3. C’est la guerre

Bien des années passèrent. Au mois d’avril 1966, j’entrai dans l’Armée, à la 409ème compagnie de Q.G. de Saint-Malo, commandée par le général Jean Gabriel Revault d’Allonnes (*4) et, en septembre de la même année, la caravelle du G.L.A.M., chargée de militaires de toutes armes, décollait du Bourget pour rallier Papeete via Boston et Los Angeles. Je dois hélas dire que j’y allais à corps défendant, soucieux de voir peut-être la réalité saborder mon rêve d’enfant.

Nous avions quitté Los Angeles cinq heures plus tôt et l’aéronef traçait mystérieusement son sillage enchanté dans l’immensité bleue du Grand Océan quand soudain mon voisin, un capitaine du 5ème R.M.P. (régiment mixte du Pacifique Légion-Génie) me donna un coup de coude en disant : « Regardez donc sur votre droite, lieutenant, nous survolons Rangiroa ! ». Je répétais, infiniment troublé, « Rangiroa » et, sans trop y croire, je contemplais mon premier atoll du Pacifique, me demandant si c’était une chimère, une illusion, tellement j’avais de mal à réaliser ce moment si intense dont, après tant d’années, j’entends encore l’écho résonner en moi.   

« RANGIROA ! »

En ce temps-là, le simple fait de marcher le soir sur le front de mer à Papeete, devant la silhouette irréelle de l’île de Moorea, constituait en soi une aventure ! Deux jours plus tard, attablé à la terrasse du Vahima près du port de Faré-Uté, je n’arrivais toujours pas à m’ébrouer de cette atmosphère onirique où, je le savais déjà, j’allais abandonner la plus grande part de moi-même. 

Et maintenant, je vais enfin vous parler de cette petite cérémonie à la mairie de Plouhinec, que j’évoquais au début de cette histoire. Mais quel titre allons-nous bien pouvoir lui donner. Pourquoi pas « Le Déserteur de L’Altiplano ! »

Eh bien : Allons-y ! 

« Mais ! Tu es en train de… de !!!  Mais tu fais ta valise ? »

« Oui maman, j’ai un travail en vue mais je ne serai pas longtemps absent, je reviens dès le mois prochain, il ne faut pas t’inquiéter ! »

C’est Henri Colin qui parle, l’oncle du docteur François Claquin, mon beau-père, dernier garçon de l’arrière-grand-mère de Martine, mon épouse.

Nous sommes dans le sud du Finistère, exactement à Plouhinec, petite bourgade tranquille où règne ce matin-là une ambiance lourde et fiévreuse car les rumeurs de guerre vont bon train. Tu m’étonnes … Nous sommes au mois de juillet de l’année 1914 !

Henri a 22 ans et, véhiculant certes un patriotisme pondéré et convenable, il n’est pas totalement convaincu que sa présence reste indispensable sur le Front des armées combattantes, où la longévité humaine s’avère singulièrement raccourcie, avec les furieux d’en face.

Il n’était pas le seul à l’époque. Mon propre grand-père, germanophile déterminé, engagé à Verdun, mettra son point d’honneur à ne pas tuer un seul de ses « Frères allemands » des tranchées d’en face. Il s’en est fallu d’un poil qu’il ne soit fusillé. Evidemment, dans ces conditions, l’avancement, fallait pas trop y compter.

Cher Henri Colin ! Bien entendu, les conversations familiales le plongent dans une douloureuse perplexité. Certes, il peut paraître fort tentant de faire le sacrifice de sa vie pour son pays, qui lui vouera une gratitude éternelle, bien sûr, et surtout pour ses dirigeants, qui lui seront à jamais reconnaissants, bien évidemment ! Ces dirigeants d’alors dont l’apparition télévisée déclenchait toujours une vague d’émotion non feinte et un frisson ému de patriotisme enflammé. François Borloo, Laurent Fabius, François Hollande, Jacques Chirac, Martine Aubry, Laurence Parizot, Alain Juppé, Ségolène Royal, Charles Pasqua et tant d’autres.

Je ne me rappelle pas très bien. Ce n’étaient peut-être pas tout à fait ces noms-là, oui, mais ça devait bien être à peu près les mêmes énergumènes dépravés et rapaces. Tout ça devait suinter de la même barrique. A y bien regarder, le nom de l’un d’entre eux me revient en mémoire : Louis Barthou, connu sous le sobriquet de Bartoutou ! Allez donc savoir pourquoi ?

Et l’autre pousse-au-crime, ce salopard si généreux du sang des soldats du front, Clémenceau de Sainte-Hermine qui, pendant les conférences d’état-major où des pitres galonnés décidaient de folles offensives, ne pensait qu’à ses contrepèteries : « Joffre un bock à Foch … et un phoque à Joffre ! » Riez donc, bonnes gens, grâce à son obstination, confortablement installé, la guerre dura deux ans de plus!

Alors, comment ne pas tressaillir d’aise devant ces Géants, ces grands commis de l’Etat et obéir aveuglément à leurs directives en montant au front fusil Lebel à la main ? 

Finalement, c’est décidé ! Henri Colin va faire son devoir et risquer sa peau pour eux. « La Victoire en chantant nous ouvre la barrière, la Liberté gui-i-i-de nos pas et, du nord au midi, la trompette guerrière a déclaré l’Heu-heu-heure des combats … Ah ! Ah ! Ah ! ».

Aujourd’hui, 17 juillet 1914, il est trois heures de l’après-midi, nous sommes à Paris au 146 de la rue Montmartre, très exactement au café du Croissant. Trois coups de feu viennent de claquer :

Ils viennent d’assassiner Jean Jaurès !

Avec la disparition de ce grand humaniste, pacifiste convaincu, grand ami de l’Allemagne, ennemi acharné de la guerre, bref, peut être le seul Français intelligent de son temps, vont sombrer les derniers espoirs de l’hégémonie européenne. Cette fois-ci, il n’est plus temps de plaisanter. A Plouhinec, Henri Colin encaisse mal. Il vient soudain de comprendre que l’Histoire va peser de tout son poids sur l’Europe et qu’elle ne lui sera pas bienveillante.

« La nuit descend, on y pressent un long, un long destin de sang ! »

C’est la valise ou le cercueil !  Donc, ayant au prix de mille tortures fait taire ses ultimes scrupules et opté d’enthousiasme pour l’adage « Armons-nous et partez ! », Henri Colin sort à pas de loup de la ferme familiale et file en Belgique vers un port d’embarquement non français, où on ne lui posera pas trop de questions indiscrètes sur sa passion soudaine pour les horizons lointains, pour ces moiteurs tropicales où le parfum d’ylang-ylang le consolera de l’enivrante odeur de la poudre.

A Anvers, il trouve un emploi de soutier sur un cargo en partance pour Cadix, en Andalousie mais à Cadix : « Je suis trop près, dit-il avec un tremblement Il ne réveilla pas son fils dormant, il n’en avait pas, sa femme lasse, il n’en avait pas non plus, mais il se remit à fuir, sinistre dans l’espace.

Car cette fois ci, ça pète. La guerre fraîche et joyeuse est déclarée !

« Gesta Dei per Francos ! », l’action de Dieu passe par les Francs.

Le tocsin sonne partout, dans tous les clochers bretons, et tous les jeunes excités partent la fleur au fusil se faire déchiqueter dans les tranchées où ils comprennent soudain, mais trop tard, dans quel absurde carnage ils sont tombés.

C’est la guerre nom de Dieu !

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