1. Rue Feunteunic-Ar-Lez

Aujourd’hui, en ce mercredi 17 avril de l’année 2011, mon beau-frère est absent. Une fois encore, il est parti faire son marché sur la rivière des Perles à Canton ! Et pendant ce temps-là, son épouse batifole à Saïgon et à Hanoï. Des autocars bourrés de retraités de Plozévet ou de Lambézellec déversent au pied des Acropoles et des Pyramides leur cargaison de bafouilleurs incontinents anxieux surtout d’y repérer des toilettes salvatrices.

Franchement ! N’y a-t-il pas de quoi saborder toute rêverie exotique ?

Parlons aussi de la Polynésie, que j’appelle encore parfois de son nom au prestige perdu. En 1950, pensionnaires nostalgiques et enfiévrés d’ailleurs torrides, initiés par le si talentueux Albert T’Serstevens du « Tahiti et sa couronne », mon vieil ami Jean-Paul Moulin (pas le commissaire !) et moi, nous en rêvions depuis dix ans déjà et nous trompions notre impatience, vêtus de nos blouses grises en sculptant des tikis océaniens dans des règles de bois.

Jean-Paul n’est plus là. Il est mort sans avoir jamais connu ce « Tahiti » où il avait tant souhaité vivre mais je dois à sa mémoire d’ouvrir ici une parenthèse.

Moulin était mon voisin de lit au dortoir de l’école Saint-Yves, rue Feunteunic-Ar-Lez à Quimper. Et c’est en sa compagnie que j’eus jadis le privilège, comme dans un songe de nuit d’été, de lever l’ancre vers les îles Fortunées.

Dès le soir et jusque fort tard dans la nuit, une vague lueur indécise donnait à ses draps dressés l’aspect singulier d’une tente perdue dans le massif du Tibesti. Jean-Paul, s’éclairant chichement de sa lampe électrique, était une nouvelle fois protégé des vents de sable, plongé dans le « Guide de la France d’outre-mer » de Louis Gabriel Droux. Sa bible !

Le dortoir Saint-Vincent occupait le dernier étage de l’aile nord-ouest de l’école Saint-Yves et, malgré les appels du pied réitérés du Supérieur François Lescop aux parents d’élèves qui, en échange de leurs généreux Dons, pouvaient légitimement espérer un traitement de faveur, avec menus améliorés servis dans la clandestinité à leurs rejetons voraces, les versements gracieux s’étaient sans doute révélés insuffisants pour aménager un plafond confortable.

Non couverte, l’antique et majestueuse charpente de la toiture honorait l’imposante salle d’une allure vaguement gothique de cathédrale, mais une cathédrale ouverte dès que soufflait octobre, émondeur de vieux arbres, à toutes les intempéries de l’hiver armoricain.

Et pourtant, parfois, certaines nuits, lorsque le vent du nord s’y déchaînait avec une emphase stupide, la rude coupole d’entrelacs séculaires paraissait se dissoudre ou s’estomper dans un brouillard de ténèbres et le ciel nocturne, resplendissant d’étoiles de la longue nuit des tropiques, nous enveloppait soudain de son incroyable joaillerie d’univers inaccessibles.

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