Le couteau

En souvenir de Saïd

Il faisait en ce temps-là un soleil de saison et il y avait beaucoup de joie dans les cœurs. Noyé dans la béatitude, je barbotais depuis deux bonnes heures dans une eau qui affichait 31 degrés… Cependant, comme à mon habitude, c’est à regret que je quittai, ce jour-là, mon havre parisien de volupté aquatique sur les bords de la Seine. J’ai cité : LA PICINE DELIGNY !

La piscine Deligny. « La seule piscine de Paris approvisionnée en eau potable », proclamait fièrement la pancarte vermeille de l’entrée. C’était l’heure où je mettais rituellement le cap sur la place de l’Opéra et son fameux café où j’entamais, lesté d’une alléchante coupe de fraises de Plougastel à la chantilly, un itinéraire olfactif où les plus merveilleux parfums de Paris et du monde flottaient dans les somptueux salons de mon estaminet de prédilection.

Je m’enfonçais dans un de ces incomparables fauteuils de cuir fauve, vastes comme un océan, discrètement embusqué à l’endroit stratégique où naviguaient les élégantes caravelles qui, chargées d’épices, s’en revenaient bouleversées d’outre-mer, d’Ophir l’énigmatique ou des Indes orientales… Et je perdais à demi conscience au sein de la grande odyssée de sensations olfactives qui déferlait sur moi, enthousiaste épave consentante et ensorcelée.

Oui, chaque soir, berçant ma fièvre inassouvie, le grand Amiral méditait sur la dunette et dispersait dans le vent d’une imminente vesprée de si troublantes destinations que je sentais d’emblée y chavirer mon âme sans rémission ni remords. En ce temps-là, l’Amiral avait un patronyme. Il se nommait tout simplement Jacques Guerlain. Cent canons aux sabords, il y tenait bien entendu le haut du pavé avec les grandes vedettes issues de son génie : « Vol de Nuit », « Shalimar », «Mitsouko », « Après l’ondée », « Liu », sans oublier « Voilà pourquoi j’aimais Rosine ». Et mon incomparable « Sous le vent », dont j’affectionnais tout particulièrement les effluves d’au-delà des océans.

Parfois aussi, Révillon y effectuait une intrusion fabuleuse sinon fascinante avec « Amou-Daria », son éblouissante vedette du moment. « Amou Daria », ciel ! « Amou-Daria ». Le soleil couchant donnait à l’Oxus son teint écarlate d’un imminent crépuscule, perdu dans l’immensité d’un immortel passé…

Et là-bas, dressé sur un promontoire, ça ne pouvait être que Lui. Tout simplement Lui, Alexandre le Macédonien, dans le troublant vertige de son immortelle gloire. Alexandre, suivi de ses Diadoques : Antigone Monophtalmos  et  son fils Démétrios Polyorcète, Démétrios le preneur de villes, Ptolémée Soter, Séleucos, Lysimaque, Eumène de Cardia, écrasés par la chanson de geste qu’ils étaient en train d’écrire, immortalisés à jamais devant l’immensité du ciel oriental couvrant la Sogdiane aux pieds de l’Hindou-Kouch.

Je les admirais, plongeant dans l’ineffable extase d’un autre monde en me disant, évoquant les bergers de Poussin : « Et in Arcadia ego… », « Moi aussi, j’ai autrefois vécu en Arcadie » !

C’était dans le grand salon du Café de la Paix ! Et c’était au sein de ce salon, une tempête d’immortelles fragrances, d’exhalaisons de paradis, soulevées par le sillage de Parisiennes si élégantes et si riches, voguant comme d’ardentes frégates au-delà des mers de nous connues, entre les vastes fauteuils d’acajou berçant nos grisantes rêveries équatoriales. 

Il fallait bientôt m’arracher à ce rêve et emprunter l’avenue de l’Opéra puis la place du Théâtre Français, retrouver ma petite chambre de la Faculté de Théologie protestante, boulevard Arago, où je préparais laborieusement l’externat des hôpitaux de Paris.

Ma chambre d’étudiant ! Seigneur Dieu !

Ah, ce n’était pas le grand luxe, certes, mais j’y entretenais d’incroyables et fabuleuses relations avec deux nouveaux amis que je n’ai jamais oubliés malgré les décennies qui se sont déroulées sur ce fond de mystère et d’exaltation. Je pénétrais dans cet univers désuet et glacé, parfumé à l’odeur des siècles anéantis, posais mes provisions, fermais hermétiquement la porte et j’allais retrouver ces fabuleux compagnons qui, chaque jour, m’attendaient avec l’impatience que vous ne devinez pas… Enfin pas encore.

Nous avions bien mis deux mois pour organiser nos rencontres avec un maximum de précautions requises et il m’est, bien entendu, impossible de revenir là-dessus. La fenêtre de l’appartement de mes deux amis donnait exactement sur la mienne et l’usage d’un matériel sommaire (jumelles, lampe de poche, je ne peux insister, vous allez comprendre bientôt pourquoi) avait grandement facilité nos relations.

Chers vieux amis disparus dans le vertige des années, que je vois toujours les yeux brillants de fièvre, accoudés à cette fenêtre qui me faisait face de l’autre côté de la rue… Mais, attention, attention, mes amis, de l’autre côté de la rue ne coulait pas le Léthé et ce n’était plus le boulevard Arago, non pas.  Ce n’était plus le boulevard Arago mais la rue de la Santé et cet immeuble, lamentable et glacé, ce n’était pas la faculté de théologie protestante mais la prison du même nom : LA SANTÉ !

À l’époque, on disait : « Du moment qu’on a la Santé ! » Donc, mes amis chaque jour m’attendaient pour venir rompre la monotonie de leur existence carcérale et il leur arrivait souvent de s’impatienter de mes retards : 

  • Trois heures de piscine et deux heures au café de la Paix, tu crois vraiment que tu vas l’avoir, ton externat ? Tu te moques du monde ! »

C’était le grand Saïd Mohammedi Si Nacer, devenu mon répétiteur en chef, qui exhalait sa colère. Je le vois encore certains soirs, quand le rouge de la honte me couvrait le visage, alors qu’il venait, une fois de plus de me surclasser :

  • Raoul ! Tu ne bouges pas et tu me donnes immédiatement la tétrade des occlusions intestinales aigues : Douleur, vomissements, météorisme, arrêt des matières et des gaz. 

Il connaissait sur le bout du gland le Désarménien-Verliac de pathologie chirurgicale, le Grand Saïd, et je me faisais remonter les bretelles plus souvent qu’à mon tour, comme on disait à l’époque…

Un beau soir, alors qu’une discussion serrée venait de s’achever entre nous, Saïd Mohameddi Si Nacer, ou Hamadouche Meziane Belkhacem, m’interpella :

  • Non ! Mais c’est pas possible, qu’es-tu encore en train de fabriquer ? 
  • Tu ne vois pas, je suis tout simplement occupé à me peler laborieusement une pomme. 
  • Mais enfin pourquoi n’utilises donc tu pas ton couteau de poche au lieu de cet engin débile ?
  • Parce que je n’en ai pas, de couteau de poche, tout simplement. 
  • Allons, mais tout individu qui se respecte possède un couteau. Si tu n’en as pas, c’est que tu n’es pas tout à fait un homme !

Cette réflexion, un brin insultante, me trottait dans la tête alors que, le lendemain, je descendais l’avenue de l’Opéra. Au numéro 11, un très ancien magasin sollicita mon attention. Créé par Magnus Kindall en 1808, il était spécialisé dans les armes blanches. A demi songeur, j’activai l’espagnolette, déclenchant une ritournelle hors d’âge qui me fit presque sursauter.

Une bonne minute d’attente, dans une atmosphère d’un autre temps au discret fumet de moisissure, s’écoula avant qu’une vague silhouette hors d’âge et encore plus hors du temps ne vînt surgir devant moi. Ce n’était pas Gérard Philippe, encore moins Danielle Darrieux, mais c’était bien l’ambiance.

  • Que désirez-vous, Monsieur ? 
  • Eh bien, je souhaite faire l’acquisition d’un couteau de poche, en avez-vous ?
  • Monsieur, mais nous n’avons que cela. De son vivant, monsieur Hemingway, le grand Ernest Hemingway, ne se fournissait que chez nous. Mais vous désirez probablement un modèle particulier ? 
  • Oui, un couteau allemand, peut-être de la manufacture d’armes de Solingen, on m’en a dit grand bien. 
  • De Solingen ? Tenez, je vais vous en montrer quelques-uns. 

Un moment plus tard, consciente de ma perplexité : 

  • Qu’en pensez-vous ? Vous n’êtes pas enthousiasmé, n’est-ce pas ? Si vous me permettez une remarque, je vous imagine mieux porteur d’un couteau américain. 

Et de m’exhiber plusieurs modèles, dont l’un devait dans l’instant faire ma conquête.

  • Voici exactement ce que je comptais vous proposer : C’est un « RIGID » des côtes du Pacifique. C’est un excellent choix, monsieur, je vais vous trouver l’étui de cuir qu’il mérite, en voici un et, de plus, c’est un cadeau de la maison. 

Un étui de cuir, cadeau de la maison !!! J’aurais dû me méfier, Le joli paquet artistement réalisé, je m’enquis du prix de l’objet et pris immédiatement conscience que j’allais devoir regagner directement le boulevard Arago, et aussi que j’allais devoir renoncer pour quelque temps aux rayons de thé du magasin Fauchon, place de la Madeleine, ainsi qu’aux fraises de Plougastel à la chantilly.

Dès mon retour vespéral et désargenté à la faculté de théologie protestante, le soir même, enfin devenu « un homme » bardé de son couteau de poche, j’activai, enthousiasmé, notre système de contact avec mes Bretons de Suède, système sophistiqué, mais combien efficace que nous avions jour après jour mis au point.

Je me livrai alors à une démonstration légèrement indécente, devant mes amis qui salivaient d’admiration et qui me déclarèrent, dans la foulée, qu’un surin de ce gabarit leur ferait à eux aussi grand plaisir. Je ne me souviens plus très bien des suites de cette conversation enfiévrée mais je ne crois pas franchement que nous ayons envisagé la réalisation de projets plus précis. D’ailleurs, comment l’aurais-je pu ?

Enfin, peut-être que je me trompe, perturbé par la fièvre de nos échanges car en effet, le lendemain vers trois heures, à mon retour de la faculté, le concierge de l’établissement m’attendait en arborant le visage maussade et réprobateur.

  • Deux personnes sont venues vous réclamer ce matin, elles désiraient s’entretenir avec vous et je préfère vous signaler qu’elles n’avaient pas l’air d’être particulièrement gracieuses et bienveillantes. J’ai tout lieu de penser que ce sont des matons de l’établissement d’à côté, que vous connaissez si bien. Peut-être même qu’ils ont l’intention de vous proposer de changer de résidence ? Avec eux, on ne sait jamais. Ils doivent revenir vers quatorze heures et ont insisté pour que vous respectiez le rendez-vous. Je vous saurais gré de ne pas compromettre la bonne réputation de notre établissement

A quatorze heures, les matons à l’expression patibulaire revinrent effectivement à la charge.

  • C’est donc vous, l’étudiant en médecine de la chambre 44 ? Voilà environ deux mois que vous entretenez des rapports suivis avec deux de nos pensionnaires, individus peu recommandables sinon carrément dangereux. Nous tolérions cependant ces échanges qui viennent de prendre une tournure nouvelle et insupportable, Voilà qu’il est question de fourniture d’armes blanches que vous vous chargeriez de leur procurer.

Stupéfait, je protestai, poussant de hauts cris, arguant de ma bonne foi en évoquant l’histoire du couteau à peler des pommes. Je dus leur paraître à peu près crédible. Pour conclure notre entretien, ils me donnèrent l’ordre de cesser immédiatement tout rapport avec mes amis prisonniers. Je n’eus d’ailleurs pas le choix car, dès le lendemain, l’administration pénitentiaire avait procédé à un changement de cellule.

Je ne devais plus jamais revoir mes amis.

Quelques mois plus tard, une lettre me fut communiquée, lettre que je possède évidemment toujours : « Raoul ! Le résultat des examens vient de me parvenir, et à mon grand désespoir, je n’ai pas trouvé ton nom sur la liste des candidats reçus à l’externat des Hôpitaux de Paris. Voyons ! C’était pourtant simple, te souviens-tu du Désarménien-Verliac : « DOULEURS – VOMISSEMENTS – METEORISME – ARRÊT des MATIÈRES et des GAZ = OCCLUSION INTESTINALE ». Tu vas donc devoir repiquer : Attention, j’ai pas dit une tête dans la piscine Deligny à l’eau potable. Et je ne serai pas là pour te faire bosser tes cours.  Ami ! Je ne sais si nous nous reverrons, mais je ne t ‘oublierai jamais … Alors, fais-moi plaisir. Tu vas prendre ton magnifique couteau dans la main droite, tu vas fermer les yeux et penser très fortement aux délicieux instants passés ensemble à la prison de la Santé. Et ce couteau, tu vas désormais l’appeler « SAÏD ».

« LA ILLAÏ YA ILLAÏ ALLAH OUA MOHAMMED RASSOUL ALLAH ». SAÏD ! Cher vieux souvenir d’un passé englouti dans les affres du temps inexorable, SAÏD MOHAMMEDI SI NACER ! Moi non plus, je ne t’ai jamais oublié, comment le pourrais-je avec un individu de ta trempe ?

Prochainement : Chapitre deux

SUR LE PONT DU LOCH UN BAL ETAIT DONNE…

… En souvenir de son fabuleux… COUTEAU à CRAN D’ARRÊT