2. Simone, c’est ma poule !

Là-bas, drapé dans son burnous rouge et blanc de la Garde maure, son fusil Remington calibre 12 à canons superposés sous le bras, le lieutenant Moulin sortait de sa guitoune en compagnie des officiers méharistes Marçay, Belkheir et L’Azraf, tout justes revenus du Tanezrouft, vainqueurs d’un dernier rezzou des Berabers .

La grande chasse allait commencer, au sein de cette Nuit de bible, faite d’étoiles et de vent ! Car, il faut que je vous le dise, le pays le plus riche en gibier de toute sorte, c’était bien en ce temps-là le dortoir Saint-Vincent de l’école Saint-Yves, rue Feunteunick Ar Lez à Quimper, exactement à dix portées de fusil de l’Oubangui-Chari.

Véritable paradis des bêtes sauvages, le dortoir était semé de lacs et de rivières qui y coulaient à plein bord, les troupeaux de buffles noirs et roux y voisinaient avec les girafes et les élans de Derby, les bandes de phacochères rodaient près des villages et, devant vous, presque à chaque pas, de derrière chaque buisson, partaient des antilopes de toute espèce, depuis le bubale rouge jusqu’au grand céphalophe noir à dos jaune, de l’oryx à oreilles frangées à la minuscule dorcas oréotrague, sans parler de l’impala, de la damalisque , du katembourou, du guib masaï ou antilope harnachée, de l’hippotrague roanne ou antilope cheval, du cob des roseaux et du grand koudou .

Dans les savanes, bien au-delà des lavabos communs où, chaque matin, hiver comme été, nous nous lavions sommairement à l’eau froide, en évitant les cérastes cornues, redoutables vipères des sables, il n’était pas rare de rencontrer le rhinocéros noir et même le blanc. Dans tous les lacs, dans toutes les mares fiévreuses, des centaines d’hippopotames s’ébattaient, soufflaient, beuglaient leurs appels cuivrés et bondissaient hors de l’eau, comme de gigantesques marsouins.

Toutes les nuits, dans l’Aouk, nous entendions, près de notre campement, rugir les lions (Hic sunt Leones !) et ricaner les hyènes.

Dès le lendemain, à l’aube, nous repartions à l’aventure et venaient à nous tous les singes de l’Afrique équatoriale française, de l’affreux cynocéphale à gueule de chien au cercopithèque aux yeux cruels, l’ascagne, le mandrill, l’hamadryas, le colobe semnopithèque à manteau blanc palabrant en famille au sommet des jacarandas, au bord des lagunes.

Nous regardions déambuler les marabouts graves et funèbres, les aigrettes blanches et les pique-bœufs, les grues couronnées et les grands flamants roses, les ibis blancs et noirs, le hérons pourprés, sans parler des oies de Gambie et des becs-en-sabot qui s’ébattaient par centaines. Et toute la petite gent emplumée : touracos bleus, guépiers verts, calaos gris, fuligules et sarcelles, dendrocygnes veufs et chevaliers combattants, et les colibris africains, dont le plumage va de l’améthyste au jaune d’or en passant par le vert et l’écarlate. Tout ce monde innombrable, jacassant et piaillant, s’envolait à notre coup de fusil avec un grand bruit d’ailes soudain déployées, comme un furieux coup de ressac sur les rivages de granit du Connemara.  

Après de telles nuits, les réveils s’avéraient difficiles lorsque, chaque matin vers six heures trente, l’abbé Gilles Laurent, préfet des études, éclatait en hauts gueulements frénétiques, ce n’était que le « benedicamus domino » du matin, auquel répondait un bel ensemble de vociférations farouches sorti de la forêt primaire : un « Deo gratias » tonitruant poussé par nos jeunes poitrines. Bref, on ne quittait pas la Jungle ! 

D’un pas mesuré, l’abbé Gilles Laurent passait devant nos lits en se farfouillant dans le nez, jetait un coup d’œil maussade sinon réprobateur aux petites statuettes à prétention polynésienne, attachées aux montants métalliques de la couche de mon ami, à droite et à gauche de l’oreiller. Il lui en avait un jour fait la sèche remarque mais, devant la musculature déjà dissuasive du colosse que Jean-Paul Moulin n’allait pas tarder à devenir, cet ecclésiastique souffreteux et blafard, flottant dans sa soutane, n’avait pas insisté.

L’homme en noir, abandonnant derrière lui un sillage d’odeurs acres de catacombes et de relents de souris morte, l’odeur même des siècles de l’église, s’était défilé devant la répartie hautaine du Lieutenant Moulin, chef de l’escadron blanc des compagnies sahariennes, qui était venue le gifler dans le vent brûlant du Hoggar :

                        « Les dieux vivent là où sont leurs simulacres ! »

« Jean Paul, ça va ? As-tu bien dormi ? ». Jean-Paul, enveloppé de son chèche, sursautait en claquant des dents : « Non ! les chacals et les hyènes ont hurlé toute la nuit, j’ai pas fermé l’œil et, en plus, j’ai oublié ma nivaquine. Je crois que j ’ai une crise de palu ! »

Favorisé par une puberté précoce, sans aucun doute induite par la fréquentation onirique mais assidue des contrées tropicales, notre ami dégageait de puissants remugles de pieds et d’aisselles en harmonie avec sa métamorphose en gestation.

Mais un jour, il nous avait tous renversés, cul par-dessus tête : bénie par André Fauvel, évêque de Quimper et de Léon, successeur du Grand Adolphe Duparc, dans les jardins de l’école Saint-Yves propices au recueillement et à la méditation, la communion solennelle avait comme chaque année déployé ses fastes. Enivrés de vapeurs d’encens, nous comparions à l’envi nos livres de messe, nos chapelets chryséléphantins (à Saint-Yves, les familles bourgeoises donnaient dans le luxe !), nos images pieuses commémoratives aussi.

Outrecuidant de fatuité satisfaite, le fils d’un charcutier de la rue Jules Simon à Pont-l’Abbé, au teint déjà vultueux de consommateur glouton d’abats de cochon gras, exhibait glorieusement les siennes : « Michel Le Berre : Profession de foi solennelle ! », qui nous laissaient un peu pantois. Il en est mort, le pauvre. A la longue, la mortadelle l’a eu. Il y avait aussi les médailles pieuses. J’en portais moi-même une de Notre-Dame de Lourdes, ramenée par ma mère qui barbotait de naissance dans le Saint Chrême avec l’aisance d’une cerise à l’eau de vie macérant dans l’armagnac. Une médaille qui proclamait fièrement « Je suis l’Immaculée Conception ! ».

Comme la malheureuse « Immaculée Conception » traînait de plus en plus souvent au hasard de positions acrobatiques, dans des régions tièdes, vallonnées, odorantes et humides que j’affectionnais sans partage, je dus plus tard me résoudre à lui substituer un grigri plus anodin, qui avait au moins l’avantage de ne plus déclencher le fou rire de mes compagnes de jeux innocents, hilares de « Jouer au Docteur » avec l’Immaculée Conception !

Jean-Paul Moulin, lui, décorait son cou d’un étrange reliquaire d’allure barbare qui nous intriguait tous. Je finis un jour par lui poser la question : « De quel lieu de culte provient donc ta médaille ? »

Plein d’une morgue hautaine, il la décrocha sans répondre. Il s’agissait d’une sorte de petit cénotaphe qui s’ouvrait en deux au moyen d’un bouton-pression. Confondus de stupeur concupiscente, nous vîmes du côté droit apparaître en lieu et place de Sainte-Thérèse de Lisieux ou de Notre-Dame de La Salette le visage plein de santé d’une pré-adolescente d’environ quatorze ans, aux yeux canailles, dont les cheveux bouclés cascadaient joyeusement sur d’adorables joues pleines aux fossettes rieuses.

« Je vous présente Simone. Simone, c’est ma poule ! », expliqua péremptoire notre ami, l’air détaché et supérieur d’un lion de mer des îles Crozet couvrant son troupeau de belles otaries.

Le côté gauche dévoilait une sorte de réceptacle dont la vitre protégeait quelques éléments à la fois familiers et troublants, brillants, noirs, sinueux, presque vivants, qui nous laissaient perplexes. Je m’entends encore lui demander d’une voix altérée : « Mais qu’est-ce que c’est que ça » ?

Jean-Paul observa un moment de silence appréciable avant de nous asséner l’estocade, la « suerte de vara », avec la sûreté de geste d’un Antonio Ordonez aux arènes de Puerto Santa-Maria : « Ce sont des poils du cul de Simone ! »

Caramba ! Madre de Dios ! Des poils du cul de Simone !!! 

Dans ce monde de prêtres exclusivement masculin où la femme, éternelle absente, prenait la tournure d’une abstraction, d’un concept purement virtuel, réduite à l’image symbolique et totalement asexuée de Notre-Dame de Lourdes, dont la longue robe bleue pâle ne découvrait que les trois premiers orteils, c’était comme si l’on eût présenté aux naufragés du radeau de la Méduse, au bout de trois semaines de dérive et d’errance océaniques, un plateau chargé de sandwichs au pâté en croûte et de cuisses de dinde farcies de truffes, accompagnées de force bouteilles de château Pichon-Longueville, comtesse de Lalande.

Ce fut comme un incendie de brousse, comme une éruption volcanique, et pas n’importe laquelle, celle au moins du Krakatoa ou du mont Sainte-Hélène. Les « poils du cul de Simone » ravagèrent nos nuits en vastes coulées pyroclastiques, dévastèrent nos imaginations enfiévrées d’adolescents et balayèrent en ouragan toutes les timides prétentions de pureté mariale, de continence sans faille et de chasteté ecclésiastique que nos Saints Prêtres s’évertuaient à nous inculquer.

Ces humbles poils, reliques d’une toison secrète aux lourds effluves d’écrevisse et de musc, se métamorphosèrent, comment vous l’expliquer, en une sorte d’inaccessible et savoureux objet de vénération, en une Sainte-Table où nous autres, adolescents lascifs, rêvions de communier sous les deux espèces.

Ainsi passèrent-ils, ces « poils du cul de Simone », comme passent l’ouragan, le feu ou le fléau dévastateur et chacune de nos nuits, qui était auparavant un rêve de mousseline blanche, se métamorphosa en brûlants abîmes de luxure, plaintes de la volupté, langues dardées et recherche fiévreuse de troubles paradis pleins de plaisirs furtifs.

« C’était l’heure où l’essaim des rêves malfaisants tord sur leurs oreillers les bruns adolescents ! ».

Je compris alors toute l’absurdité qu’il y avait à lutter contre cet instinct génésique déchaîné qui programmait nos destinées, pas plus qu’on ne lutte contre une marée qui monte, un soleil qui se couche ou la migration annuelle des oies sauvages.

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