Raoul Lélias vu par Bernard Le Bossé
J’ai connu Raoul il y a 35 ans, par 6000 mètres de haut, entre deux nuages. Les hautes altitudes facilitent les rencontres, forgent les relations, créent des liens, et comme le disait Antoine Blondin «le zinc est un métal conducteur d’amitié».
Dans un ciel bleu azur, à quelques encablures de l’équateur, un Viscount poussif d’Air Ceylan reliait Colombo à la capitale des Maldives. Sur ce vieux coucou à hélices, Laurent Voulzy aurait pu avec délices, improviser « De Ceylan à Malé, sur les ailes d’Air Ceylan, c’est long, c’est lent…..» tant nous nous déplacions à un train de sénateur, slalomant entre cirrus, strato-cumulus, cumulo-nimbus, et autres professeurs nimbus.
Habillé comme Tartarin, d’un ensemble deux pièces safari, couleur mastic, l’aventurier chasseur d’éléphants vint m’entreprendre alors que, scotché au hublot panoramique du vieux coucou déglingué, je contemplais béat, coté bâbord, le bleu indigo de 1’océan indien.
D’un abord facile, ce personnage haut en couleurs me fascina d’emblée. Il portait en lui la marque-de1a démesure, il était hors de toutes normes. En dix minutes, je savais tout de son passé, une «Léliade» comme dans Homère, et son futur semblait déjà une odyssée.
Docteur émérite, et pacifiste avant l’heure, il fit son service militaire au pays des beaux maoris et des vahinés harmonieuses. Affecté au SMCB, c’est à bord de « La Coquille» matricule A678 qu’il sillonna les archipels polynésiens pour surveiller la radiobiologie de la faune et de la flore.
Dès le 2 juillet 1966, nos bidasses en folie déclenchaient un feu d’artifice permanent sur l’ile du « grand secret». Pendant huit ans, 41 tirs aériens (dont 8 bombes H mégatonniques) vitrifièrent toute vie animale et végétale dans les deux paradis insulaires qu’étaient Mururoa et Fangataufa.
De retour de ses missions de prélèvements biologiques dans les lagons turquoise des Tuamotus et des baies enchanteresses des Marquises, notre bon Docteur ne pouvait rester de marbre devant ces destructions massives aussi débiles qu’inutiles. Il eut à Mahina des coups de gueule mémorables avec ses supérieurs hiérarchiques. Raoul fut d’abord mis au mitard où il médita tard, et ensuite au placard où il eût le cafard.
Son anatomie de plongeur de combat fit alors des vagues dans tout le Pacifique, et même parfois des tsunamis qui furent ressentis jusqu’à Paris.
Cantonné près du phare de la Pointe de Vénus, le médecin contestataire consacra alors son temps à relire Loti, Stevenson et Melville, tout en contant fleurette aux midinettes aux beaux minois parfumées de monoï Tahiti.
La botanique l’absorba. Les filaos chevelus bercés de souffles lents emplissaient ses oreilles de leurs plaintes divines. Le tiaré odorant titillait ses narines, les fruits délicieux n’étaient plus défendus et Raoul avait faim : il voulait manger de la banane, il avait soif et il buvait de l’eau de coco.
La vahiné était jolie et avait besoin d’une caresse… comme dans la chanson :
AUE ! TA’U HERE TAPIRI MAI E
AUE ! MAMA E E MAA KERA
Sa prédilection pour les plantes exotiques le conduit vers les espèces dont les noms sont à consonance teutonne. Messerchmitia argentea, Senevola fructescens, Suriana maritima, les trois pionnières des atolls coralliens avaient ses préférences. Il les citait à tout propos, voulant par ces termes savants épater la galerie.
Si ces trois espèces sont spontanées et omniprésentes dans toutes les Îles de la Polynésie, le cocotier lui a été introduit par l’homme.
Et, partout où Raoul débarqua, les jeunes cocotiers passèrent de vie à trépas sans connaître de vie future ni de progéniture. Pas du tout écolo, le jeune bidasse destructeur, car si le chou du cocotier est un pur délice, il en faut beaucoup pour rassasier notre homme.
Quarante ans après son passage sur Réao, Puka Puka ou aux Actéons du Sud, c’est un véritable désert végétal, et pas question d’incriminer le feu nucléaire pour cette destruction massive dans ces atolls éloignés. Dès 1966, un dangereux terroriste, sorte de Ben Laden avant l’heure, médecin de son état, avait abattu des milliers de Coco nucifera juvéniles… en toute impunité.
A Papeete, rue Colette, bien avant Belmondo dans «Tendre Voyou», l’apprenti comédien jouait les jolis cœurs auprès des délicieuses et avenantes serveuses du Royal Kikiriri, le restaurant branché des années 60.Quand Raoul avait commandé un mahi-mahi de deux kilos, un aréopage de ravissantes vahinés l’entourait pour assister au spectacle.
Il fallait le voir mastiquer la chair délicieuse de la daurade coryphène, fraichement pêchée. Ses ratiches incisives aidées de prémolaires puissantes agissent comme des tronçonneuses géantes. La poiscaille toute fraîche disparait dans son burlingue grand format à la vitesse de l’éclair. Les protéines animales vont alors fermenter de manière exponentielle et atomique dans ses boyaux alambiqués. Raoul a le mégacolon sous deux kilos de pression, et l’intestin grêle en pleine sinusoïde.Ca gargouille de la tripe, ça ronronne dans la soute, ça mitonne dans le fourneau.
Ses colères dantesques qui firent trembler l’état-major de Mururoa, lui montent alors au plexus, de la rate, de la vésicule, de la sous-ventrière, du foie et du pylore. L’ensemble constitue une centrale thermique pleine de fils qui font masse, d’où les courts circuits et le souffle haletant. Ce n’est plus un homme, mais Néanderthal dans ses instincts primitifs de survivance animale: Raoul est une bête, un fauve en pleine digestion, à l’Ecole des cadavres. Les acides aminés passent alors de l’intestin grêle dans le sang pour être transformés en adénosine triphosphate générateur d’énergie dans la centrale mitochondriale. Cest une véritable bombe nucléaire en pleine gestation.
Ticho Brahé était atteint aux reins, Racine au foie, Rousseau à la vessie, Richelieu au rectum. Eh bien, Raoul lui souffre de la tubulure. Ses instincts carnassiers ont entartré ses canalisations. Les décilitres de bière Hinano, les énormes homards thermidor de l’ile de Sein, les soles géantes de Douarnenez, les kinilao tanguigui de Zamboanga, les lamellibranches « greenlips » du Milford Sound, qu’il entasse depuis des années dans son burlingue en cinémascope, fermentent de manière célinienne dans sa tuyauterie déglinguée. C’est Bagatelle pour un massacre, dirait son confrère Louis Destouches.
Est-ce un homme ? Pas seulement, c’est aussi un médium, un émetteur récepteur, un grand séducteur aux pouvoirs de magicien. Sa peau, ses yeux, toute sa cage thoracique, et son fameux estomac, sont autant d’antennes ultrasensibles qui captent les forces vives qui passent à sa portée. Accumulateur singulier, il les emmagasine et les restitue à la demande selon le rôle et un ordre de forces que lui seul connaît. Tout en lui échappe aux normes.
Sa raison n’a rien de raisonnable. Sa misogynie colossale et sa rancœur contre le genre humain ne peuvent s’analyser par aucune logique. Tout ce qu’on peut dire, c’est que sa force immense, son étrange puissance, monte au fond de la bête.
Peut-être, les jours rarissimes où il est gai, a-t-il suivi les conseils de Pantagruel ? Peut-être s’est-il levé dès le matin et a-t-il paraudé dans son lit dans les Beaux draps pour esbaudir ses esprits animaux et épastrouiller la tourbe scélérate ?
J’en doute. Sa tristesse est celle de la tripe. Et, il n’y a plus de sous-nitrate de bismuth qui puisse guérir Raoul de son mépris pour ses semblables.
C’est un grand fauve, bâti à chaux et à sable, et dans l’avenue Bruat, il faut le voir au volant de sa vieille Ford Mustang décapotable, chemise tahitienne à fleurs sur son torse velu d’Ursus speleus, jouer les capitaines Troy à la dérive sur la Bounty de Christian Fletcher, en route vers l’île de Pitcairn.
Le rêve des mers du Sud prit fin en octobre 1967. Terminé le son vibrant des ukulélés, terminés les gigantesques agapes et les tamaras sans fin de Punauia, plus de sieste lascive sous les pandanus odorants dans les bras d’une petite Rarahu, mais une enfilade de colliers de fleurs de frangipanes à son départ en DC8 de Faaa.
Raoul, la larme à l’œil, déclenche son vieux Leica pour une suprême vision de l’Eden magique alors qu’une noria de vahinés en fleurs et en pagnes entonne le doux chant du départ, et les himénés qui rendent tristes. Personne ne connaît exactement le sens des paroles tahitiennes : Bon voyage mon beau tane, le soleil brillera bien sans toi, tu peux faire une croix, on a fini de t’aimer, Bon voyage et ne reviens jamais.
Le bleu des mers du Sud est remplacé par le gris uniforme du Finistère Sud. Comme dans « Un singe en hiver », Raoul entre dans un nouvel univers triste, et froid bien loin de sa chère et regrettée Nouvelle Cythère.
Fini La route de corail de Marcel Isy Schwartz, L’aquarium de Dieu de Bernard Gorski, c’est maintenant Reflets sur la sombre route de Pierre Loti. Ses livres de chevet sont désormais Tahiti et sa couronne de T’Sertevens et Les immémoriaux de Victor Segalen.
Le magique triangle polynésien (Rapa Nui, Hawaï, Nlle Zélande) s’est considérablement rétréci en un Plogoff, Plouhinec, Pompren.
Les vahinés au doux parfum de Gardenia tahiti sont remplacées par des bigoudens cornues qui sentent le beurre rance. Le poisson cru au lait de coco et citron vert s’est métamorphosé en merlan frit pommes de terre, la popoie à l’uru de Fatu-Hiva s’est transformée en austère pain de ·ménage-beurre salé….. Le sous-nitrate de bismuth des laboratoires Adrien est de nouveau au rendez vous pour guérir la déprime qui mine l’ex-taote de la pointe de Vénus qui ausculte davantage le passé que ses patients alités de la Pointe du Van.
Une rencontre décisive va changer sa vie, devenue bien terne et sans lendemain. Martine est sa nouvelle vahiné, sa nouvelle Cythère, et sa nouvelle ivresse. Il lui dit des motus et il l’enivre de ses belles paroles et de vin de palme qui en douceur mène aux matins calmes.
Il lui fait tout le kama-sutra des Indes galantes, pas d’amour à la missionnaire mais d’ardentes brouettes mongoles, de puissantes sarbacanes moïs, sans oublier le strapontin birman qui rend dingue et le pissenlit bulgare qui enracine. L’extase par les plantes sauvages entraine rapidement sa chérie vers la douce félicité de la maternité.
Deux adorables bambins vont naître de ces effusions de chair : une petite Agathe qui, dans le ventre de sa mère, sera bercée par le doux clapotis des lagons Maldiviens, alors que le petit Louis ne connaitra que le rugissement des vagues de la pointe du Raz, le tonnerre des déferlantes de la baie d’Audierne, ou le mugissement sourd de la marée montante dans le loch de Plogoff.
Entre temps, nos jeunes tourtereaux auront découvert des sites archéologiques prestigieux comme les pyramides de Chéops, les splendeurs Mayas de Teotihuacan, ou l’indonésienne et troublante Borobudur.
Mais, le haut fait de ces jeunes années fut le voyage dans l’Ouest américain. Arrivé à Los Angeles par la Pan American Airways, Raoul choisit chez Hertz, la plus grosse des Pontiac affichant un nombre de chevaux à trois chiffres.
La belle américaine consommait plus de 20 litres aux cent kilomètres mais à cette époque, où les barbus enturbannés ne nous embêtaient pas, le pétrole ne coûtait pas plus que quelques cents le gallon.
Au volant de ce cheval fougueux, notre conquistador joua de nouveau les Belmondo avec son Annie Girardot, comme dans le film Un homme qui me plait de Lelouch. Il organisa un «lâcher» d’Indiens navajos à cheval sur de puissants mustangs pur-sang qui cavalèrent de concert avec la Pontiac débridée.
Dans un nuage de poussières, devant le célébrissime Monument Valley, cigarette Marlboro côté bâbord, un certain sourire côté tribord, le bras gauche sur la portière, deux doigts sur le volant, talon à fond sur l’accélérateur, pointe du pied prête sur la pédale de frein, le beau Raoul voulut épater sa belle squaw en slalomant entre les tas de sable de l’Utah sauvage. C’est tout juste s’il ne sortit pas sa Winchester pour dégommer deux ou trois Apaches audacieux qui reluquaient trop la visage pâle quelque peu décomposée par tant d’émotions fortes.
Le soir, devant un feu de camp, alors que deux énormes T-Bone Steak grésillaient dans une braise ardente, et que des odeurs protéinées titillaient les narines du beau cow-boy, Raoul eut cette interrogation magique qui, par lasuite, émût le tout Hollywood :
« Quand est-ce qu’on Dean Martin ? »
« As soon as possible, my dear! » répondit, in english, la divine.
Requinqué par cet afflux massif de calories animales, Raoul voulut initier Martine à la magie noire de la voute étoilée. Tout y passa, les nuages de Magellan, la nébuleuse Andromède, la voie lactée, Orion et ses quatre phares : Bételgeuse la géante rouge, Bellatrix, Aldébaran, et Rigel la bleue.
Avant le coucher dans un tipi typiquement apache, Raoul déclama quelques alexandrins de son auteur fétiche, le regretté Georges Fourest : Les constellations, c’est mon rêve qui passe et l’univers entier meurt de ma cécité.
Bernard Le Bossé / Epitaphe pour un Epicurien Zoophage