5. Valparaiso

Mais voici que les salves de mortier se taisent. Tout redevient subitement calme, si calme !  L’air soudain redevenu doux, humide et salé vous caresse délicieusement le visage. Nous sommes en mer, très loin au large, avec Henri Colin, qui a trouvé un embarquement pour l’Argentine.

Sereine est la vie à bord, pleine d’une douceur étrange. Henri lit toute la journée. La Bible, en particulier, qui lui révèle l’univers dont il vient de s’échapper :

« Les Cieux au-dessus de ta tête seront d’airain et la Terre, sous tes pieds, sera de fer ! »

Il trouve cette prophétie dans l’Apocalypse, à la grande destruction qui y est annoncée, n’échapperont que ceux « qui portent sur leur front le sceau de Dieu ! ». Au fond, il n’apprécie les citations que quand elles sentent le roussi.

La lecture change l’homme et l’accompagne dans la conscience d’un grand danger. Sur une mer infinie, tiède et enchantée, les heures s’écoulent, bercées par les incomparables harmonies mousseuses et phosphorescentes du sillage nocturne de rêve tracé par le bateau des îles. Il a croisé les Açores, les Canaries, les Selvagens, Fernando de Noronha, Sainte-Hélène, Tristan da Cunha.

D’univers île en univers île, Henri a insensiblement quitté sa planète d’origine et retrouvé le Paradis perdu. Escales à Buenos Aires, Rio Gallegos, traversée du canal de Magellan, du cap des 11000 Vierges au phare des Evangélistes… Porvenir !  Punta Arenas !

Voici aujourd’hui, niché au fond du Senio Ultima Esperanza, Puerto Natales. Les ombres portées d’un soleil qui ne veut plus disparaître prolongent démesurément les rares silhouettes des Vaqueros attardés, d’innombrables escadrilles de cygnes à cou noir lancent dans le crépuscule d’assourdissants appels de trompette.

On double un jour les îles Chiloé encore hantées par les baleiniers et les loberos de Jeremiah Winslow.

Henri Colin met enfin sac à terre à Valparaiso !  Il est arrivé !  Il a le temps maintenant, beaucoup de temps ! Pas moins de toute son existence d’exilé mais il ne le sait pas encore !  

Et la Guerre ?  La Guerre … Quelle guerre ? C’est vrai mon Dieu, j’avais oublié ! Il y a si longtemps !

Je me souviens avoir moi-même débarqué dans des conditions difficiles à l’aéroport « Arturo Merino », c’était en novembre 1982. Mon premier contact avec le Chili. Le printemps austral déployait son habituelle luxuriance. Les arbres étaient incroyablement verts, pour l’homme qui venait de quitter un si triste novembre breton, et d’immenses pancartes multicolores proclamaient dans toutes les langues :

« Le Chili avance en ordre et en paix ! »

Car, nous enseigne l’«Histoire officielle» concoctée par le «politiquement correct»,  à cette époque, une créature démoniaque gouvernait le Chili, incarnation du Mal Absolu :  le Général Augusto Pinochet, qui venait de faire assassiner un Saint : le docteur  Salvator Allende.

C’est comme on vous dit !

Le Chili s’étend du nord au sud sur une distance de 4300 km. L’avion de Lan-Chile, qui vous y achemine en venant de l’île de Pâques, vous révèle d’emblée a cordillère des Andes, terreur des Jean Mermoz et Henri Guillaumet, de l’Aéropostale, aux commandes d’improbables trimoteurs « Latécoère ».

Elle se dresse au soleil couchant comme une muraille infranchissable et continue de neige et de glace.

Lorsqu’elle émerge des nuages, elle ferme implacablement l’horizon. Cachée, on la devine toujours oppressante, impénétrable, effrayante et mystérieuse, commandée par un gigantesque volcan qui s’enlève à 6960 mètres : le plus haut sommet des Andes d’Amérique, l’ACONCAGUA !

Cette implacable chaîne de montagnes ferme tout accès à l’est et bouscule le Chili face au Pacifique, ne lui abandonnant guère que 2 à 300 km de bande côtière. Ce pays reste tout entier tourné vers le soleil couchant. Il est possible que l’étrange mélancolie qui vient parfois vous étreindre là-bas quand, à la tombée du soir, vous méditez sur un banc public de la place d’Armes, devant la statue monumentale de don Pedro de Valdivia, y trouve son origine.

Et pourtant, un climat privilégié favorise la contrée.

« Je ne cessais chaque jour de m’extasier qu’il fît aussi beau temps que la veille. Quelle immense différence un beau climat n’apporte-t-il pas dans le bonheur de la vie ! » s’exclame Charles Darwin devant le capitaine Fitz-Roy, en escale à Concepcion !

Essayez donc d’imaginer ce qu’il a pu ressentir, Henri Colin, en débarquant un matin d’octobre à Valparaiso.

Valparaiso ! Good bye farewell ! Très exactement « Nuestra Senora de las Mercedes de Puerto Claro de Valparaiso ».

Peut-être pense-t-il, ce sage : « Ici au moins, on va me foutre la paix et me laisser vivre tranquille ! »

Ne te fais pas de souci, cher vieil oncle, tu peux méditer paisiblement, arpenter tranquillement le port, de la calle Esmeralda à la Plaza Sotomayor. Oui ! Tu vas pouvoir vivre paisiblement. Enfin, pendant un petit mois seulement, c’est toujours ça de pris !

Car :

Quatre novembre 1914, à Valparaiso les canons tonnent à réveiller tous les échos de la rade mais ce sont des salves triomphales ! Valparaiso est en liesse, toute la colonie allemande fête l’écrasante victoire navale du vice-amiral Maximilian von Spee, qui vient d’anéantir la flotte anglaise à la bataille de Coronel. 1656 morts côté anglais et, côté allemand, trois blessés !

 Sur la rade de Valparaiso, toute la mer est couverte de vaisseaux et, dans les rues du port, hurlent des bordées de marins éméchés, enthousiasmés par les filles de Valparaiso qui portent d’incroyables jupes étroites et courtes. Accoudés aux bars interlopes de Talcahuano et de Concepcion, les officiers dansent la Zamacueca alors en vogue, se régalent de Pisco et fument en toussant d’énormes cigares.

Le malheureux Henri se fait discret et rase les murs dans une ville tout entière pavoisée aux couleurs du Kaiser et de l’Allemagne impériale.

Ce ne sont plus alors que réceptions fastueuses dans les splendides résidences aux portes monumentales de la calle Condell. Un immuable rituel d’introduction fige l’assistance au garde à vous lorsque trois hommes, un impressionnant trio de géants blonds, s’avance en majesté dans les grandes salles de réception et que l’orchestre entame le « Deutschland über alles » et le « Die Wacht am Rhein ». C’est l’amiral Maximilian von Spee et ses deux fils, officiers d’artillerie sur le croiseur cuirassé Gneisenau, en grand uniform . Toutes les élégantes de Valparaiso, éperdues et défaillantes, les couvrent de roses et se disputent les premières valses en brandissant leur carnet de bal.

Le lendemain, toute la ville, baignée des fragrances de gardénia, de boldo et de fleurs d’oranger, assiste à la grande parade de la victoire donnée sur l’avenida Pedro Montt. Ah ! Ces moments d’apothéose rythmés par les roulements de tambour et les fifres des équipages. Maximilian von Spee en impose à la ville.

C’est le Poseidon d’Airain du cap Sounion ressuscité et ses fil, les guerriers de Riace  à Reggio de Calabre, sculptés par le divin Phidias.

Comment certains hommes peuvent-ils être aussi beaux ?

Le sens de l’Esthétique, issu de la prise de conscience d’une Harmonie suprême chez les Hommes d’Occident qui, les premiers, découvrirent ensorcelés le « Chant des Sphères », fut-il à l’origine de leur grande intuition Métaphysique ?

 Jésus aima les êtres humains autour de Lui et cet étrange parfum de Divinité qui, pour Lui, imprégnait le Monde.

Socrate éveilla l’Homme à l’idéal de l’intelligence sans passions, Jésus  à l’idéal de l’adoration passionnée, dans l’Oubli de soi !

Socrate mit en avant l’intégrité intellectuelle, Jésus l’intégrité de la volonté. Par malheur, ces deux idéaux en action aidèrent à engendrer en l’espèce cette lassitude cynique qui fut l’une des causes de son déclin.

Les peuples dont descendaient Socrate et Jésus furent aussi parmi les premiers à concevoir de l’Admiration pour le Destin. Dans la Tragédie grecque comme dans l’Ordre romain, l’homme eut cette vision, des plus obscures au début, d’une Beauté surnaturelle et étrangère, qui devait l’exalter et le troubler tout au long de son Histoire.

Le conflit entre cette adoration et l’intransigeante loyauté envers la Vie, en lutte contre la Mort, se révéla insoluble. Bien que peu d’hommes aient jamais été clairement conscients du problème, l’espèce humaine fut constamment et malgré elle entravée dans son développement spirituel par cette confusion suprême.

Valparaiso, novembre 1914 ! Hélas, l’amiral allemand a oublié la leçon de Maharbal, commandant la cavalerie carthaginoise :

« Vincere scis, Hannibal, sed victoria uti nescis ».

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