Des murs et des oreilles

Audierne, avril 2020

Monsieur l’Adjudant,

Je sais que c’est mon devoir de signaler à vos services le comportement des mauvais citoyens de votre région.

Eh ben voilà : Son nom, c’est le docteur Raoul, ou Lélias, si vous préférez. C’est un médecin retraité… Je l’ai vu, hier, à deux reprises marcher avec ses cannes sur les bords du Goyen. La première fois qu’il est passé, j’ai noté : treize heures trente… Je l’sais, parce que c’est toujours à cette heure-là que je sors des cabinets avec mon journal. Et comme je suis resté à attendre qu’il revienne, je ne l’ai vu rappliquer qu’à quinze heures dix minutes.Vu qu’on n’a le droit qu’à une heure de balade, à un kilomètre de son domicile, vous constaterez que cet individu est carrément en infraction… et qu’il se fout royalement de votre gueule.

C’est vrai quoi ! A quoi ça sert de faire des lois si c’est pour pas qu’on les respecte ? J’vous l’demande bien ! Et foutez-lui une sacrée amende à ce délinquant pour lui apprendre à vivre… Demain quand il repassera – il passe toujours à la même heure – méfiance de lui, que j’vous dis !

Y s’gênait pas, lui, lors des contrôles d’alcoolémie, quand y faisait tomber des pauvres conducteurs qu’avaient lampé un p’tit coup en douce après le match de foute. Ah ! Sûr qu’y s’gênait pas, lui, lors des opérations coup-de-poing !

Moi-même, trois fois qu’il m’a piqué, le salaud ! Et après la prise de sang, y’avait l’examen, comme y disait. Il fallait se toucher le bout du nez en ramenant les index, bras tendus… Et de plus en plus vite ! Et puis après, encore, se tenir debout sur une jambe, les yeux fermés et les bras tendus …

L’test de Greta Thunberg qu’ils appelaient ça. Non mais, vous vous rendez compte ? Essayez de faire ça après quelques coups de gnôle, vous m’en direz des nouvelles.

Ah sérieux qu’il était le bougre, vous auriez vu son air malheureux et pitoyable quand je me fourrais l’index dans l’œil ou quand, dressé comme un héron sur la jambe droite, j’me cassais la gueule à gauche ! Vos collègues-gendarmes se retenaient pour ne pas pisser dans leur froc Mais lui, avec son air plein de compassion et de tristesse : Recommencez ! qu’y disait, Recommencez, je suis sûr que vous pouvez y parvenir, allez, encore un coup. Et j’recommençais sur l’autre jambe, et patatras, j’me cassais la gueule de l’autre côté. Et le voilà reprenant son air navré, accablé même, mais au fond de ses tripes, y jouissait comme une baleine en rut, ce salopard !

Vous comprenez : l’arrière petit neveu du beau-frère de mon grand-oncle avait vissé sa plaque de toubib à Plouhinec, alors, je l’avais quitté, le docteur Raoul pour aller consulter mon parent et ça, il ne me l’avait pas pardonné.

Donc, je compte sur vous pour le foutre au gnouf, ce mauvais citoyen, hein ? Pour la récompense, ah oui, ma récompense, ce n’est pas la peine, je vous en dénoncerai d’autres, ça c’est sûr. On verra à c’moment-là.

– Fanch, que je me dis, tu as voulu jouir de la vie, ben voyons, et moralité, ton pays est dans la détresse. Tes économies, elles sont pas lourdes, c’est vrai, mais t’y vas modeste. Ta récompense ? Eh ben, c’est quand le Macron et sa Brijou y viennent te causer dans l’poste.

– Fanch, que j’me dis dans ma conscience, tu as le droit de répondre présent !

Cette nuit de pleine lune ! Le spectacle se révèle fantastique sur Audierne endormie. La lune froide verse au loin sa pâle flamme. Un silence écrasant pèse sur la ville à demi noyée dans un brouillard que l’on croirait venu de si loin, et qui la plonge dans un irréel spatio-temporel.

Pas une voiture, pas la moindre circulation, pas même le cri d’une hulotte, depuis une heure que je médite devant ce singulier panorama. Nous sommes en 2020 et pourtant, on finit par ne plus en être si sûr !

Voila ! je le sentais bien : Une chanson, si lointaine mais si follement présente, enfle, s’amplifie, monte et grandit là-bas, dans les bois de Loquéran:

Argonnerwald um Mitternacht

Ein Pioner stand auf der Wacht

Ein Sternlein hoch am Himmel stand

Bringt ihm einen Gruss aus fernem Heimatland. 

Je pensais que nous étions revenus… en 1940 !

Esquibien le jour de Pâques.

En tant que responsable de la gendarmerie dans le Cap, j’accuse réception de votre lettre, cher Fanch, sans en partager tous les attendus, car enfin : 

– s’agissant des opérations coup de poing évoquées, vous admettrez évidemment que votre propension à tirer des bords sur les routes du Cap ont bâti votre réputation bien méritée, que les constats cliniques du docteur Lélias nous permettaient d’éclairer factuellement ;

– s’agissant des gendarmes que vous supposez incontinents en service, ce qui est absolument inconcevable, sachez qu’ils ont eu l’occasion aussi de faire le coup de poing à Plogoff lors des manifestations d‘extrémistes hirsutes alors rassemblés et que le docteur Lelias venait alors leur prodiguer les premiers soins, faisant preuve d’une évidente largesse d’esprit, et en s’interposant le plus pacifiquement du monde lors des échauffourées ;

– s’agissant des promenades abusives que vous dénoncez, mon cher Fanch, je vous concéderai que cette propension à défier l’autorité républicaine est bien présente chez le docteur Lélias. C’est un trait de sa personnalité, pourtant éclairée par ailleurs, mais il a naturellement un certificat médical dérogatoire ; de même et avant tout qu’il possède une aptitude intellectuelle inédite à changer de fuseau horaire et à examiner les civilisations les plus originales, notamment dans le Pacifique, expression qui lui est familière ! 

Votre dénonciation, mon cher Fanch, ne saurait donc trouver un écho auprès de nos services et je vous déconseille vivement de passer à l’échelon supérieur en écrivant au Président de la République, qui n’est pas à la tête de la Kommandantur à la française.

Voilà, mon cher Fanch, ce que ce Pâques beau m’a inspiré pour votre plus grand bien. Si d’aventure vous avez besoin d’une piqûre, vous pouvez compter sur le docteur Lélias.

L’adjudant du Cap et des pets.