Xavier Hénaff

Xavier Hénaff « mis en scène » par mes soins dans la brousse d’Audierne…

XAVIER ! Xavier ! Mon cher vieil ami !

Comme vous allez me manquer ! Quand je pense que je n’ai même pas eu le droit de vous adresser un ultime adieu !

Vous, un initié d’autrefois, en compagnie duquel je marchais de conserve, depuis soixante-deux ans. Et qui m’ouvrit les portes d’une certaine connaissance.

Gabriel Miossec, député du Finistère, et son épouse, Tante Cécile, nous recevaient ce soir-là, pour une réception qu’ils voulaient éminente, à la hauteur de l’invité de marque qui les honorait de sa présence :

« Monsieur Xavier Hénaff, pianiste émérite, élève de Cortot, nous arrive d’Enghien, et va ce soir nous interpréter quelques morceaux de son répertoire, dont La grande porte de Kiev de Modeste Moussorgsky ».

Et soudain Xavier s’embrasa…

Je me me souviens, avant de le suivre dans son rêve d’un ultime souvenir, avant qu’épave consentante je ne plonge à sa suite dans cet incontrôlé flot d’harmonie.

Mon ultime vision fut pour notre hôtesse, pour ce regard affolé de Tante Cécile qui craignait que dans son enthousiasme, qu’il ne réfrénait plus, le MAESTRO déchaîné n’en vint à force de grands coups de poing à casser son piano.

Car, devant l’artiste, ensorcelé, possédé en littéral Fol-En-Christ, surgissaient sous la grande porte de Kiev, l’immortelle armée des Bogatyrs, le Bogatyr Sviatogor caparaçonné en brochet géant crevait la surface glacée de la Volga endormie dans sa banquise de printemps, le Bogatyr Mikoula Selianinovitch, jugulant ses destriers lancés en sotnia irrésistible de cosaques impétueux. Et enfin, Ilya Mourometz essayant d’arracher la besace contenant le poids de la Terre.

L’éblouissement nous terrassait. Xavier ! Xavier ! Mais que donc hantiez-vous si loin, qu’il faille encore qu’on en rêve à en perdre le vivre.

Et, pendant que Xavier cognait frénétiquement sur son clavier, nous nous sentîmes précipités dans l’obscur vertige des mondes évanouis.

Dans un fracas et un rugissement qui semblèrent durer des heures l’armée du Roi Euthydème entra dans la cité du Cheval.

Au sud, la terre disparaissait sous un nuage de poussière soulevé par les pieds et les sabots, agité par le tumulte du vent et des soldats.

On entendait sonner les cornes, battre les tambours, gémir les chevaux, grincer la voix des Hommes.

Les Auriges casqués d’airain donnaient du fouet pour rallier les portes de la ville, suivis des soldats transformés en statues grises par la poussière des grands chemins. Courbés de fatigue et muets de soif, ils continuaient de marcher en ordre de bataille.

Les cavaliers, équipés d’une armure légère, brandissaient une lance dont la pointe étincelait au-dessus des fanions et des oriflammes. Ils avaient l’allure de Comanches et, quand ils lançaient une frappe éclair, ils se montraient aussi féroces que des loups.

L’infanterie qui les soutenait, composée de mercenaires Grecs ou Macédoniens, la forêt de leurs piques frémissait comme sous la houle d’une tempête venue d’au-delà l’horizon, effet inattendu de leur pas cadencé.

Je m’arrachai à ce rêve, tentai de retrouver mes esprits. La foule d’invités avait disparu et seul, devant moi, couvert de sueur, ébouriffé et frénétique derrière son clavier, Xavier me souriait.

Un mois plus tard à peine, il me conviait à une chasse au bar sur les îlots de Duellou, en baie de Douarnenez, à bord de son sportyack, propulsé par un moteur Evinrude de 9 chevaux. Hélas, dans tous les domaines, Xavier révélait à l’évidence un tempérament méticuleux et la seule chose au monde qui n’attend pas, c’est bien la marée.

Aussi réfrénai-je difficilement un mouvement d’impatience lorsqu’en plein bourg d’Esquibien, il stoppa soudain sa voiture qui tractait la modeste embarcation.

  • Xavier ! que se passe-t-il, vous ne voyez pas que nous sommes déjà en retard?
  • Raoul, nous avons oublié la godille !
  • Et comment le savez-vous?
  • C’est mon frère Jean, il vient de m’adresser un message télépathique !

Et de rebrousser chemin, sans même contrôler dans le bateau, « ça n’est pas la peine », enveloppé de mon regard de perplexité inquiète.

Devant le garage familial, arborant son doux sourire de Ravi de la crèche, Jean nous attendait, brandissant la fameuse palette.

  • Je me suis rendu compte que tu l’avais oubliée, alors je t’ai adressé un message télépathique.

Ce jour-là j’ai soudain pensé : Ou ces deux lascars cherchent à me tourner en bourrique, ou je viens, en leur compagnie, d’entrer dans la quatrième dimension.

Bien des années plus tard, mes visites à Pen-Ar-March’ed avaient adopté le cérémonial d’un office religieux.

Xavier se mobilisait maintenant avec difficulté, un ascenseur ‘Stannah », le propulsait au troisième étage. Le voir caparaçonné et casqué, assis sur son fauteuil métallique, transportait le spectateur dans l’ambiance du Cap Canaveral.

Et au troisième étage, l’ascenseur ne s’arrêta pas !

  • Voulez-vous, Raoul, profiter de mon fauteuil ?
  • Avec joie, Xavier.

Et de me précipiter pour m’asseoir sur ses genoux… Imaginez l’ambiance !

  • Non, Raoul, il vaut mieux que nous fassions deux tours, je crains l’excès de poids pour la mécanique.

Jean, beaucoup plus marqué par la terrible sanction des années – et des suites intempestives de l’ingestion malencontreuse d’un bec de rapace – ne quittait pas son fauteuil et seul un vague gargouillis qu’il émettait avec la régularité d’un métronome, nous rappelait que l’âme ne l’avait point quitté.

Sonnait l’heure de la communion.

  • Prendrez-vous, Raoul, un petit doigt de Grand Marnier ?
  • Pourquoi petit, cher Xavier ?

Le Maestro disposait les verres de cristal, saisissait la bouteille, en faisait sauter le bouchon. Dans la seconde, le gargouillis s’interrompait.

Jean ouvrait tout grand un oeil de caméléon arboricole des rives du canal des Pangalanes, et fixait la bouteille avec l’intensité de Hal 9000, l’ordinateur de bord du film 2001 L’Odyssée de l’espace, gouvernant le vaisseau Discovery one.

Je vais te servir aussi, le rassurait Dave Bowmann, non, pardon, Xavier, qui muni de sa bouteille de Grand Marnier, effectuait une sortie extra véhiculaire, risquée mais quotidienne.

Et Franck Poole d’émettre un grognement approbateur.

Xavier ! Je vais arrêter là mes souvenirs, maintenant que vous avez franchi les grandes portes du Paradis et que vous devez en ce moment partager un Grand Marnier avec notre cher Maître, l’abbé Augustin Barruel d’illustre mémoire

                                                  « Requiescat in pace « 

Raoul Lélias, mai 2020

Voir aussi:

À 94 ans, Xavier Hénaff joue toujours du piano (Ouest-France )