7. Ceferina Guttierez

Dieu ! Qu’elle est donc vaste, sa solitude ! Même les astres de son enfance l’abandonnent. Des promeneurs nombreux circulent et devisent dans la nuit tiède. Henri pense y voir des spectres d’un monde disparu ou à venir. En tout cas pas le sien ! Il ne reconnaît même pas les parfums qui s’exaltent dans la pénombre !  Et tous ces visages, ensemble, ne composent plus pour lui qu’un seul visage, aux yeux d’ombre, qui le regarde avec curiosité.  

Planant là-bas d’un vol désordonné, un pétrel insomniaque va lui jeter soudain un cri rauque de connivence. Alors, au milieu du délabrement lugubre de cet ailleurs hermétique et indifférent, parmi ces hommes qui sont moins que jamais ses pareils, il s’isole dans un immense espoir d’amour.

C’est à ce moment qu’il se rend compte qu’une jeune femme l’examine avec un intérêt mêlé d’un certain effroi, elle porte de longs cheveux qui lui tombent sur les épaules, il lui sourit et elle engage la conversation … Miracle ! Il la comprend parfaitement, sans l’effort qu’il doit quotidiennement fournir pour appréhender l’espagnol dont use le Chilien de base.

C’est normal. Ceferina Guttiérez n’est pas hilienne mais exilée d’Espagne. Son père, compagnon de Dolorès Ibarurri, blessé lors de la bataille de Teruel, a dû fuir la police secrète fasciste de Franco après l’élimination physique des mineurs des Asturies … 

« Non ! Raoul, je t’arrête ! Là, tu dérailles complètement, tu as fumé la moquette ou quoi ? Nous sommes en 1914, donc vingt-deux ans avant la guerre d’Espagne Il y a à peine vingt ans que le Caudillo est né au Ferrol. Alors, qu’est-ce que c’est que ces balivernes que tu nous racontes ? » 

« Mais, cousin Hubert, tu n’as donc rien compris mais on s’en fout. Les Français n’ont aucun sens des dates. L’horreur franquiste, mon pauvre vieux, c’est absolument incontournable et c’est vachement porteur ! »

« Bon ! Dans ces conditions, tu peux aussi balancer illico que sa mère, chef du réseau « Aubrac », capturée à Caluire par Klaus Barbie, a été déportée à Mauthausen, où elle est morte dans une chambre à gaz. En 1912, ça aussi c’est vachement porteur ! »

« Sois un peu sérieux, une fois dans ta vie. Tu nous racontes l’histoire véridique d’Henri Colin, ou quoi ? »

« Bon ! Tant pis ! Si tu y tiens… Ceferina Guttierez n’est qu’une exilée espagnole dont les parents ont débarqué au Chili sans attendre l’horreur franquiste mais sans doute, probablement même, parce qu’ils en avaient la prescience. Voilà ! C’est ça, ils avaient prévu le pire, tout comme la défaite de ces grands humanistes républicains de Teruel, de Paracuellos et de l’Alcazar de Tolède.

C’est ça ! Raccroche-toi donc aux branches !

Tout cela, c’est bien joli mais, avide de chair à canon, la République française, qui lui veut du bien, va se mettre en quête d’Henri Colin, matricule X, dont elle finira vite par retrouver la trace au Chili.

Quand a-t-il reçu sa feuille de mobilisation, cette missive qui lui ordonne de regagner IMMEDIATEMENT la France et de rejoindre son régiment pour monter au Front ? A vrai dire, nous l’ignorons. On peut situer cela en janvier 1915, au plus tard.

Dès cette date, Henri a obéi, le petit doigt sur la couture du pantalon et, séance tenante, commencé à réfléchir longuement sur la marche à suivre la plus logique pour revenir au pays.

Et puis, distraction classique des Celtes ? Négligence passagère, pourquoi pas ? Rêverie romantique même ? Tout est possible. 

En tout cas, les convocations, interpellations, sommations, menaces même, de plus en plus frénétiques et furibardes, ont été classées sans suite, oubliées dans un coin, artistement métamorphosées en cocottes ou peut-être même, en ces temps difficiles où le papier était rare, utilisées à des fins plus spécifiques.

Bref, dans le but ô combien raisonnable de ne pas le devenir trop vite, Henri Colin faisait le mort. « Surtout, ne bougez pas ! Vous le réveilleriez. Il dort sur son petit traversin de lauriers ! »

Enfin, un jour, un jour que je sais, il se dressa sur son séant. L’œil d’acier fixé sur la ligne bleue des Vosges, assénant un furieux coup de poing sur la table, il prit enfin une mâle décision. Il allait se mettre à la disposition de l’autorité militaire par ce bel été austral de novembre et s’en aller, là-bas, casser du boche. Ah mais ! On allait voir ce qu’on allait voir !

Oui ! Pourquoi pas ?  Mais il faut quand même que je n’oublie pas de préciser qu’il s’agissait du bel été austral … de l’année 1918 ! Henri avait, en homme sage qu’il était, mûrement réfléchi avant de prendre sa résolution guerrière.

Il écrivit donc à sa sœur Anna (ou à Lorette) pour lui annoncer son arrivée imminente sur le théâtre des combats.

Anna (ou Lorette) le dissuada de rentrer. Les deux derniers furieux venaient de s’entre-embrocher à la baïonnette et, faute de combattant, le conflit s’était achevé deux mois auparavant.

La République n’avait par conséquent plus besoin de lui, au moins dans l’immédiat, sinon pour l’attacher fort civilement à un poteau et pour le fusiller séance tenante en sa qualité de déserteur. Douze balles ! Plus une !  La crise de démence européenne connaissait certes une accalmie mais les esprits

En 1920 il envisagea à nouveau son retour. Tante Anna (ou tante Lorette) attira son attention sur une réapparition inopportune au pays (Coucou ! nous revoilous !), qui lui rapporterait vingt ans de bagne, avec croisière transatlantique gracieusement offerte sur la « Martinière », à destination des îles du Salut, par le président de la République, Paul Deschanel. Celui qui jouait au ouistiti en grimpant avec allégresse aux marronniers du jardin de l’Elysée devant les diplomates éberlués. Il finira au cabanon !

En 1922, tante Lorette (ou peut-être tante Anna) lui annonça qu’il pouvait enfin rentrer au « Fenua », ne risquant plus guère qu’une simple privation de dessert ! Et pourtant, selon la loi, après sa désertion, il devait subir trente années de bannissement.

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