Des gamelles et des bidons

Baden-Baden est une ville tellement exotique ! Eh quoi ? Rendez-vous compte : Strasbourg est à une heure de route, à peine, la frontière française à quinze minutes. L’armée française d’occupation a entretenu environ six mille cinq cents hommes ici, de 1945 à 2000 ou 2010 peut-être. Six mille cinq cents hommes qui pendant près de soixante ans ont défilé dans les rues en chantant «Des gamelles, melles, melles, des bidons, dons, dons, des gamelles et des bidons, des gamelles et des bidons».

Ou même, entraînés par des adjudants-chefs de style et d’allure Georges Géret : «Les Marsouins, c’est comme les homards, plus c’est cuit, c’est Rou-ou-ge. Y ‘a qu’Ia peau d’couille pour protéger l’tabac, voilà, voilà, voilà, la chanson militaire».

Le fameux général Massu, que de Gaulle avait coutume de saluer d’un retentissant : «Alors Massu, toujours aussi con»? Ce à quoi l’intéressé répondait, impavide : «Toujours gaulliste, mon général»! Ce brave officier tenait donc ses quartiers dans la cité-cadre française, une véritable ville dans la ville. Bon ! Elle a été rasée depuis !

Alors, quand vous entrez dans un magasin, soucieux d’acquérir une montre «Tourbillon» d’Ulysse Nardin à 100.000 euros, taxes non comprises bien sûr et sans le bracelet, bien évidemment, des filets de hareng frais à peine fumés, des langoustes roses, d’épaisses tranches mordorées de légine, fraîchement débarquée de l’Antarctique, aux grands magasins Wagener ou, Bismarckstrasse, à la succursale Nordsee. Des porcelaines «Villeroy et Bosch», des paletots en laine de vigogne, des oreillers en plumes d’eider. Que sais-je ? Vous demandez, enfin nous demandions d’emblée :«Parlez-vous français ?»

Eh bien, depuis bien des années nous ne le demandons plus car, systématiquement, nous devions faire face à un individu totalement ahuri, mâchoire décrochée, regard halluciné, écrasé de stupéfaction, comme si on lui avait demandé s’il était capable de commenter un match de hockey sur glace en dialecte haut-sépik de Papouasie-Nouvelle Guinée. L’homme, ou la femme, s’appuyait au comptoir, avalait prestement un verre de schnaps pour s’en remettre et vous rétorquait simplement un : «Nein !» catégorique et définitif. Je suis sans doute l’un des rares à ne m’être jamais demandé pourquoi. Sans doute avais-je ma petite idée sur la question.

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