C’est vrai qu’on ne peut pas comparer Bali à Ceylan mais je dois dire que, personnellement j’ai de beaucoup préféré Ceylan. Bali est une petite île, certes, un petit paradis, hormis les discothèques de Denpasar, quand elles sautent ! Ceylan est un univers d’une prodigieuse richesse. Je ne vais pas m’attarder, une anecdote seulement que j’ai gardée en mémoire :
Nous sommes arrivés, mon épouse et moi, vers onze heures du matin à Kandy, sous un brouillard de chaleur qui couvrait le petit lac Kiri Muhuda et le temple de la Dent: Dalada Maligawa. Ma belle-mère nous accompagnait car Martine était enceinte de notre fille.
Nous avions trouvé à Colombo, par le truchement d’une relation commune, un ancien ingénieur qui arrondissait son pécule en cornaquant des touristes et, à Trincomalee comme à Polonnaruwa, il nous dénichait des résidences extraordinaires. Il nous a pilotés pendant quinze jours du nord au sud de l’île, qui ne connaissait pas encore les Tigres Tamouls. Il nous disait ce matin-là :
- Il y a un excellent hôtel à Kandy, bien sûr, mais l’ancien gouverneur anglais y avait aussi sa résidence d’été, dans un luxuriant jardin au sommet d’une colline. On y domine toute la ville, voulez-vous que je vous y amène pour voir si nous pourrions y loger ? Je sais que, chaque année, un couple d’Allemands y réside deux mois. Ils y sont seuls car ils louent la demeure à leur seul usage… Mais peut-être que pour deux nuits…
Evidemment nous avons accepté, et c’est ainsi qu’après avoir suivi un chemin qui se perdait en lacets dans une forêt de bambous, puis franchi une grille impressionnante, nous avons stoppé la voiture sur une esplanade bordée d’un étang couvert d’immenses fleurs de lotus aux délicates couleurs d’aurore, dominé par une très élégante villa victorienne précédée d’une gloriette.
Nous étions dans l’ancienne résidence des gouverneurs anglais, qui venaient s’y reposer des mondanités du Galle-Face Hôtel de Colombo, dont la salle de bal était rafraîchie par soixante ventilateurs de trois mètres d’envergure.
Ah ! Le Galle-Face !!! Les Anglais avaient parsemé le monde et en particulier leur ancien Empire d’établissements fabuleux, à l’image des fameux : Peninsula de Hong-Kong, du Mount Nelson de Capetown, de l’Hôtel Raffles de Singapour ou du Reid’s de Madère.
- Je vais monter voir le directeur de la résidence, nous annonça notre chauffeur. En attendant, vous pouvez vous détendre à l’ombre, au bord du lac.
Il fut de retour vingt minutes plus tard. Un peu embarrassé, il nous annonça que le responsable de la résidence ne voyait aucun inconvénient à ce que nous y logions deux nuits mais que tout dépendait de l’avis du « touriste allemand » qui avait loué l’établissement, comme chaque année, pour deux mois. Il lui avait demandé, avant de lui donner un éventuel avis favorable, de voir à qui il avait affaire.
Comment ? Oh, c’était très simple. Nous allions devoir, ma belle-mère, mon épouse et moi, déambuler lentement sur l’esplanade qui bordait la façade du bâtiment principal et ensuite, après nous avoir examinés pendant cette exhibition, l’hôte mystérieux rendrait son verdict.
Accompagnés de notre chauffeur, nous avons donc entamé cette lente promenade en bavardant sur l’origine possible de l’énorme dent, supposée être celle du Bouddha, qu’abritait le temple de Kandy.
Pendant que tout le monde arborait un sourire figé de circonstance, j’observais discrètement les stores de bois entrebâillés derrière lesquels je devinais une haute silhouette, une ombre d’une telle immobilité qu’on l’aurait presque prise pour une sorte de statue de marbre.
Cette ombre nous observait dans un silence total. Et le temps passait !
Finalement, peut-être après avoir conclu que nous ne pouvions pas être des collaborateurs de Simon Wiesenthal, l’ombre bougea, se retourna et disparut, toujours aussi énigmatique et silencieuse.
Mais déjà revenait notre chauffeur, suivi de deux serviteurs enturbannés, tout joyeux de nous annoncer que nous étions reçus à l’examen.
Les bagages prestement montés dans des chambres à baldaquins, nous passâmes l’après-midi dans une éblouissante piscine de mosaïque bleue à cascades, noyée dans la fabuleuse végétation immémoriale de Taprobane.
Le dîner était prévu à 18 heures. Une petite note dans les chambres indiquait que le port de la tenue costume-cravate était plus que vivement souhaité, pour demeurer dans la note de la magnifique salle à manger où la cérémonie allait se dérouler.
Je ne me souviens plus très exactement du cadre imposant, sinon du grand piano à queue de concert qui occupait le salon attenant et, surtout, de la très monumentale table en acajou massif couverte de chandeliers. Très longue, elle portait trois couverts à l’une de ses extrémités et deux à l’autre.
Dix minutes plus tard, l’ombre faisait son entrée, suivie d’une dame très mince et âgée, que personne ne pouvait voir tellement l’ombre elle-même captait toute l’attention. Il s’agissait d’une sorte de spectre blafard, osseux et maigre qui s’avançait, très droit, en dépit d’une invalidité évidente quoique désespérément camouflée.
Au prix d’efforts qui me parurent conséquents, il parvint à s’asseoir, après avoir salué mon épouse et sa mère d’une brève inclination de la tête et du buste, les talons joints, appuyé sur sa canne.
Bien entendu, je m’étais arrangé pour lui faire face, afin de pouvoir le dévisager discrètement. Et cependant, malgré la connaissance plus que poussée qui était mienne de l’histoire récente, je n’arrivais pas à mettre un nom sur ce visage dont toute la partie gauche paraissait avoir été déchiquetée, massacrée. Au cours de quels événements violents ? Curieusement, l’oeil gauche semblait avoir été épargné et demeurait fonctionnel.
Pas une parole ne fut échangée pendant ce repas où nous avions du mal à ne pas sursauter aux rares bruits de vaisselle occasionnés par les valets enturbannés, souriants et discrets.
Un gâteau à l’ananas consommé, le couple se leva, nouvelle inclination du buste à l’égard des deux femmes, et tourna les talons, rapidement escamoté par l’obscurité qui menait un conflit victorieux contre la lueur insignifiante et falote des chandelles. Nous le revîmes le lendemain soir au piano, une dernière fois, avant que nos trajectoires ne se séparent, emportant définitivement cet étrange mystère qui sentait bon la poudre.
Deux années plus tard, au Guatemala, en pleine forêt au bord du lac Petechbatun, j’allais à nouveau faire une rencontre du troisième type avec un certain « Monsieur Henry », que je ne manquerais pas d’identifier tout de suite, avec exaltation. Mais c’est une autre histoire !