J’ai réussi à trouver un petit coin d’ombre sur le côté gauche de la rue pour garer ma voiture et je suis là, depuis une bonne heure, comme une magistrale andouille, à cuire dans cette ambiance surchauffée. Approche prématurée et insolite d’un été qui s’annonce caniculaire. Toutes vitres ouvertes, je grille et je ruisselle dans l’habitacle !
Seigneur ! Mais qu’est-ce que je fais là ? La sueur coule sur mon visage, mes cuisses commencent à coller au cuir de la banquette. Deux heures de l’après-midi. Je n’arrive pas à fixer mon attention sur le journal local stupide que j’ai découvert dans la boite à gants. Silence de mort ! Depuis une heure pas un seul véhicule ne m’a fait sursauter en me croisant, et je n’ai vu âme qui vive. C’est à croire que je me liquéfie dans la moiteur mélancolique d’un village mort.
D’ailleurs, je n’en suis pas à ma première visite, et je n’ai jamais croisé ni de véhicule, ni de passant dans cette étrange rue de province. Le pays de la soif ! C’est vrai, je crève de soif. Et je n’ai en tout et pour tout qu’un flacon de pisco « Control », producto con denominacion de origen controllada por la Ponticia Universidad Catolica de Chile. Bref, c’est presque de l’eau bénite, de l’eau de Lourdes ! Avec ça, je ne risque rien, allons-y gaiement !
Ah, cette saveur incomparable du Gave de Pau. On finit par se demander à quoi elle peut bien servir, cette fichue voie où personne ne vient jamais. Des rues comme ça, il faudrait les foutre en l’air. Allez, amenez-moi des grues, des engins de terrassement, des bétonneuses, des marteaux-piqueurs. Qu’on me bousille tout ça et qu’on largue enfin les amarres !
Mon Dieu, ce que je puis en avoir marre ! Voilà que je glisse insensiblement dans une lourde torpeur contre laquelle je résiste, je m’arquebuse, pardon, m’arcboute comme je peux. Si le grand Will était au volant, il dirait : « Dormir ? Mourir ? ». Mourir mais rêver peut-être ? Oui, c’est là que gît le piège. Car en ce sommeil de mort quels rêves nous viendront-ils ? Je le savais bien, ça y est ! Ils sont tous là, groupés autour du véhicule.
Curieusement, c’est Georges Merry que j’ai reconnu le premier, puis Job Anderson, le maître d’équipage, Ben Gunn, Billy Bones, Israël Hands. Et Chien Noir ! Depuis le début, le vieux corsaire aveugle Pew frappait le sol de sa canne, au rythme de ses pas hasardeux. Il y avait aussi Le capitaine Smollett, le chevalier Trelawney, Tom Redruth et le docteur Livesey. Tous me regardaient en souriant, alors que je glissais doucement dans ma si lointaine enfance,
Et soudain, ils entonnèrent tous en chœur la chanson, la vieille chanson. Celle qui faisait vibrer les tavernes de Savannah et de New-Bedford, à l’époque où les flibustiers de Morgan, d’England, de Sir Francis Drake et de l’Olonnois ensanglantaient les rivages de l’île de la Tortue : « Ils étaient quinze matelots, sur le coffre de l’Homme Mort, quinze loups, quinze matelots. Les fièvres, le rhum et le soleil ont emporté les autres. »
La chanson achevée, ils s’en retournèrent très lentement, comme s’ils glissaient avec mille précautions dans une sorte de brouillard, et le silence retomba. Je n’entendais plus que la canne du vieux Pew frappant le sol au rythme d’un pas qui s’éloignait. Trempé de sueur, J’émergeais doucement de cette lourde torpeur, sur le siège de la voiture. Mais que venais-je donc de vivre là ? Certes, ils étaient tous partis. Tous évanouis. Seule, une singulière marque noire ornait de suie la paume de ma main droite.
Eh bien non, il en restait un : le vieux Pew, l’aveugle dont la canne ferrée continuait de battre le pavé. C’était à se demander justement si ce bruit étrange n’était pas à l’origine de mon incursion dans cet univers onirique car c’est à ce moment-là que je le vis. Il arrivait de l’extrémité occidentale de la rue, frappant le macadam de sa canne. Non ! Non, ne vous méprenez pas, ce n’était pas Pew, le vieux flibustier aveugle reparti vers son destin tragique, mais un homme de taille moyenne, vêtu avec une certaine recherche d’une redingote de drap bleu sombre, chemise blanche et cravate, coiffé d’une sorte de canotier suranné. Son visage était barré d’une épaisse moustache.
Comme aveugle à tout ce qui l’entourait, ce promeneur solitaire avançait d’un pas décidé, presque militaire, comme à la parade, dans cette voie déserte. Et moi, de plus en plus intrigué, je me surprenais à envisager la suite de cette marche de somnambule. Voila ! Je le savais. Je l’avais pressenti dès le début : Il venait de s’arrêter devant la petite porte verte de la maison d’en face. Il sortait de sa poche une paire de clefs et, comme s’il avait été escamoté, s’évanouissait en tirant la porte derrière lui.
Toujours affligé de ce funeste retard de réaction, je me laisse surprendre. Je n’ai même pas le réflexe de réagir, dès qu’il s’est arrêté, et de l’interpeller. Alors seulement, je me rue hors du véhicule, traverse la rue et, dans mon émotion, frappe à coups de poing la petite porte, avec une emphase stupide. Cette petite porte, que personne ne vient ouvrir. Et moi de redoubler d’efforts.
Soudain, de l’autre côté de la rue, une fenêtre s’ouvre. Un voisin m’interpelle :
- Que faites-vous donc, arrêtez de cogner contre cette porte. Vous voyez bien qu’il n’y a personne !
- Pardon monsieur, je suis désolé, mais je viens de voir entrer le propriétaire.
- Quand ?
- Il n’y a pas trois minutes !
- Vous délirez, monsieur, je vous dis qu’il n’y a personne dans cette maison depuis au moins trois ans. Et maintenant, arrêtez ce raffut et allez-vous-en, sinon j’appelle la gendarmerie !
Que faire ? Tant pis, j’ai perdu, mais avant de m’éloigner, un détail me frappe : l’oeilleton installé dans la porte de plein bois brille subitement d’un nouvel éclat, d’une nouvelle clarté. Oui ! je suis sûr qu’au moment où l’émotion me faisait frapper de si fort à la porte, l’oeilleton demeurait sombre. Il demeurait sombre car, derrière la porte, il y avait quelqu’un, quelqu’un qui m’examinait. Au moment de partir, Il me semble que, de l’autre côté du mur, le gravier du jardin crisse sous les pas d’un homme qui s’éloigne avec précaution.
Printemps 2001
L’âme pleine de mélancolie, je marche, je marche encore et toujours. Quelques pas encore après le tournant indiqué et, tout à coup, avec une commotion au coeur que je n’attendais pas, me croyant moins près du but, je la reconnais, là, devant moi, l’antique maison familiale. Elle est d’ailleurs exquise dans sa vétusté, bien plus que je ne l’espérais. La plus vraie et, visiblement, l’aînée de celles du voisinage. Fermée, il va sans dire, avec un air de paix et de mystère, d’immobilité presque définitive, comme si elle sommeillait déjà depuis des années sans nombre et ne devait plus être réveillée.
Son grand portail cintré, sa petite porte latérale et ses vieux auvents, tout cela d’un vert délicieusement décoloré, dans la blancheur des couches de chaux qui l’ensevelissent, elle semble être l’âme de ce vieux quartier mort qui l’entoure et qui, en plus de sa tristesse d’abandon, exhale aussi l’inexprimable tristesse des îles. La serrure n’a pas été changée et, avec mon jeu de clefs, j’ouvre aisément la porte que je referme aussitôt, juste avant qu’une grêle de coups de poing ne l’ébranle.
Je jette un regard rapide à l’œilleton et j’ai devant moi un homme d’âge mûr qui me rappelle vaguement quelqu’un. Voilà, c’est un officier que j’avais jadis avec moi à bord du Vautour. Un parfait original, aussi n’ai-je aucune peine à m’en souvenir, un cinq galons panachés de Douarnenez, le commandant en second, Joseph Jacq. Ma situation particulière m’interdit d’ouvrir. D’ailleurs, il s’en va et me laisse à ma méditation !
Oh ! comment dire l’émotion de voir réapparaître, sous ces nuages de deuil d’un orage qui s’annonce, cette cour silencieuse des ancêtres ! Devant la façade intérieure aux auvents fermés, ce vieux perron, ces vieilles dalles verdies, tout cela envahi par la mousse et les herbes. Je ne prévoyais pas ces aspects de cimetière. Ni les morts, chez les aïeules mortes.
Nulle part autant qu’ici et à cette heure, le passé ne m’avait enveloppé de son linceul. Des fantômes mais des fantômes débonnaires et discrets, qui ne feraient aucune peur, doivent revenir se promener dans cette cour, lorsque le soir tombe. Les aïeules en robe noire. D’ailleurs, rien de changé, sans doute, depuis le temps où elles vivaient ici. Sur les murailles, sur le perron, sur la margelle du puits, sur les dalles, une même usure séculaire atteste la longue durée antérieure de ces choses.
Mais surtout l’herbe verte. Depuis que personne n’habite plus ici, l’herbe a foisonné d’une façon étrange. Entre les pavés, des fleurs sauvages ont pris place et de hautes avoines folles se courbent et se froissent aujourd’hui, tourmentées par le vent d’ouest. La silencieuse demeure n’a pas davantage modifiée au dedans qu’au dehors. Dans cette chambre-là, je savais que ma mère, toute petite fille commençant à écrire, s’était amusée une fois à graver son nom sur une vitre de la fenêtre, avec le diamant d’une bague. Je n’espérais pas retrouver cela mais le carreau avait miraculeusement résisté à soixante années de possession étrangère et la précieuse inscription s’y trouvait encore !
Le cher nom m’apparaît très lisible, tracé d’une grosse écriture d’enfant qui s’applique, Nadine. A l’angle du carreau poussiéreux et verdâtre, le prénom se détache en rayures légères qui brillent sur l’image trouble de la rue où, maintenant, la pluie tombe. Nadine ! Alors, je ferme à demi les yeux et me recueille plus profondément pour me représenter, dans sa petite toilette surannée, l’enfant qui écrivit cela, vers 1820, un soir d’ennui sans doute, en regardant tristement cette même vieille rue de village, toujours pareille, un soir où la pluie devait tomber comme aujourd’hui.
Je m’assieds sur les marches du seuil pour songer, dans ce silence, au milieu de ces herbes. Jamais avec autant d’effroi je n’avais entrevu l’abîme, le définitif abîme ouvert entre ceux qui vivaient ici et l’homme que je suis devenu. Eux étaient les sages et les calmes tandis que ma destinée serait au contraire de courir vers tous les mirages, de sacrifier à tous les dieux, de traverser tous les Pandemoniums et de connaître toutes les fournaises.
En ce moment, des phrases me reviennent en mémoire, prononcées par mon cher Alphonse Daudet, un jour où nous causions de mes origines et de mes ascendants de Saint-Pierre-d’Oléron : « Toi, vois-tu, me disait-il en riant avec compassion et mélancolie, tu as surgi là comme un diable d’une boite. Plusieurs générations, qui étouffaient de tranquillité régulière, ont tout à coup respiré éperdument par ta poitrine. Tu paies tout ça, Loti, et ce n’est pas ta faute ».
Est-ce que je sais, moi, si je suis responsable, si c’est mon temps qu’il faut accuser ou faut-il simplement que je paie ou j’expie ? Mais ce que je vois bien, c’est que la mousse et les fleurettes sauvages ont pris possession de ces marches sur lesquelles je suis, et que je n’aurais pas dû les troubler par notre présence étrangère. Et ce que je sens bien, c’est que l’ombre triste de ces vieux arbres descend comme un reproche sur ma tête. Non, ils ne me reconnaîtraient point pour un des leurs, les ancêtres de l’île, et leur maison ne saurait plus être la mienne.
Ils avaient la paix et la foi, la résignation et l’éternel espoir. L’antique poésie de la Bible hantait leurs esprits reposés. Devant la persécution, leur courage s’exaltait aux images violentes et magnifiques du livre des Prophètes. Et le rêve ineffablement doux qui nous est venu de Judée illuminait pour eux les approches de la Mort. Avec quelle incompréhension et quel étonnement douloureux ils regardaient aujourd’hui dans mon âme, issue de la leur.
Hélas, leur temps est fini, et le lien entre eux et moi est brisé à jamais. Alors, revenir ici, pour quoi faire ? D’ailleurs, une seconde fois, je ne retrouverai sans doute même pas les impressions profondes de cette journée ; il n’y aurait plus, pour mes suivants retours, ces nuées d’orage et cette saison, ce renouveau d’avril entre ces murs abandonnés, ce jardin refleuri sous ce ciel noir, rien de ce qui agit à cette heure sur le misérable jouet que je suis de mes nerfs et de mes yeux.
Le mieux serait donc, il me semble, de laisser sommeiller toutes ces choses, de refermer respectueusement cette porte, comme on scellerait une entrée de sépulcre. Et de ne plus l’ouvrir. Jamais. Un rapide regard de contrôle au judas. Personne, Le commandant Jacq, où celui qui lui ressemblait a disparu dans l’ombre de la rue qui s’avance. Je vais enfin pouvoir sortir pour ne plus revenir.
Octobre 2017
J’ai retrouvé ma place et je m’avance vers la porte, cette fois-ci bien décidé à entrer. Je jette un oeil sur la maison voisine : les volets sont fermés et sur la façade s’affiche un panneau : « A vendre » Le voisin grincheux est parti vers d’autres cieux et je vais pouvoir cogner à l’huis, vigoureusement, car cette fois-ci, plus question de me faire surprendre.
Raoul Lélias