6. Coup de tabac

C’est sur l’île Khadda-Dhabbali qu’un premier coup de tabac vint un jour nous frapper. Nous revenions de la chasse à bord de notre chaloupe quand Salem, notre nacouda nous rejoignit en courant sur la plage. «Patron, dit-il à Serge, il faut partir tout de suite, une tempête est annoncée, et le bateau n’y résistera pas! Il est trop tard pour espérer rallier Obock, la seule solution c’est de regagner la côte et de se mettre à l’abri dans la baie de Rasyyan!».

D’impressionnantes chevauchées de nuages, auxquelles, tout à notre affaire, nous avions négligé de prêter attention, s’avançaient vers nous en ordre de bataille. Il fallait prendre une décision d’urgence mais deux de nos amis, partis en exploration à l’est de la grande île, n’étaient pas rentrés,. Il fut donc décidé que le nacouda, accompagné des deux hommes d’équipage, conduirait le bateau jusqu’à la côte d’Afrique en rade de Rasiyan, et que nous resterions sur Khadda-Dabali pourvus de la chaloupe, en attendant le retour au calme. Dans la précipitation, Serge amena les trois Somalis à bord et revint ancrer la chaloupe en face de notre campement.

Ce n’est pas sans une certaine inquiétude que je vis notre boutre s’éloigner de l’île dans une mer déjà formée, où les premiers assauts des vagues montraient à l’évidence qu’il n’aurait jamais tenu jusqu’à la fin du premier round. Je fis un dernier cliché de notre pitoyable Ibrahim, qui traçait laborieusement sa route vers la côte d’Afrique et dont la proue saluait maintenant d’énormes lames. Il devait sombrer d’ailleurs trois ans plus tard, une nuit, en baie de Tadjourah, monté par une équipe de contrebandiers qui acheminaient une cargaison de whisky vers le Yemen.

Le repas du soir s’éternisa dans une ambiance morose et sourde. Il y avait à peine une heure que nous étions couchés sur nos lits picot lorsqu’un un appel au secours nous parvint du rivage. Je me précipitai et retrouvai Serge, muni d’un fanal. Il m’annonça que la chaloupe venait de rompre ses amarres et dérivait vers le large. Confiant le fanal à Martine, nous nous jetâmes immédiatement à l’eau pour tenter de rattraper l’esquif, d’un crawl désespéré. La situation était grave car, si pour une raison non déterminée, le boutre ne revenait pas nous chercher, notre seule chance de survie était cette chaloupe à bord de laquelle nous pouvions espérer gagner le poste militaire de Khor-Anghar.

Pendant un temps qui nous parut interminable, nous avons nagé comme si notre vie en dépendait. Ce qui était d’ailleurs un peu le cas. Le premier, j’agrippai finalement le bastingage de la chaloupe et aidai Serge à monter à bord. Au premier tour de manivelle, le moteur toussa, puis démarra. Serge prit la barre pendant que j’écopais à tour de bras car, à chaque déferlante, on embarquait un bon paquet de mer. Nous étions jeunes et rien ne nous paraîssait impossible mais le problème principal qui se posait maintenant à nous, c’est qu’on ne voyait plus la côte.

C’est alors qu’au loin, perdue dans cette nuit d’encre, à demi occultée par les paquets d’écume qui nous frappaient au visage, une vague lumière vacillante clignota au ras des flots. Mon épouse venait à notre secours en agitant la torche. Ce fut là notre salut. Vingt minutes plus tard, le canot porté par une déferlante, moteur lancé à fond, venait s’échouer sur la grève. Il fut cette fois promptement halé, hors de portée de la houle.

Cependant, la nuit s’annonçait difficile, une pluie diluvienne s’abattait maintenant sur l’île et, bien entendu, nous n’avions pas de tente. Une tente est-elle utile dans un désert où il ne pleut jamais, où il est si agréable de dormir à la belle étoile? Blottis l’un contre l’autre dans un sac de couchage transformé en aquarium, Martine et moi avons, cette nuit-là, réussi à avoir réellement froid et presque à contracter un rhume … à Djibouti!

Le matin suivant, la mer s’était bien calmée, La journée s’annonçait radieuse mais je surpris Serge qui, les jumelles vissées à l’œil, scrutait avec une certaine fébrilité l’horizon. Il fut bien forcé de nous l’annoncer à midi: dans la fébrilité du départ de la veille, il avait oublié de charger une caisse de bouteilles d’eau. Il nous en restait donc à peu près deux litres!!! Nous étions huit.

C’est vous dire notre soulagement lorsque notre skipper, qui depuis la veille avait oublié son sourire, poussa une clameur d’enthousiasme en apercevant au loin le vénérable «Ibrahim», magnifiquement barré par Salem, qui revenait vers nous avec son bouc, ses trois chèvres lessivées et hirsutes et ses deux acolytes qui, à force d’être rincés à la grande tasse salée, n’avaient pas tout à fait pris l’apparence de Norvégiens, quand-même, mais donnaient l’impression d’avoir un peu perdu leur belle couleur anthracite.

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