A Monsieur le médecin-chef de la Caisse mutuelle des Enseignants

Monsieur et cher confrère,

J’ai l’honneur, et le privilège de solliciter de votre haute bienveillance, à la demande et au bénéfice de mon patient : Poilodeur Léon Corentin Marie, domicilié au hameau de Kervocul en Plougastel-Daoulas.

Né à Douarnenez le 25 septembre 1956, membre honoraire du corps enseignant, dont vous ne connaissez que trop bien l’indomptable énergie au travail, sinon les cadences infernales des corrections de copies le soir à domicile, la reprise immédiate de ses versements d’indemnités journalières dont il avait la sereine jouissance, avant que ne tombe, en épée de Damoclès, votre décision suspensive du 7 novembre 2001.

J’ai aujourd’hui le devoir de vous remettre en mémoire le parcours professionnel de Monsieur Léon Poilodeur, que je n’hésiterai pas à qualifier de carrément navrant !

Victime infortunée depuis trente-cinq ans (au moins !) d’un éthylisme chronique (après trente-cinq ans, on peut dire ça !), associé à un tabagisme non moins conséquent, monsieur Poilodeur Léon, à l’issue d’une bonne demi- douzaine de cures de désintoxication en établissements joyeux, sinon pittoresques, observait depuis quelques semaines une abstinence réellement encourageante.

Il s’honore d’ailleurs du titre envié de membre distingué d’une association d’anciens buveurs, « Vie Libre », dont il a très brièvement assuré la direction à l’échelon local. Certes, certes, il l’a rapidement abandonnée car, comme il a si joliment l’habitude de le proclamer, « le labeur honnête procure bien des satisfactions mais ça fatigue la bête » .

La sévère menace de cet éthylisme latent, suspendue au-dessus de sa tête, perdure, dramatiquement réelle, et peut à tout moment le faire à nouveau basculer dans le marasme idéatif de l’âge critique, en passant par tous les stades d’une névrose aggravée.

Il va sans dire, que le fait de bénéficier à nouveau du versement rassurant et régulier de ses indemnités journalières lui rendrait très probablement son joyeux équilibre, sa vigoureuse bonne humeur et la possibilité de reprendre son permis de chasse au gibier d’eau (canards et sarcelles) qui, comme vous le savez en honnête fonctionnaire, va ouvrir très bientôt.

En vous remerciant de bien vouloir vous pencher sur la difficile situation de cet intéressant malade, avec toute la compréhension et la sollicitude requises, veuillez accepter, cher Confrère, l’assurance de mes sentiments choisis.

Alexandre Durand, vieil ami instituteur, avait accidentellement lu cette lettre.

ALEXANDRE, cher vieil ami, je ne te comprends pas. A propos de mon certificat à la M.G.E.N. Que me dis-tu là ???

Que j’aurais mieux fait de consacrer mon temps à des choses moins futiles ? Et c’est TOI qui as l’aplomb de m’écrire une pareille incongruité ? Je n’ai jamais eu l’occasion de t’en faire le reproche, car, avec le temps qui passe, je suis devenu sans doute trop indulgent… Et puis, chacun organise sa vie comme il l’entend.

Non, non, loin de moi l’idée de te blâmer ou d’envisager la moindre critique. Mais quand même. Es-tu réellement conscient de la vie que tu mènes, TOI, le donneur de leçons ? Te rends-tu compte que tu es depuis des mois en Extrême-Orient à ne rien foutre d’autre que d’assouvir tes instincts libidineux avec des putes ?

Prends-tu réellement conscience de l’idée que tes correspondants et amis peuvent se faire de toi en recevant, semaine après semaine, le récit de tes laborieuses fornications, agrémentées de filles qui se déculottent, ou de toi, au lit, l’air totalement bovin, environné de pauvres adolescentes tropicales, uniquement soucieuses d’obtenir de toi quelques baths pour pouvoir apaiser leur faim ?

Parce que… Quand même ! J’espère que tu n’aurais pas, par hasard, l’idée saugrenue qu’elles trouvent du plaisir à ces mornes cabrioles imposées par des Farangs séniles et délabrés.

Bigre! Où c’est de l’inconscience navrante ou il te faut la libido solidement arrimée d’un tirailleur sénégalais égaré dans un claque de la rue Monjol. Toi ! Un Homme de soixante et quelques années !

Je dois dire que chaque fois que je vois dans la presse que des vieux vicelards ont été arrêtés en Thaïlande en compagnie de « très jeunes filles », j’appréhende qu’il s’agisse un jour de toi et je me reproche de ne pas t’avoir suffisamment mis en garde.

Par conséquent, cher vieux frère, voilà qui est fait.

J’espère maintenant que tu ne prendras pas ombrage de me voir ainsi jouer les Burrhus, mais je pense que ton comportement, en dehors du fait que tu consacres ton existence à collectionner des passes dans les pissotières, toi qui as la liberté d’appréhender le monde et de méditer au soir de ta vie devant ses fabuleuses splendeurs, que ton comportement n’est ni naturel ni même normal.

Tu n’as pas toujours été comme ça et j’ai la nette impression que ton coté « border-line » s’aggrave avec le temps qui inexorablement s’écoule. Obscur Thénardier tropical de la forêt profonde, traquant de misérables Cosettes sous les palétuviers… Mon vieil ami, à Phnom-Penh, errant tout seul dans la nuit tiède, aux relents de massacres à peine étouffés, entre chien et loup, dans un cul-de-sac sordide, au bord d’un khlong malodorant et fangeux, pantalon et slip sur les chevilles, se faisant sucer la verge pour quelques baths par une malheureuse gosse famélique échappée de Tuol-Sleng…

Mesdames et Messieurs, saluez donc le spectacle ! Quelle déchéance ! Tout cela est indigne de toi et, en monstrueux egocentrique que tu es, tu as aussi l’inconscience de t’en vanter !

Je souhaite maintenant que tu tiennes compte de mes remarques, que personne de ton entourage n’a osé exprimer devant toi, mais sois en sûr, bien entendu, ils n’en pensent pas moins, et que désormais tu en viennes à consacrer tes loisirs à des « choses » plus utiles et moins futiles… Sinon, tu risques un jour de finir comme Chocolat.

Chocolat était un personnage emblématique de l’institut psychiatrique de Nantes, où il était enfermé depuis trente ans ! Personne ne connaissait plus son nom. Son dossier s’était égaré, quelque part, dans un labyrinthe de classeurs crasseux, rongés par la rouille inexorable. Le malheureux avait les deux mains attachées en permanence par des bandes velpeau pour lui éviter de se masturber frénétiquement du matin au soir. Je n’ai jamais su pourquoi on l’avait appelé « Chocolat ».

Certes, il est évident que tu n’es pas la seule victime d’une sexualité inesthétique et dévoyée de Vendanges Tardives. J’ai en effet un autre vieil ami, qui m’accompagnait autrefois en Polynésie, il y a plus de cinquante ans, lors d’une ascension ratée de l’Orohéna.

Ce cher Jean-Charles Cras suintait de la même barrique ! Toute sa vie, il n’avait fréquenté que des putes, avant de découvrir un jour son Chemin de Damas.

Il convient de dire que, physiquement, le malheureux était carrément disgracié, mais d’une laideur sympathique et cocasse. Un examen approfondi amenait irrévocablement à la même conclusion : Il ressemblait à une courge !

Ce curieux cucurbitacé faisait chaque matin irruption dans le Service de contrôle biologique, coiffé d’un képi vert crasseux, beaucoup trop large, qui lui tombait sur les yeux, ce qui l’obligeait, pour éviter la canne blanche, à rejeter la martiale et belliqueuse coiffure très en arrière, avec une fausse apparence de désinvolture. Façon galurin de Maurice Chevalier interprétant « Ma pomme » !

Cette apparition hilarante et saugrenue, dans l’univers militaire compassé et hautain du Commissariat à l’Energie Atomique, déchainait l’enthousiasme du personnel polynésien et la fureur rentrée du colonel, qui y voyait une atteinte insupportable à l’honneur de l’Armée française.

Au cours d’une crise de colère froide, il avait fini par lui interdire de porter l’uniforme, évidemment affligé de cette gothique dégaine d’un Jacques Tati.

De la Grande Arche des Kerguelen aux chemins de Saint Jacques de Compostelle

Evidemment, pourvu de cette gothique dégaine d’un Jacques TATI égaré dans une pantalonnade exotique, notre « Paganel » n’avais jamais été favorablement placé en pole position pour la chasse aux cailles…

Il avait grandi dans la croyance naïve que son corps constituait un objet répugnant pour le beau sexe. Il l’était en effet, mais les femmes ne sont pas si regardantes.

C’est alors qu’un beau jour, à l’occasion improbable d’un pèlerinage à Saint Jacques de Compostelle… le Grand Saint Jacques : Santiago Matamoros,

Vainqueur d’Al Mansour, Khalife des Omeyades, saisi de compassion, décida soudain de lui venir en aide, à Lui, Jean-Charles CRAS.

Et c’est ainsi, que, frappé par cette stupéfiante et miraculeuse rédemption, ce sont les sentiers de pèlerinage d’Aragon et de Vieille Castille que notre héros arpente inlassablement depuis dix ans.

Mais, faut-il vous le préciser, uniquement côté espagnol, au sud des Pyrénées…

Que je vous explique :

Oui ! Au sud des montagnes, parce que les téléphones portables y fonctionnent mal, accentuant chez les pèlerines françaises isolées l’aggravation d’un sentiment de solitude affective qui les rend plus vulnérables.

Voici donc, notre succulent Jean-Charles Cras, affublé de nippes marron, sac de jute, évoquant vaguement le froc des anciens moines ou un Vicomte de Clérambard en goguette. Long bâton de randonnée, havresac, rosaire de buis à gros grains en guise de ceinture, abandonnant derrière lui un sillage odorant de béatitude contemplative. Les antiques lieux de culte jalonnent de loin en loin les Chemins de Saint Jacques, et, à chaque oratoire, il en remet une bonne louchée devant les pieuses chrétiennes éberluées et ravies.

Soudain métamorphosé en Muammar Khadafi en rupture de La Salette, l’oeil extatique du thaumaturge qui va mettre bas, il tombe à genoux, les bras en croix, et braille à gorge déployée force Pater noster, Veni créator spiritus et autres Tantum ergo sacramentum.  La mimique façon Bernadette Soubirous sortant le soir de l’estaminet La Grotte d’un pas approximatif et hasardeux, il égrène son rosaire, bat vigoureusement sa coulpe et répand sur son chef un peu de la poussière du chemin.

SOS DEL REY CATOLICO

La ville natale de Ferdinand d’Aragon se profile sur un couchant de flammes et d’or. Sos del Rey Catolico déclenche à chaque passage, chez l’éternel pèlerin, de grand accès de fièvre. Il met l’overdrive et monte en surmultipliée. Dans la crypte de la cathédrale San Esteban de los Caïdos, il s’abîme immédiatement en génuflexions, amples percussions de poitrine, prières alternativement hurlées puis chuchotées aux quatre coins de l’abside.

Soudain rassasié, il descend papillonner sur la place, le Zocalo, et scrute avec attention les pavés pour y retrouver la trace des pieds et du manteau bleu des Anges car, d’après Lui, Sos del Rey Catolico est un haut lieu où souffle l’esprit et où, ailes repliées et genoux fléchis, les Anges aiment à venir se reposer la nuit pleurer sur le sort de l’humanité et chanter aux étoiles.

Il ne faut jamais sous-estimer l’impact d’une belle histoire mais c’est au gite du soir que Don Juan Carlos va enfin donner toute sa mesure. Tout au long de la journée, le terrain a été ensemencé d’oraisons tonitruantes, de proclamations fougueuses, d’incantations véhémentes et hurlées. Et maintenant, l’heure de la récolte est proche et va sonner Céans. Adieu le Salve regina mater misericordiae.

Présentement, voici venu le temps du Rapidos passam a l’actiones, intervenum presto ! 

Et voici donc les belles chrétiennes fourbues, alanguies et passablement esseulées, dépourvues de téléphones portables pour leurs interminables radotages intempestifs et caquetages inopportuns. Elles sont coupées de leurs racines, infiniment disponibles et offertes, en quête inavouée d’une chaude présence amicale et complice. Et puis, bien sûr, après ces longues marches harassantes, elles souffrent des yeux, du dos, de partout, et surtout des pieds !

Oh les pieds. Les chers souffrants ! Il y a profusion d’ampoules, d’onychomycoses et de Compères-Loriots ! Mais heureusement…

Les yeux humblement baissés, fiévreux et ardents toutefois sous la cape de bure, Dom Juan Carlos, le Raspoutine d’ Estrémadoure a tout prévu : Hé ! Hé! Ses poches débordent de collyres, d’onguents et de pommades variées, sans oublier un bon litre de Grande Chartreuse, logée dans le sac à dos. Il est en réalité pharmacien-remplaçant, place de l’Etoile à Paris.

Et le voilà proclamant à l’envi qu’il fut masseur et ostéopathe au temps où, infortuné chef de famille, il vit disparaître sous ses yeux sa chère épouse et ses deux enfants… Allez, non, trois ! Ce soir elles paraissent difficiles à dégeler ! Dans un tsunami provoqué par un tremblement de terre de force dix sur l’échelle de Tazieff-Cheminée, il excellait à l’époque dans l’art du massage thaïlandais et ce soir, il va déployer tout son savoir-faire en manipulant les pieds, caresser les voûtes-plantaires, bouchonner la chair carrée de Sylvius, taquiner le pressoir d’Hérophile, drainer des deux pouces la semelle veineuse plantaire de Lejars et Schiotz, frictionner les orteils un à un jusqu’au plus petit, en soignant les espaces interdigitaux…

AAAAAH ! Ouiii ! Là mon père Laaaaa ! Elles l’appellent Mon Père.Dieu ! Que c’est bon tout ça ! Et les belles chrétiennes de se pâmer. Il ne lui reste plus au Padre qu’à poser son auréole sur la table de nuit, pour entreprendre l’ascension du CHÔ-OYU, en dégainant son alpenstock.

Le lendemain, au chant du coq, non, pardon, au premier mugissement du taureau, nous sommes en Espagne, comme dans un rêve, et un brouillard d’eau-bénite, le pieux Jean-Charles se sera évanoui et aura tout simplement rebroussé chemin pour aller au-devant de nouvelles âmes simples assoiffées de métaphysique dans l’apothéose du Soleil levant.

Ce serait bien le Diable, si avec ce genre de clientèle, je me faisais un jour plomber le salsifis ! 

  • Alors Hermine, ma chère, ce pèlerinage à Saint Jacques de Compostelle, c’était comment ?
  • Clotilde ! Figure-toi qu’à l’étape, quelque part entre Barbastro et Pampelune, j’ai rencontré une sorte de moine, un de ces Hommes d’Autrefois, bon comme José-Luis Zapatero, franc comme José-Manoel Barroso ! Il m’a juré ne s’intéresser qu’à mon âme et, ancien secrétaire d’Emmanuel Mounier, m’a récité des chapitres entiers de Saint Thomas d’Aquin et d’Hildegarde de Bingen … Il avait connu Mircea Eliade et André Comte-Sponville, assuré la garde rapprochée du pape Giovanni-Paolo Secundo, en équilibre sur le marche-pied de la Papamobile et pris la responsabilité d’une station-service chargée de la distribution en discount d’Eau de Lourdes, sur le Gave de Pau. Et puis, après les avoir longuement bénies, il a commencé à me masser les jambes que j’avais endolories, pour m’éviter les crampes vespérales, et puis les cuisses qu’il estimait contractées. Ensuite, il m’a demandé de l’appeler DOCTEUR, tout en baissant d’autorité ma culotte pour me frictionner les fesses… Tu sais, il m’a mise dans un état second, au point que je ne sais même plus ce que j’ai fait. Le lendemain matin, il avait disparu. J’en suis au point de me demander si je n’ai pas rêvé. 
  • Hermine ! Comme c’est curieux, ce n’est pas la première fois que j’entends pareille histoire, Gwendoline, l’an dernier… 

Clotilde ! Hermine ! Gwendoline ! Férues de Sören Kierkegaard , incollables quand on les branche sur le Dasein et le Wachsein de Martin Heidegger… Toujours frémissantes, narines dilatées, dès que bafouille et déraisonne André Comte-Sponville…

Forcément, les pélerines de Saint Jacques de Compostelle n’ont rien à voir, strictement rien, avec les bac-moins douze (ou même moins vingt-cinq) débarquées en hâte à la cité des Tarterets ou à Mantes la Jolie de leur Afrique profonde.

Ah ! Les chemins de Saint-Jacques !!! Fiat voluntas tua sicut in caelo et in Terra ! Et ne nos inducat in tentationem ! AMEN !

Tout ceci nous éloigne d’un aspect très éloigné de la réalité, dont je souhaite maintenant t’entretenir. Je pense que la seule et unique vision un peu différente de la Femme, que tu aurais éventuellement entr’aperçue, c’est à ta mère que tu la dois. Que Dieu m’assiste en son précieux souvenir dans ma tentative de te remettre en mémoire qu’il existe un autre univers situé à des années-lumière de tes bas-fonds de Bangkok, un univers où l’on respire à une autre altitude, un univers où pourrait se déployer ton âme et s’y épanouir, un univers d’exaltation plus ou moins vaste, avec ses climats, ses montagnes, ses déserts de silence et de glace, ses fontes des neiges, ses versants de fleurs et ses eaux dormantes. Toute une caution invisible et monumentale. Je me dois de te faire connaître cet Everest.

Gabriel de Sairigné, lieutenant-colonel de la Légion étrangère, compagnon de la libération, héros de Bir-Hackeim, fut abattu en Indochine, au cours d’une embuscade tendue par le Vietminh en 1948. Gaby, comme le surnommaient ses proches, avait trente-cinq ans. Il était jeune, il était beau, ce légionnaire qui laissait derrière lui une femme de vingt-sept ans, Marie-Charlotte, épousée à peine deux ans plus tôt, avec presque deux enfants. Son bonheur foudroyé, Marielotte fit face à la cruauté du destin et jamais ne se remaria.

  • Les Héros sont fatigants : Ils forcent ceux qui les aiment à se monter à la hauteur de leur vie… Et plus encore de leur Mort. Si j’avais eu un mari médiocre, j’aurais été moins courageuse, répétait-elle. Et d’ajouter : Le plus grand malheur, ce n’est pas de perdre l’Amour de sa vie, mais peut-être de ne l’avoir jamais rencontré.

Dois-je ajouter qu’en tout homme qui parle mal des femmes, qui les maltraite, je devine un métaphysicien blessé. Mais enfin, c’est égal ! À Bangkok ! Oui, à Bangkok…

Comme nous sommes loin de l’Oural. De Varykino ! De Iouriatine ! Comment ne pas garder en mémoire la vision éblouie et fascinante de Larissa Fiodorovna Antipova et de Iouri Andreievitch Jivago, murmurant à la brune sur un banc public de Iouriatine !

Ah les bouleaux de l’Oural, formidable monstres bouffis de ramures, nuages de rêve repris à la Terre, s’effeuillant en rouille déjà ! Ces bouleaux séculaires de l’Oural qui tendrement se penchaient vers eux et pleuraient d’émotion leurs premières feuilles de l’automne.

Lara ! Lara ! Bouleversante à s’en évanouir ! Iouri Andreievitch capturé pendant de longs mois par les Partisans de la Forêt, finit par s’échapper. En son absence, sa femme a mis au monde une petite fille mais elle a quitté la Russie, menacée par Strelnikov qui sillonne la Taïga sibérienne à bord de sa locomotive hurlante frappée de l’étoile rouge.

Hélas ! Elle a aussi découvert Lara, le Grand Amour de son mari, et l’a chargée de lui remettre une lettre au cas où il reviendrait un jour de son immense forêt : « Avant notre départ de cet Oural si terrible et qui nous a été si fatal, j’ai connu d’assez près Larissa Antipova et je la remercie de m’avoir beaucoup aidée…

Je dois reconnaître en elle une femme de grande valeur, mais je ne veux pas tricher avec ma conscience, elle représente l’exact contraire de ce que je suis. Je suis venue au monde pour rendre la vie plus simple et chercher la voie droite. Elle ? Pour tout compliquer et détourner du droit chemin… ADIEU ! Il faut que je termine. On vient chercher ma lettre, et il est temps de faire les bagages… Mais qu’est ce qui nous arrive ? PLUS JAMAIS, PLUS JAMAIS NOUS NE NOUS REVERRONS ! Voila ! J’ai écrit ces mots, Est-ce que tu te rends compte de leur sens ? Comprends-tu ? Mais est-ce que tu comprends ? On me presse, et c’est comme si on me conduisait au supplice… IOURA ! IOURA ! IOURA !

Au fond de toi-même, je le subodore, tu n’es pas un romantique, c’est vrai, crois-moi, tu ne l’as jamais été, sauf à de très rares moments, à Rio de Janeiro par exemple ?

En véritable porteño d’adoption, personnellement j’aurais tendance à préférer Buenos Aires. Te souviens-tu encore de nos errances Avenida Corrientes et au cimetière de la Recoleta ? Mais finalement, et si c’est toi qui avais raison ?

Tout le malheur des Hommes ne trouve-t-il pas son origine dans ces grands moments de fièvre et d’espoir insensé qui, périodiquement, les jettent sur les remparts d’où, les yeux fous, ils scrutent l’horizon ? Mais l’horizon demeure désespérément vide et les voit s’en retourner pleins d’amertume et d’espérance déçue.

Et si nous abordions maintenant la question exaltante des glorieux hussards de l’Enseignement ?

Loin de moi la suggestion discrète qu’il s’agissait de fainéants… Encore moins de saboteurs bien évidemment… Mais il se trouve que j’ai entrepris de vastes travaux de rénovation… à la Devinière, ma maison des Champs, assisté de quelques vieux amis. Il y a Doc-Gynéco, bien entendu, et aussi Jean-René Malliavin, professeur d’Histoire-Géo au lycée La Tour d’Auvergne, mon vieux lycée de Quimper. Pour ne citer qu’eux ! Tu imagines ma stupeur, lorsque j’ai dû me rendre à l’évidence et remarqué une différence saisissante de cadence chez ces Messieurs.

Je m’explique.

Doc Gynéco, notre cher Yves, donc, exerçant une profession libérale (gynécologue-obstétricien non conventionné) manie tronçonneuse et marteau-piqueur, tout comme spéculum et échographe avec un égal bonheur et une semblable virtuosité.

Un Fils du Ciel, entrepreneur à Shangaï… Un coq schanghayé un soir de folie m’a pris mon avenir de même qu’un cadeau, il m’a dit Petite, il faut qu’on s’marie, tu seras la fleur d’un joli bistro !!! Un vénérable Bridé donc l’embaucherait sans sourciller. Examen médical des ouvriers vite expédié, il gâcherait le béton, fixerait les câbles électriques, badigeonnerait les peintures avec diligence brio et maestria.

Ah dites donc, Là, on ne perd pas une minute ! Eberlué, il suffit de le regarder… Et on voit grimper les Tours Pétronas à Kuala-Lumpur, l’hôtel Burdj-Khalifa de Dubaï, les termitières géantes du delta de l’Okavango…

Bref ! C’est simple, vous ne pouvez supporter sa présence pendant plus de cinq minutes sans ressentir l’insupportable démangeaison de coiffer un casque de chantier. Et, pendant ce temps-là, notre cher Malliavin, de dix ans son cadet, honorable représentant du « corps ensaignant », où en est-il ? Eh bien !!! Comment te dire…

Avec les profs et pédagogues, on en serait plus exactement à … Voyons, voyons !!!

A la charrue à déversoir, peut-être ? Ou même à un championnat de pétanque, tourné au ralenti le quinze août à Bonifacio ! En effet, un observateur, attentif bien évidemment, noterait chez Jean-René ou Dominique (sciences naturelles) un certain moelleux dans la gestuelle… Une langueur post-prandiale, peut-être, pourquoi pas, osons-le… Une nonchalance mulâtresse ?

Entendons-nous :

ICI, tout n’est qu’apathie… Assoupissement… Stagnation… Marasme… Avec par moments une certaine montée en pression, des accès paroxystiques de somnolence et de torpeur hagarde… Bref ! Un vrai film. MAIS QUEL FILM ? Vous l’avez trouvé ? Bravo les enfants : C’est ça : « L’ANNEE DERNIERE A MARIENBAD » C’est ça …

Du Resnais pur jus, Oui, Resnais, Alain Resnais, celui qui a fait roupiller trois générations de spectateurs, c’est normal, c’est dans le cahier des charges, avec garantie de résultats sous peine d’astreinte : la moitié de la salle assommée avant l’entracte. Mais du Resnais tourné au ralenti avec une caméra à pédales : Moderato cantabile, Terribile emmouscaillo.

IMAGINEZ. Avec les profs et autres pédagogues, les trente-cinq heures qui n’en sont plus que douze, les assemblées générales débouchant sur d’innombrables motions, les cures thermales, les périodes de formation et de remises à niveau…

Ils parviennent à une retraite prématurée, vachement remis à niveau. Les congés-maladie, les grèves perlées, les séminaires climatiques d’introspection, les prises en charge psychologiques post-traumatiques, les réunions syndicales de restructuration, les congés-maternité savamment calculés.

Depuis 1945, toutes ces Amazones calculent inlassablement et griffonnent des pages de carnet en suçant leur crayon. Depuis 1945, pas une institutrice, pas une prof n’a accouché au mois de juillet : Je le jure, elles préféreraient se faire sauter dix fois.

Je garde en mémoire cette professeur des écoles, une artiste en son genre, qui profitant effrontément de mon inexpérience de jeune médecin, avait réussi, de reprise de travail, trois jours avant les vacances, à un nouvel arrêt de travail deux jours après la rentrée, à tirer pas moins de trois années de congé post natal chic et bien.

Mais je l’attendais de pied ferme pour la rentrée de septembre et, au jour J, je la découvrais humble et dolente dans un coin de ma salle d’attente. Pour tenter de lui couper toute retraite malséante et inopportune, je tonitruais d’emblée :

  • Mais c’est Madame XYZ, comme vous avez une mine superbe ! 

Et de la voir aussitôt fondre en larmes et sanglots…

  • Ah chère madame mais qu’avez-vous donc ? 
  • Ah docteur, l’idée de reprendre le collier, sur chapeaux de roues (sic), j’en suis déprimée, anéantie… Docteur ! Je suis carrément au fond du trou ! 

Parlons des cures thermales :

  • Comment, Madame, vous voulez vous rendre à Barbotan-les-Thermes en ambulance ??? Avez-vous pensé à la somme que cela va représenter ? 

Réponse agressive et immuable de l’intéressée (le gendre était ambulancier) :

  • J’AI LE DROIT ! 
  • Et les quinze millions d’heures d’absence enregistrées l’an dernier, qui débouchent sur autant de millions d’élèves incapables d’aligner une page d’écriture sans vingt-cinq fautes d’orthographe ! « J’AI LE DROIT ! » Toujours cet obsédant écho qui revient de si loin !

Ah ! Ne me parlez pas du corps enseignant… Avec ces marioles sur le trimard, nous n’aurions pas encore dépassé le premier étage de la pyramide de Chéops. Le corps enseignant : La malédiction des Pharaons. Veuillez maintenant vous détendre un peu… On chante :

L’Boulot des Pro-Feus… C’est un boulot conditionné

L’ boulot des Profeus… C’est de la sieste organisée

On se déplaaace… Pour être sûr qu’on ne dort pas

On se prélaaace… Les Fonctionnaires c’est comme ça.

L’Boulot des Profeus… C’est un boulot sélectionné,

L’Boulot des Profeus… C’est l’avant-Goût de l’Oreiller,

Le Dominique… Se croit déjà en pyjama,

C’est Magnifique ! Les Fonctionnaires, c’est comme ça. 

Les Fonctionnaires de l’enseignement, la seule corporation capable de s’endormir en sursaut !

Il va falloir maintenant que je te quitte, cher vieux frère car voici près d’une heure que je te rase, je ne suis même pas certain de t’adresser un jour cette lettre, craignant d’être mal compris de toi… Ou de blesser la susceptibilité d’un vieil ami. Et puis, tu as fait ta vie comme ça, tu y as trouvé un accomplissement certain. Vu sous un certain angle, je suis dans l’obligation d’avouer que nous sommes ici, en présence d’une extraordinaire réussite, même si, depuis quelques mois, tu donnes furieusement dans un certain réductionnisme.

Ah ça, on peut constater que tu auras su profiter de la planète ! Ton parcours fut exemplaire, ta chance insolente et ta destinée favorisée des Dieux.

Alors ? Alors, tu es en droit de me jeter la même réponse que le grand Archimède lança distraitement au légionnaire romain de Marcellus qui le menaçait de son pilum, alors que plongé dans une méditation intemporelle, il traçait dans la poussière de l’atrium les éléments d’un problème de géométrie :

  • Je t’en prie, ne dérange pas mes cercles. 

A bientôt, peut-être, mon Ami, tu ne recevras pas cette lettre, je ne dérangerai pas tes cercles… Et les matous de Phnom-Penh continueront de mêler leurs miaulements de volupté nocturne aux petits jappements lascifs d’un vieux fonctionnaire colonial, léché, mordillé, sucé, fouillé par une demi-douzaine de congaïes rompues aux séances de traite des Farangs, et assoiffées de dollars perdus.

Imaginons maintenant l’Ambassadeur de France au palais de Samdech Norodom Sihanouk, s’étonnant des couinements lubriques traversant la suave nuit des tropiques toute phosphorescente de lucioles en folie :

  • Sire, il me semble bien reconnaître là vos chats siamois ?
  • Eh non, monsieur l’Ambassadeur, ce n’est qu’un vieux colonial breton qui prie Sainte Anne La Palud, là-bas, sous les palétuviers roses !

Praeceptis salutaribus moniti et divina institutione formati, audemus dicere : « ERGO GLUC ! »

P.S. : Un mot et un mot seulement : Je pensais que vous aviez donné un titre à ce texte : « DE LA GRANDE ARCHE DES KERGUELEN AUX CHEMINS DE SAINT- JACQUES DE COMPOSTELLE ». Vous avez bien parlé des Chemins de Saint Jacques mais où est passée la Grande Arche des Kerguelen ???

L’arche des Kerguelen a sombré vers 1908, elle s’est écroulée une nuit de tempête dans un fracas digne de la fin des temps !

Et pas un seul homme n’entendit ce fracas d’expiration d’un monde… Il y avait pourtant beaucoup de monde sur le Globe ! Mais … Parce qu’en cette mystérieuse et surprenante région de la planète « TERRE ». Il n’y avait pas un seul homme debout !

Ce n’est qu’en 1910 que l’équipage d’un vaisseau, errant dans les parages, se rendit compte que l’arche solitaire et immémoriale avait disparu pour toujours.