt fini, me fit-il remarquer non sans malice. Et vers quel horizon allez-vous vous diriger maintenant? 
  • Je pars pour l’école des officiers de santé de Libourne, mon général, et ensuite, si mon rang de sortie me le permet, je souhaite intégrer le corps des Plongeurs de Combat de Saint-Mandrier. 

Comment pouvais-je imaginer à l’époque que l’armée française allait infléchir mon destin vers l’horizon enchanté des Touamotous, aux atolls de caresses et de feu… et des îles Marquises où j’allais abandonner mon âme.

Peu d’hommes, a-t-on dit, quittent les îles de la Mer du Sud après les avoir connues. Etendus sur leurs dures couchettes de bord, blessés ou malades, ou bien couchés dans un lit d’hôpital pour y terminer leur vie agitée, combien de vieux marins ont rêvé une dernière fois d’Hanavavé, la baie des Vierges, ou d’Omoa le Bon Repos.

Qu’on soit contre amiral ou simple capitaine, il faut bien, un jour, quitter ce paradis…

Triste épilogue

Un an après la publication du livre « Je serai Pêcheur d’hommes » qui lui était consacré, François Mic et son épouse ont eu la douleur de perdre leur petit-fils Fabien, 28 ans, parti à la pêche aux ormeaux.

Et encore un grand poème classique (Oceano Nox / Victor Hugo) adapté aux préoccupations du moment par Christophe Barbier (Oceano Tox):

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